Les balados du CIRCEM



Descriptif :

Dans cet épisode des balados du CIRCEM de la série de conférences Mauril-Bélanger, Stéphanie Gaudet discute de la spécificité de la sociologie canadienne francophone avec Michelle Landry de l’Université de Moncton, Jean-Philippe Warren de l’Université Concordia, Madeleine Pastinelli de l’Université Laval et Jean-François Bissonnette de l’Université de Montréal. Les invités réfléchissent à la définition et ensuite à la pratique de la sociologie au Québec et en Acadie. Cette réflexion a été entamée dans le cadre du XXIIᵉ Congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française avec pour thème « Sciences, savoirs et sociétés ».



Pour en savoir plus sur le XXIIᵉ Congrès de l’AISLF, qui a eu lieu en juillet 2024 à l’Université d’Ottawa : https://congres2024.aislf.org/

What is Les balados du CIRCEM?

Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

[Musique de fond]

00:00:10 Marie-Hélène Frenette-Assad
Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

[Fin de la musique de fond]

00:00:33 Stéphanie Gaudet
Bonjour, ici Stéphanie Gaudet et vous écoutez un balado du CIRCEM de la série Mauril-Bélanger, consacré au XXIIᵉ congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française, qui a pour thème « Sciences, savoirs et sociétés ». Nous réfléchirons aujourd’hui autour du thème de la sociologie canadienne. Comment la définir? Est-ce qu’il existe une sociologie canadienne? Et, si elle existe, est-ce qu’on peut la différencier de la sociologie états-unienne ou de la sociologie européenne? Pour discuter de ce sujet, j’accueille quatre sociologues canadiens, donc Michelle Landry, professeure à l’Université de Moncton et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les minorités francophones et le pouvoir, Jean-Philippe Warren, professeur à l’Université Concordia, Madeleine Pastinelli, professeure à l’Université Laval et présidente de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, Jean-François Bissonnette, professeur à l’Université de Montréal. Alors, on saute dans le sujet. Première question : qu’est-ce que la sociologie canadienne, ou plus spécifiquement, Michelle Landry, qu’est-ce que la sociologie acadienne?

00:01:44 Michelle Landry
Oui, bonjour. Je vais commencer par la sociologie canadienne, parce qu’en fait c’est une très bonne question. C’est une sociologie qui est difficile à définir comparativement à la sociologie américaine ou la sociologie française, probablement parce qu’elle se définit surtout en opposition à la sociologie américaine. Mais en fait, nous, francophones au Canada, au Québec, on connaît très mal de manière générale la sociologie canadienne parce qu’elle est surtout de langue anglaise, la sociologie québécoise ne va pas toujours se considérer comme une sociologie canadienne à proprement dit, puis je pourrais vous parler ensuite de la sociologie acadienne qui est encore plus exiguë. Donc d’abord, la Société canadienne de sociologie fait très peu de place à la sociologie de langue française. Ça fait depuis quatre ans qu’on a un prix de sociologie de langue française à la Société canadienne de sociologie. Mais sinon, la sociologie de langue française au sein de la Société canadienne de sociologie avait très peu de visibilité. Puis seulement depuis quelques années, on a un comité d’affaires francophones à la Société canadienne de sociologie. C’est donc dire que par rapport à la langue française, en tout cas, c’est une sociologie qui est peut-être un peu fragmentée ou difficile à saisir. Mais à l’intérieur de ce qui se fait comme travaux sociologiques au Canada, il y a donc différents thèmes qui sont probablement plus près de la sociologie américaine, la sociologie des relations interculturelles, notamment. Puis si on regarde plus particulièrement la sociologie acadienne, donc, ce que je peux d’abord définir là comme ce qu’on entend par « sociologie acadienne », c’est-à-dire que la population de langue française de l’est du Canada, donc des provinces maritimes, se définit comme acadienne de manière générale pour des raisons historiques. Puis la sociologie qui se fait dans ce coin de pays, d’abord, c’est une sociologie qui est très jeune parce que l’Université de Moncton a été fondée en 1963, il y a aussi une petite université de langue française en Nouvelle-Écosse, et donc on est très peu de sociologues dans les maritimes. À l’Université de Moncton, qui comprend trois campus, on est quatre sociologues qui enseignent la sociologie [rire]. Pour dire qu’on est dans l’exiguïté de l’exiguïté, c’est déjà extraordinaire qu’on parle de sociologie acadienne dans cette balado, parce que normalement, ça passe sous le radar, comme on dirait.

00:05:01 Michelle Landry (suite)
Donc, la sociologie à l’Université de Moncton, disons, la plupart des travaux sociologiques acadiens se fait à cette université-là. D’abord, c’est une discipline qui dans l’histoire a été très peu valorisée à l’Université de Moncton. Dès ses premières années d’existence, on a fermé le département de sociologie, parce qu’on le tenait responsable, on tenait les professeurs de sociologie responsables des mouvements étudiants des années 60. Et puis, à sa réouverture, on n’a jamais vraiment investi des ressources ou un intérêt quelconque pour la sociologie à l’Université de Moncton ou en Acadie de manière générale, ça a toujours été une discipline un peu mal aimée. Donc, comme je le disais, on est quatre en ce moment à l’Université de Moncton, sur les trois campus. C’est une discipline aussi qui n’est pas enseignée dans les écoles secondaires – contrairement au Québec qui a le cégep –, nous, notre population étudiante passe directement de l’école secondaire à l’université et donc, nos étudiants nous arrivent sans avoir aucune idée c’est quoi de la sociologie. S’ils ont à prendre un cours d’introduction à la sociologie, c’est leur première exposition à cette discipline-là. Ce qui est merveilleux, parce que moi j’adore toujours voir le « aha! » quand les jeunes découvrent cette discipline-là, mais par rapport à nos inscriptions dans nos programmes, puis la valorisation de notre discipline, c’est toujours un grand défi. Cela dit, il y a des sociologues d’origine acadienne qui ont fait carrière à l’extérieur du Québec. Je pense à des gens comme Joseph Yvon Thériault, qui ont grandement contribué à la sociologie acadienne. Puis, ce que je pourrais dire en terminant, c’est que c’est une sociologie qui s’inscrit d’abord et avant tout dans son contexte local et régional. On parle beaucoup de langue, comme la population acadienne se définit comme la population de langue française de l’est du pays. C’est une sociologie qui fait une grande place donc aux dynamiques linguistiques, habituellement. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des gens qui travaillent sur d’autres thèmes, mais habituellement on a une dimension linguistique aux travaux, que ce soit dans une sociologie plus politique ou une sociologie plus pratique, ou même dans des domaines où on se préoccupe d’enjeux sociaux, familiaux, etc. Donc, c’est une sociologie qui se veut surtout interdisciplinaire aussi, parce que souvent, en fait, on s’inscrit dans le champ interdisciplinaire des études des minorités francophones au pays ou des francophones hors Québec. Alors, je dirais que c’est, effectivement, la sociologie acadienne se définit par la place qu’elle donne à la langue, mais par son inscription dans l’interdisciplinarité du champ de la francophonie canadienne.

00:08:22 Stéphanie Gaudet
Merci beaucoup, Michelle. Jean-Philippe Warren, Jean-Philippe, est-ce que ça existe, la sociologie canadienne et la sociologie québécoise?

00:08:32 Jean-Philippe Warren
Je ne me prononcerai pas trop pour la sociologie canadienne, on y reviendra tout à l’heure dans le débat. Moi, je suis évidemment plutôt un spécialiste de la sociologie québécoise. Et au fur et à mesure où je me suis intéressé non seulement à l’analyse de la société québécoise, mais aussi à l’analyse de la tradition sociologique qui a marqué le Québec francophone, je me suis aperçu qu’il y avait plusieurs caractéristiques qui faisaient en sorte qu’on constatait souvent un écart, une différence, une distinction entre la sociologie québécoise francophone et puis celle qui était pratiquée dans le reste du pays. Il y a comme ça différentes caractéristiques que l’on peut citer, il y en a deux qui me viennent spontanément à l’esprit, on reviendra sur les autres tout à l’heure. Mais d’abord, on pourrait commencer par insister sur le fait que c’est une sociologie qui est enseignée non seulement à l’université, ce qui est vrai ailleurs au pays, mais également, et ça c’est assez remarquable, au niveau secondaire et aussi au niveau collégial. Et la deuxième grande caractéristique, évidemment, elle est si évidente que des fois elle va sans dire, mais c’est bien entendu que la sociologie québécoise, en grande partie, elle est faite par des chercheurs francophones, puisque sur les 18 établissements universitaires qui existent au pays, pardon, dans la province, sur les 18 établissements universitaires qui existent au Québec, il y en a seulement trois qui sont anglophones, tout le reste ce sont des établissements francophones. Donc, on peut commencer par insister sur le fait que c’est une sociologie, donc, qui est enseignée au secondaire, au collégial ainsi qu’à l’université. Ça vient sans doute du fait, et c’est quelque chose sur quoi Michelle vient d’insister, que la relation collective à la discipline sociologique est une relation beaucoup plus apaisée ici, sinon même de complicité, par rapport à ce qu’on voit ailleurs dans le reste du pays. On vient d’entendre que le département de sociologie du Nouveau-Brunswick en 1969 à l’Université de Moncton a été littéralement fermé par les autorités de l’établissement et donc on voit que c’était sans doute une connaissance, un savoir qui paraissait trop explosif à l’époque pour l’ordre social. Alors qu’au Québec, la Révolution tranquille a vécu une espèce de mariage entre ceux qui venaient de la discipline sociologique, les grands sociologues qui étaient les Fernand Dumont, les Marcel Rioux, les Guy Rocher, et puis les grandes réformes qu’on voulait mener pour transformer la société québécoise et la moderniser. C’est ainsi qu’on n’a pas de difficulté à accepter au Québec qu’on puisse avoir un enseignement, d’ailleurs parfois assez précoce de la sociologie, parce qu’on trouve que c’est un outil, parmi d’autres, mais un outil quand même très pertinent, très utile pour pouvoir habiliter les élèves à jouer le rôle de citoyens conscientisés et actifs.

00:11:21 Jean-Philippe Warren (suite)
C’est ainsi que tout récemment, donc c’était en 2020, on a mis au programme des écoles québécoises, des écoles secondaires, un nouveau programme qui est le programme Culture et citoyenneté québécoise. Et ce programme-là vise à former les élèves non seulement à la réflexion éthique, à l’exercice du dialogue et de la pensée critique, déjà des notions qui nous rapprochent de la sociologie, mais également carrément à l’interprétation sociologique. Et si je peux donc vous citer quelques objectifs du programme, ont dit dans ce programme qu’il va permettre à l’élève, et je cite, « de circonscrire un objet d’étude en formulant des questions et des réponses provisoires, en mobilisant des concepts pertinents et en recueillant des données primaires et secondaires; d’analyser les relations sociales par la caractérisation, la contextualisation, la comparaison et la formulation de constats; d’évaluer les savoirs par l’établissement de la pertinence des informations, la considération des biais sociocognitifs et l’identification des limites de son interprétation; d’exposer une compréhension enrichie des objets d’études par l’intégration de différentes perspectives et la comparaison des interprétations », et finalement, « d’examiner une diversité de points de vue en contextualisant et en comparant les repères, en considérant la diversité des expériences, et en évaluant les raisonnements en présence ». Donc le programme forme les élèves à une véritable démarche sociologique. On parle de collecte des données, on parle de l’analyse des résultats, on parle de la confrontation des hypothèses sociologiques, et même, ce qui est quand même assez intéressant, on insiste sur la prise en compte des biais personnels des chercheuses et des chercheurs – donc apprentis évidemment, puisqu’ils sont au secondaire – dans cette démarche disciplinaire. Évidemment, je ne pense pas qu’on peut trouver un équivalent ailleurs au pays où souvent la sociologie fait figure de repoussoir. On se souviendra de la grande déclaration de Harper qui disait « We should not commit sociology », comme si la sociologie était en soi un crime.

00:13:17 Jean-Philippe Warren (suite)
Ensuite, cette sociologie a enseigné déjà des rudiments, mais quand même des prolégomènes de ce que va devenir l’enseignement sociologique dans les niveaux plus avancés. Cette sociologie, elle est présente au cégep, il y a à peu près 300, 310 pour être exact, professeures et professeurs de sociologie dans les établissements collégiaux. Ces établissements, il y en a 58 qui sont répartis partout sur le territoire. Ces professeurs-là sont réunis dans leur propre association, qui est assez dynamique, et ils enseignent – pas dans des cours obligatoires, mais dans des cours accessoires ou de service – ils vont enseigner les méthodes d’enquête, les théories sociologiques et divers sujets qui vont de la déviance, évidemment, à la question de sexisme et de racisme. Par exemple, il y a des enquêtes qui sont menées dans ces cours suivis par les élèves des cégeps où on les envoie faire de l’observation dans les épiceries, par exemple, pour essayer de comparer d’un quartier à un autre, quel est le statut socio-économique des personnes qui forment la clientèle de ces commerces. Il y a des exercices très pratiques et très ludiques qui permettent aux élèves de s’initier à certaines réalités socio-économiques. Je pense à un exercice d’Isabelle Morin, qui est une professeure de sociologie au Cégep Limoilou, qui invitait ses élèves à jouer à un jeu, peut-être que certains ont entendu ce jeu de cartes, mais ça s’appelle le « trou de cul » [rire].

00:14:48 Stéphanie Gaudet
C’est bien prononcé [rire].

00:14:48 Jean-Philippe Warren (suite)
Et dans ce jeu, on a des points [rire], on a des points si on est président, ou moins de points, évidemment, si on est « trou de cul », en bas de l’échelle sociale. Et elle dit au début de cet exercice à ses élèves : « Le résultat va déterminer en partie votre note finale du cours. » [Rire] Alors, les élèves prennent ça très au sérieux. Ils s’aperçoivent que si jamais ils ne sont pas gagnants dans le jeu, peut-être qu’ils devraient vouloir changer les règles du jeu. Évidemment, après la fin du cours, elle leur annonce que tout ça était une mise en scène et que ça ne compterait pas pour la note finale, mais ça les met vraiment dans le bain. Et ça, ces étudiants-là, les étudiants apprennent déjà à ce moment-là un raisonnement sociologique, une démarche sociologique qui va les habiter plus tard, peu importe qu’ils décident ou non de continuer ensuite de ça en sociologie dans les échelons supérieurs et à l’université.

00:15:36 Stéphanie Gaudet
Merci Jean-Philippe, je pense que c’est un très bel aperçu de l’importance, puis des répercussions aussi de la formation en sociologie au Québec, puis comment ça la distingue dans le contexte canadien. Madeleine, est-ce que tu enseignes des jeux comme ça dans tes cours de sociologie? [Rire] Et est-ce que [rire] comment tu définirais la sociologie québécoise et canadienne?

00:16:05 Madeleine Pastinelli
[Rire] Oui, non, je n’enseigne pas de jeu dans mes cours. En fait, il faut dire, c’est difficile de répondre à cette question-là. Je peux parler peut-être davantage de la sociologie québécoise, parce que la sociologie québécoise, comme je la connais, elle me semble avoir passablement évolué depuis une quinzaine d’années, alors qu’il y a une ancienne génération de sociologues qui avaient été formés dans une société québécoise peut-être un peu différente ou d’une autre époque. Les choses ont un peu évolué, cette génération-là a été progressivement remplacée par une nouvelle génération de chercheurs. Puis bon, je pense que les changements que j’observe sont liés autant à l’évolution de la société québécoise elle-même qu’à l’évolution de la discipline. Mais ce que je dirais en fait, c’est que la sociologie du Québec, ça a longtemps été une sociologie qui était particulièrement préoccupée par ce que la société québécoise a de spécifique. C’est-à-dire la sociologie québécoise était beaucoup une sociologie du Québec qui était centrée, pour ne pas dire obsédée, par l’identification, la mise en lumière, l’explication de la québécitude, si on peut dire, ou de ce que sont les spécificités de la société québécoise. Et je pense que c’est de moins en moins vrai, ça, aujourd’hui, que ça l’était dans le passé. Les préoccupations pour les spécificités de la société québécoise, je pense que ça se comprend dans le contexte dans lequel on se trouve, où on est à la croisée de la sociologie française ou francophone d’Europe, disons, et de la sociologie américaine, parce qu’on travaille au Québec couramment dans les deux langues et qu’on est dans un contexte où on est finalement, les sociologues québécois, jamais assez nombreux, jamais assez importants pour se suffire à nous-mêmes, si je peux dire comme ça, pour travailler comme peuvent le faire un certain nombre de collègues américains ou français, qui eux, dans leurs travaux, vont couramment s’appuyer uniquement sur des références américaines ou sur des références françaises. On ne peut pas, au Québec, faire de la sociologie en s’appuyant uniquement ou même principalement sur des auteurs québécois, ou en tout cas, si on le peut, c’est tout à fait exceptionnel. Et donc, on est du coup toujours en train de puiser nos références, autant au plan conceptuel, théorique, que pour l’analyse des phénomènes eux-mêmes, dans des travaux qui ont été produits, en fin de compte, dans d’autres sociétés, en Europe, pour ne pas dire à Paris, et aux États-Unis, et puis il faut constamment, on est sans cesse pris avec la nécessité de désaméricaniser ou de déparisianiser les références qu’on utilise, c’est-à-dire de se demander qu’est-ce qu’il y a de spécifique dans le contexte qui est le nôtre et de différent de ce qu’il y a dans les contextes étudiés par d’autres et par les auteurs auxquels on se réfère, pour finalement, comment dire, adapter les grilles de lecture, les outils théoriques au contexte qu’on étudie, qui est différent. Ça, avec les étudiants, c’est quelque chose qu’on est toujours en train de recommencer, c’est comme le châtiment de Sisyphe, il faut toujours dire aux étudiants que Charlesbourg c’est pas la banlieue de Paris et que c’est pas pareil et que tu peux pas transposer les travaux tels quels à des auteurs auxquels tu te réfères sans tenir compte finalement du fait que le Québec est une société différente.

00:19:41 Madeleine Pastinelli (suite)
Sinon le fait que le Québec est, je pense qu’il faut le dire, une société minoritaire préoccupée par son avenir et donc avec le besoin d’affirmer des spécificités, et ça c’est pas étranger à ce qu’a pu être le rôle de la sociologie. Bien, je pense que le fait de ne pas avoir suffisamment de sociologie faite au Québec ou d’être toujours peu nombreux explique qu’on a été autant préoccupé par le fait de saisir, de mettre en lumière les spécificités de la société québécoise, d’essayer de la comprendre, de l’expliquer dans sa globalité. Et ça, c’est quelque chose que je pense qui est vraiment particulier ou propre à notre sociologie. Je veux dire, on fait chez nous des cours de sociologie du Québec et évidemment c’est obligatoire dans le cursus. Je me pose toujours la question, est-ce qu’on peut imaginer un cours de 45 heures et de trois crédits qui sera un cours de sociologie de la France, où les étudiants français feraient un cours de sociologie de la France, on se dirait, mais qu’est-ce qu’il va y avoir là-dedans un cours qui aurait comme pour objet la France ou sociologie de la France, alors que pour nous c’est quelque chose de bien institué, c’est quelque chose qui va de soi. La sociologie du Québec, c’est celle qui pense, qui caractérise en propre la société québécoise, qui distingue ce qu’on observe ici de ce qui s’observe ailleurs. Faire ce genre de sociologie là, ça suppose d’être toujours dans une démarche comparative, finalement, de penser le contexte québécois en référence à d’autres sociétés, ce qui est une démarche assez différente de celle qui consiste à théoriser des faits sociaux ou des dynamiques sociales sans forcément réfléchir aux spécificités d’un contexte national. Dans le monde francophone, en Europe, on va couramment faire de la sociologie générale ou alors on va faire de la sociologie de la famille, du travail, de la religion, des mouvements sociaux, etc. Alors qu’au Québec, longtemps et beaucoup, soit on a fait de la sociologie du Québec ou alors on allait faire de la sociologie des familles québécoises, de la sociologie de la religion au Québec, sociologie des mouvements sociaux au Québec. Ça ne change rien au fait que pour les collègues français, par exemple, les matériaux empiriques, les terrains sur lesquels ils travaillent, évidemment, ils sont français. On ne fait pas de la sociologie de la famille en général ou de la sociologie de la famille dans l’entièreté du cosmos, c’est que partout on est pris dans un contexte et qu’il faut réfléchir à la manière dont les spécificités du contexte peuvent expliquer ce qu’on observe, mais la question de la spécificité du contexte français, de ce qui le caractérise et de ce qui le distingue, la question de la francitude, est pas, comment dire, une préoccupation comme ça a pu l’être pour la sociologie québécoise. Puis je dirais, pour finir, en fait, comme je disais d’entrée de jeu, je pense que les choses ont changé, sont en train de se transformer sur ce plan-là depuis une quinzaine ou une vingtaine d’années. Toutes ces questions sur la spécificité de la société québécoise, elles tendent à devenir moins importantes. Il y a 15 ou 20 ans, on faisait de la sociologie du Québec en essayant de comprendre des spécificités, c’était l’objet d’étude. Alors que de plus en plus aujourd’hui, c’est finalement un peu par accident qu’on a un terrain québécois. Et puis on tient compte du contexte, comme le font les sociologues ailleurs dans d’autres sociétés, mais on n’est plus autant qu’on l’était avant, préoccupés par, comment dire, mettre en lumière ce qu’il y a de propre au Québec.

00:23:23 Stéphanie Gaudet
Merci Madeleine. Jean-François, quelle est ta réponse à cette question existentielle de qu’est-ce que la sociologie canadienne ou québécoise?

00:23:33 Jean-François Bissonnette
Bien, ma réponse va largement recouper le propos de Madeleine qu’on vient d’entendre et je commencerais en disant peut-être que puisqu’il s’agit de s’interroger sur la spécificité de la sociologie telle qu’elle se pratique ici, la question se pose évidemment de savoir au fond quel est le point de comparaison par rapport auquel cette spécificité pourrait apparaître. Et ça, c’est une question qu’on pourrait peut-être reformuler en des termes hégéliens, si je peux me permettre, comme étant celle du rapport entre le particulier et l’universel. Et bon, ça sonne très pompeux d’invoquer Hegel, mais si je le fais, c’est aussi parce que je me permets un clin d’œil à ceux qui m’ont formé lorsque j’étais à l’Université d’Ottawa et que je fréquentais le CIRCEM que dirige aujourd’hui Stéphanie. Je tiens d’ailleurs à dire que je ne suis pas formé comme sociologue, mais plutôt en pensée politique. Et si je le dis, ce n’est pas juste pour avouer mon syndrome d’imposteur à parler ainsi d’un sujet, la sociologie francophone canadienne, un sujet sur lequel je ne m’étais jamais penché auparavant. Si je le dis, c’est aussi pour dire que je ne peux pas parler d’un tel sujet, si je peux le faire, c’est seulement à partir d’un point de vue qui est lui-même particulier, c’est-à-dire celui d’un professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal, certes, mais un professeur qui n’est pas formé dans la discipline et qui garde donc sur celle-ci un regard un peu étranger. Il paraît qu’au département où je travaille, j’occupe le bureau qui fut naguère celui de Marcel Rioux, un des grands pionniers de la société québécoise, un auteur que je dois bien avouer n’avoir à peu près pas lu, pas plus que je n’ai pas lu non plus les autres grands précurseurs que furent les Fernand Dumont, Jean-Charles Falardeau et compagnie. Et c’est dire combien, du fait de ma formation, je suis coupé de la tradition nationale dans notre discipline. Une aliénation peut-être, que je reproduis moi-même dans mes propres enseignements, où abondent les références françaises, anglaises, allemandes, etc., mais pas du tout, à peu près pas, les références canadiennes ou québécoises. Et pourtant, la question que je voudrais soulever, elle découle de ce que je pense avoir été peut-être l’un des grands enjeux qui se posaient à la sociologie canadienne-française à ses commencements. C’est-à-dire non pas la spécificité de la sociologie francophone canadienne, mais justement, comme le disait Madeleine, la spécificité de la société francophone au Canada. Et ma question, qui fait suite à ce qu’elle disait tout à l’heure, c’est de savoir, au fond, que reste-t-il de cet enjeu aujourd’hui? Autrement dit, le Québec est-il encore un objet, un objet à part entière pour la sociologie? Et ce qui m’amène à poser cette question, ce sont deux choses. D’abord, un constat anecdotique qui va complètement à l’envers de la situation à l’Université Laval où le cours d’introduction à la sociologie du Québec est obligatoire. Chez nous, ça existe dans notre banque de cours, introduction à la sociologie du Québec, mais ce cours-là, il n’a pas été enseigné depuis cinq ans. Et avec le départ à la retraite de mon collègue Pierre Hamel, qui en a souvent été responsable, je me demande franchement qui pourra dorénavant l’enseigner. Parce que certes, presque tous mes collègues enquêtent sur des phénomènes ou des réalités québécoises, mais aucun, pas plus que moi d’ailleurs, n’étudie le Québec en tant que tel ou ne se pose, faute de meilleur terme, la question nationale.

00:26:36 Jean-François Bissonnette (suite)
En deuxième lieu, si cette question m’est venue, que reste-t-il du Québec comme objet de la sociologie, elle s’est posée aussi à partir de mes propres objets de recherche qui n’ont rien de spécifiquement québécois. Pour ma part, je travaille dans le domaine de la sociologie de l’économie et je m’interroge sur ce que j’appelle l’économie morale de l’endettement à l’ère de la financiarisation du capitalisme. Ce n’est pas vraiment très québécois, ça. D’ailleurs, c’est un phénomène que j’ai principalement étudié sur des terrains étrangers, en l’occurrence des terrains américains et britanniques. Et ce n’est que tout récemment que j’ai souhaité transposer ces réflexions sur le cas du Québec. Or, faisant relire à l’un de mes anciens professeurs d’Ottawa, qui est aujourd’hui basé au Royaume-Uni, la demande de subvention que j’avais déposée pour ce projet, celui-ci m’avait posé la question, assez sèchement d’ailleurs, qu’est-ce qui justifie le choix de mon terrain? Autrement dit, pourquoi s’intéresser au Québec? Alors, ça, c’est une question qu’on ne m’aurait certainement pas posée si j’avais pris le Royaume-Uni pour objet. Et voilà qui touche justement à cette question du rapport entre le particulier et l’universel, comme je le disais tout à l’heure, parce que c’est comme si le Québec n’avait d’intéressant que ce qui le particularise face à un universel qui ne serait autre, au fond, que les dynamiques structurelles d’un capitalisme encore largement anglo-saxon. Or, il me semble que c’est plus ou moins la même question que se posaient justement nos prédécesseurs sociologues en rapport avec mon sujet. Tout de moins, ce qui les intriguait à l’époque, les années 40, 50, 60, c’était le problème de ce qu’ils appelaient le retard socio-économique du Canada français. D’où la récurrence, dans les tentatives d’explication de ce retard à l’époque, d’arguments qu’on pourrait peut-être qualifier de culturalistes, depuis Léon Gérin qui affirmait l’existence d’un type économique et social qui serait spécifique aux Canadiens français, jusqu’à Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont ou Marcel Rioux qui parlaient, eux, d’une « idéologie », en passant par Maurice Séguin qui préférait parler d’un « esprit particulier » ou Maurice Tremblay qui utilisait plutôt le terme d’« ethos »; aux yeux de nos prédécesseurs, il semblait y avoir quelque chose dans la manière de penser des Canadiens français qui les rendait si non hostiles du moins étrangers à la logique de l’économie de marché, du commerce, de l’industrie, de la finance, etc. Aujourd’hui, de tels arguments culturalistes seraient difficilement recevables, d’autant que le Québec, évidemment, présente un visage bien plus cosmopolite qu’à l’époque. Or, poser la question de la persistance ou de la recomposition de valeurs, disons, traditionnelles par rapport à l’économie, par rapport à l’argent ou au crédit, ce n’est pas très vendeur aujourd’hui. Et pourtant, les Québécois francophones, ne serait-ce que ça, s’endettent sensiblement moins que leurs compatriotes canadiens. Alors, n’y a-t-il pas des raisons sociologiques à cela, des raisons qui seraient ancrées dans l’historicité de notre société? Bien sûr, on peut poser de telles questions sur des réalités québécoises, des réalités de ce genre ou d’autres, sans nécessairement s’interroger sur la particularité de notre trajectoire collective à cet égard. Et j’oserais d’ailleurs dire que c’est ce que la plupart d’entre nous faisons. Et d’où la question que je pose finalement, c’est-à-dire, n’avons-nous pas laissé tomber cette référence à l’historicité singulière de la société sur laquelle et au sein de laquelle on travaille, et qui était au fond l’enjeu peut-être primordial auquel s’intéressaient nos prédécesseurs? Alors, bien sûr, je n’ignore pas l’existence de travaux comme ceux de Jean-Philippe ou de Dominique Morin ou encore Dalie Giroux, qui portent encore aujourd’hui les questionnements de ce genre. Mais à l’Université de Montréal, en tout cas, ce que je constate, c’est que nul ne s’en soucie plus. Et si je devais expliquer ça, je dirais que ça a justement à voir avec cette historicité de la société québécoise. Autrement dit, si la situation, disons, semi-périphérique du Canada français pouvait peut-être expliquer ses particularismes socio-économiques et vice-versa à l’époque, il en est peut-être de même pour ce qui est des particularités de la sociologie francophone au Canada. Autrement dit, la même position semi-périphérique au regard de l’espace de la sociologie mondiale fait en sorte qu’on travaille souvent avec des concepts ou qu’on se pose des questions qui sont venues d’ailleurs. Et cela au lieu de prendre des questions qui se posent d’abord ici et peut-être faire naître des concepts du terroir, si j’ose dire. Et d’ailleurs, ceci se reflète sur l’autre sujet dont je parlerai tout à l’heure, c’est-à-dire celui de la langue.

[Transition musicale]

00:30:59 Stéphanie Gaudet
Justement, on saute à cette deuxième question qui touche à comment on fait de la sociologie francophone au Québec et au Canada. Donc, comment on fait pour exister en tant que sociologue dans ce contexte national, mais aussi international, qui est de plus en plus anglonormatif? Alors, Michelle, comment fait-on de la sociologie en langue française au Canada?

00:31:28 Michelle Landry
[Rire] Est-ce qu’on existe? C’est ça [rire].

00:31:30 Stéphanie Gaudet
[Rire] Est-ce qu’on existe!

00:31:31 Michelle Landry
C’est un peu ça la question, parce que comme je le disais tout à l’heure, si on regarde ce qui se passe à la Société canadienne de sociologie, qui a reçu les prix dans les dernières années, on n’existe pratiquement pas. Je veux dire, il a fallu que des collègues d’un peu partout au Canada se réunissent sous l’initiative de Joanne Jean-Pierre, une collègue qui est maintenant à l’Université York, pour créer le prix de sociologie de langue française [rire] pour justement montrer qu’il y a quand même des travaux de langue française qui se font au Canada en sociologie. Mais on a très peu de visibilité au Canada. Je pense que le contexte québécois est autre, c’est un contexte qui se suffit un peu dans son… je disais, dans son rapport avec l’Europe francophone, où il y a un certain dialogue et aussi rayonnement international. Mais comment est-ce qu’on fait de la sociologie de langue française au Canada, au Québec, ici, en Acadie? D’abord, il y a les questions théoriques. Donc, comme on le disait tout à l’heure, plusieurs personnes l’ont mentionné, on est à cheval entre les théories américaines ou la sociologie de tradition américaine, la sociologie plus européenne, française, parce qu’en fait, on navigue dans les deux contextes, on travaille dans les deux langues souvent, ou en tout cas, on lit ce qui se fait et on s’en inspire. Donc, je dirais, les influences théoriques viennent de part et d’autre. En contexte de francophonie en milieu minoritaire, donc francophones hors Québec, ça inspire aussi beaucoup de ce qui se fait au Québec, qui est aussi un autre contexte pour nous qui ne s’applique pas tout à fait à notre réalité en raison de la territorialité, donc étant des minorités non territorialisées, donc des francophones éparpillés un peu sur un territoire qui n’ont pas leur gouvernement propre, qui donc, d’un point de vue d’influence, de pouvoir, ont une réalité qui leur est particulière, qui peuvent se comparer à d’autres minorités nationales dans le monde. On s’inspire aussi de la sociologie québécoise, mais il faut encore adapter les influences, les théories, parce que ça ne colle pas tout à fait à notre contexte. Je dirais que les questionnements qu’on retrouve dans la sociologie acadienne en particulier, ça reste des questionnements qui sont souvent proches de ce qu’on appelle la « communauté », donc proches des préoccupations locales, régionales. Ce sont des petits groupes de francophones hors Québec, l’Acadie, c’est une petite société. Donc, je pense qu’on est très ancrés avec nos milieux, qu’est-ce qui préoccupe, c’est quoi les besoins? Même en recherche, ça influence beaucoup nos questionnements de recherche. On est beaucoup notamment sollicité par les médias pour interpréter différents phénomènes, etc. Donc ça démontre aussi ce rapprochement-là avec le terroir qu’ici on a vraiment maintenu. Puis je pense que c’est un peu lié aussi à l’influence de l’Université Laval sur la sociologie acadienne, sur les sciences sociales de langue française en Acadie de manière générale. Donc nous on a un cours de sociologie de l’Acadie qui est obligatoire pour nos étudiants et étudiantes. C’est aussi, je dirais, ça vient probablement de l’influence de l’Université Laval, qui a eu une grande influence en sciences sociales à une autre époque, mais une certaine tradition d’être très ancré dans notre contexte. Pour les terrains aussi, une particularité qu’on a, c’est qu’on a très peu de moyens. L’Université de Moncton, où je travaille, c’est une université essentiellement de premier cycle. Puis en sciences sociales, en sociologie, on a une toute nouvelle maîtrise interdisciplinaire en sciences sociales, mais dans le pratico-pratique, faire de la sociologie ici, [rire] ça veut dire que j’ai pas vraiment d’étudiants de maîtrise ou de doctorat avec qui travailler. Donc on travaille avec des assistants de recherche de niveau, souvent, de baccalauréat, si on est chanceux, chanceuse, peut-être de maîtrise. Mais ça limite aussi, d’un point de vue pratico-pratique, notre travail. C’est-à-dire les demandes de subventions, rédiger nos articles, c’est des choses qu’on fait nous-mêmes parce que c’est limité ce qu’on peut consacrer, plutôt déléguer comme aide à nos auxiliaires de recherche. Là, j’y vais un peu questionnement théorique, question de recherche, terrain, ensuite vient la publication. Moi, j’ai pris la question au mot, comment on fait de la sociologie [rire]?

00:36:30 Stéphanie Gaudet
Oui, oui, c’est parfait [rire].

00:36:31 Michelle Landry
Donc, publication, bien là, c’est la grosse question, publier en français ou en anglais? Puis nous ici, je vais élargir, mais je dirais, en sciences sociales, à l’Université de Moncton, ou même dans la francophonie canadienne, on publie beaucoup encore en français. Puis je dis encore parce que j’ai l’impression que ça s’effrite. C’est une préoccupation à l’heure actuelle, on en parle à l’Acfas, on en parle un peu partout, mais on est toujours confronté à est-ce qu’on veut être lu par nos collègues anglophones, est-ce qu’on veut être lu dans un public plus large, ou est-ce qu’on veut écrire dans la langue qui répond à nos… qui est finalement pertinente à notre objet d’étude qui est très contextualisé? Donc travailler sur des questions linguistiques, par exemple, puis publier en anglais, bien, des fois, c’est pertinent, mais des fois, moins. Puis là, il y a aussi la question des revues. Donc [rire] qui veut publier ce genre de travail là? Est-ce que nos collègues anglophones y voient la pertinence? Pas toujours. Même au Québec, parfois, on trouve que les questionnements sont un peu exigus. Bien, pas toujours, mais quand même. Alors, il y a toujours ce questionnement de… où est-ce qu’on va publier, dans quelle langue? Puis je dirais que ça joue aussi beaucoup sur ce que je disais tout à l’heure que finalement, on est très interdisciplinaire. Il y a des revues comme Minorités linguistiques et société ou Francophonies d’Amérique qui sont interdisciplinaires, Recherches sociographiques à l’Université Laval aussi, qui est une revue de sociologie, mais ouverte sur l’interdisciplinarité. Donc c’est souvent des revues où on retrouve beaucoup des travaux qui viennent de la sociologie de langue française, en tout cas hors Québec. Finalement, je pourrais conclure sur la question de la relève. On a très peu d’étudiants, ça vient aussi du fait de la professionnalisation, les préoccupations de professionnalisation de nos universités, donc une tendance à aller vers des programmes plus professionnalisants, mais aussi du fait que la sociologie est n’est pas connue, n’est pas enseignée aux écoles secondaires, donc on a vraiment un manque de relève. Puis même parmi les personnes qui font des doctorats ou les plus jeunes, ou je dirais les professeurs émergents, chercheurs émergents, je dirais que c’est encore plus criant dans le domaine quantitatif. C’est-à-dire que j’observe depuis quelques années, il y a très peu d’études quantitatives qui se font là en sociologie, en tout cas de langue française hors Québec. Il y en a un peu plus au Québec, mais on voit qu’il y a quand même un certain effritement qui pourrait être inquiétant dans une certaine mesure.

00:39:32 Stéphanie Gaudet
Merci Michelle. Jean-Philippe, comment fait-on de la sociologie en langue française, à l’Université Concordia, par exemple?

00:39:40 Jean-Philippe Warren
Oui, bien Michelle vient de soulever d’excellentes questions, surtout pour ce qui est de la relève, puis en particulier de la relève en méthode quantitative. Mais moi, je vais enchaîner sur ses derniers propos au sujet de la publication en français. On se pose la question en Acadie, semble-t-il, est-ce que les sociologues devraient publier en français? On se la pose évidemment aussi au Québec et on se la pose à l’échelle de la francophonie. Il y a des dossiers complets de revues en France où les sociologues français se demandent : est-ce que ça vaut la peine de continuer de publier en français? Et ce questionnement-là, il s’inscrit dans une tendance très, très lourde de la science vers une nouvelle lingua franca, on va dire universelle dans le sens où elle s’appliquera à toutes les disciplines. Et cette lingua franca, c’est désormais l’anglais. Ça n’a pas toujours été le cas pour toutes les disciplines, mais désormais c’est le cas. L’anglais est désormais la langue privilégiée de la recherche dans tous les domaines. Cette tendance-là, évidemment, elle affecte certains champs disciplinaires davantage que d’autres. Pour ce qui est des sciences pures et appliquées, c’est désormais la quasi-totalité, presque la totalité des publications qui est en anglais, c’est 98-99 % des publications désormais à l’échelle de la planète qui sont en anglais, en biologie ou en chimie. Et puis à l’autre extrême du spectre, vous avez les humanités, donc les sciences humaines, littérature, par exemple, et histoire, où les langues locales sont davantage présentes, mais où l’anglais continue de prendre du terrain, surtout depuis le tournant des années 2000. Et puis, entre les deux, vous avez l’immense domaine des sciences sociales dans lequel se retrouve la sociologie, où là, on trouve un peu de tout. Il y a l’économie qui est à peu près à 100 % anglicisée, et puis, vous avez de l’autre côté le droit qui fait partie des sciences sociales où l’anglicisation elle est beaucoup moins présente. Pourquoi? Parce que l’indexicalité du droit, et bien il est incomparable par rapport à d’autres sujets, par exemple les sujets de la psychologie qui s’est tournée récemment vers la sociologie béhaviorale, qui est davantage capable de faire des comparaisons internationales, mais le droit est très local. Puis dans cet univers-là, la sociologie elle est au milieu, c’est-à-dire qu’elle s’anglicise à vitesse grand V, jamais autant que l’économie, mais beaucoup plus par exemple que le droit ou que l’histoire. Et donc on se pose la question, pourquoi publier en anglais? Bien parce que Spinoza disait « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie », c’est-à-dire que la vérité ne voyage pas à la même vitesse selon qu’on la communique dans une langue ou dans l’autre. Et il y a toutes sortes de travaux qui ont été faits autour de ça au Canada qui sont vraiment très très intéressants, parce que la question, bien entendu, de la localité de l’objet est importante, mais il y a d’autres considérations qui doivent être amenées dans l’analyse pour se faire un portrait juste de la situation. Et ces travaux donc démontrent, je pense entre autres à ceux de François Rocher, qui ne sont pas sur la sociologie, qui sont sur la science politique, mais je pense que la constatation s’applique aux deux disciplines. François Rocher a montré dans ses travaux que lorsque vous publiez, comme chercheur francophone, vos travaux en anglais, vous êtes moins cité par les chercheurs du Canada anglais que lorsque vous les avez publiés en français. Ce qui est paradoxal, on dit : mais comment ça se fait que les gens en science politique au Canada anglais sont moins enclins, sont moins susceptibles de citer les travaux quand ils sont traduits dans leur langue que lorsqu’ils paraissent dans leur langue d’origine?

00:43:13 Jean-Philippe Warren (suite)
Et moi-même, j’ai fait un travail autour du programme du PAES, qui est un programme qui inclut plusieurs choses, notamment des subventions pour la traduction de livres en anglais, en français; et de livres en français, en anglais, au Canada. J’ai montré que les livres, une fois qu’ils sont traduits du français à l’anglais, sont à peu près jamais cités, beaucoup moins en tout cas qu’ils ne le sont en français. Et ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’ils le sont cités, ils sont souvent cités par des gens qui participent de réseaux francophones ou francophiles, c’est-à-dire que ce sont souvent des chercheurs qui ont étudié en France, qui se retrouvent à Sydney ou qui se retrouvent dans d’autres villes à travers le monde et qui vont donc citer ces travaux-là dans leur recherche en anglais. Mais évidemment, avec ce présupposé que probablement ces gens-là connaissent déjà assez bien la réalité des réseaux de la recherche dans le monde francophone. Il y a un autre travail qui est important, je pense, c’est celui de Yves Gingras sur la Revue française de sociologie. Cette revue avait eu l’idée, donc c’est une revue française qui avait eu l’idée de traduire intégralement tous ses articles pendant plusieurs années pour aider justement la diffusion à l’international des résultats de la recherche des professeurs en France. Et ça a été discontinué. Pourquoi? Parce qu’on s’est aperçu que les efforts de traduction, qui étaient considérables et qui étaient aussi très coûteux, ça demande des sous de traduire un article scientifique, bien ces efforts de traduction avaient eu des effets à peu près nuls. Donc, la question qui se pose, c’est publier en français, oui, mais en étant de plus en plus isolé dans le monde de la recherche ou publier à l’international, mais publier à l’international, ça ne veut pas juste dire publier les travaux que l’on ferait normalement ici en anglais, c’est s’inscrire dans des réseaux de la recherche qui sont internationaux et qui mobilisent soit des connaissances, soit des références ou qui se centrent autour d’objets de recherche qui seraient différents de ceux qu’on aurait choisis spontanément. Juste, on le sait, quiconque a [inintelligible] un manuel publié en anglais aux États-Unis et puis un manuel publié en français en France, on sait qu’on ne cite pas les mêmes auteurs dans ces manuels pour décrire ce que c’est que la sociologie, ses méthodes, ses théories, ses pratiques. Mais plus encore, que lorsqu’on mobilise les mêmes auteurs, ce qui arrive, on ne les interprète pas de la même façon. Que le Pierre Bourdieu à Boston n’est pas le même Pierre Bourdieu, mettons, à Bruxelles, puis c’est pas le même Pierre Bourdieu non plus, à Sherbrooke ou dans la ville de Québec. Et donc, de ce côté-là, on se trouve devant un défi, une difficulté comme sociologue, c’est qu’est-ce qu’on accepte? Est-ce qu’on accepte de s’enraciner ici au risque de voir le capital symbolique associé à nos travaux décliner, donc nos possibilités de promotion aussi diminuer, et possiblement handicaper nos capacités de continuer à faire de la recherche, parce que ce capital symbolique, ensuite de ça, il est investi dans des demandes de subventions. Ou encore, bien oui, de décider qu’on va adopter la règle qui prédomine désormais à l’échelle de la planète, qu’on va donc sacrifier nos choix personnels ou spontanés qu’on aurait faits en fonction de notre inscription géographique propre, et puis s’arrimer à des tendances qui nous dépassent.

00:46:33 Stéphanie Gaudet
Un grand questionnement existentiel que tu nous amènes Jean-Philippe et qui n’est pas étranger aussi à toute la commercialisation du milieu de la publication scientifique, parce que dans les dix dernières années, la plupart, en fait dans les quinze dernières années, la plupart de toutes les revues ont été achetées par les cinq grandes compagnies, Sage, Wiley, etc. Donc, ce sont ces compagnies qui, maintenant, publient la plupart des articles scientifiques sur la planète et imposent cette anglonormativité. Puis, il y a toutes sortes d’enjeux économiques autour de ça. On pourrait faire un balado entièrement là-dessus, mais c’est vrai que ça isole de plus en plus les chercheurs francophones et ça pose des questions. Jean-François, qu’est-ce que tu as à ajouter sur comment on fait de la sociologie en langue française ici?

00:47:33 Jean-François Bissonnette
Je veux dire, j’ai la chance de travailler à l’Université de Montréal au sein d’un département que j’aime beaucoup et qui, entre autres qualités, a celle-ci d’être assez cosmopolite. Et ce département, par ailleurs, est aussi le berceau d’une revue, Sociologie et sociétés, qui compte peut-être parmi les plus importants périodiques de sociologie dans la francophonie. Et pour cette deuxième question, je voudrais justement partir du titre même de cette revue, Sociologie et sociétés, parce qu’il me semble que dans la juxtaposition de ces deux termes, se loge une question qui moi m’intéresse, qui est celle de savoir comment la sociologie participe-t-elle de son objet putatif, disons, de la société. Autrement dit, comment la recherche en sociologie, comment le discours sociologique contribue-t-il à façonner le milieu social au sein duquel ce discours se développe? Puis, à l’inverse, comment les particularités de ce milieu influencent-elles aussi, en retour, nos manières de faire de la sociologie? En particulier, justement, pour ce qui est de la langue dans laquelle nous travaillons. Et ça, ça revient à se demander, au fond, d’où parle-t-on? À qui parle-t-on? Et pour dire quoi, au bout du compte? Alors, je faisais référence tout à l’heure à la génération des pionniers de notre discipline, et il me semble, pour peu que je les connaisse, que cette question du rapport entre sociologie et société résonnait fortement avec ce qui était leur projet intellectuel. Projet qui était non seulement de saisir, de comprendre, d’expliquer les processus qui dictaient la modernisation rapide d’une société qui était encore marquée par de fortes traditions, mais ce projet c’était aussi de contribuer par la production même de ce savoir à orienter ces mêmes processus de modernisation dans le sens peut-être d’un renforcement de notre autonomie collective en tant que Canadien français ou Québécois. Alors de ce projet, il n’y a qu’à évoquer l’illustre exemple de notre vénérable collègue Guy Rocher, dont on sait quelle a été l’influence sur des enjeux collectifs comme l’accès à l’éducation ou la défense, la promotion de la langue française.

00:49:31 Jean-François Bissonnette (suite)
Et bon, si je reviens au sujet dont je parlais précédemment, je me demande ce qu’il en est aujourd’hui de la capacité des sociologues à jouer un tel rôle comme intellectuel public, et ceci non pas sur tel ou tel enjeu spécialisé, mais justement du point de vue de la réflexion et de l’action en ce qui concerne notre devenir collectif. Évidemment, s’il se pose cette question de la place et du rôle que jouent les sociologues au sein de la société québécoise ou canadienne-française, il faut forcément soulever l’enjeu de l’étrange dualité de cette société au sein de laquelle nous travaillons, et je parle bien sûr de la dualité linguistique du Canada. Pour les sociologues québécois, mais sans doute aussi peut-être pour les sociologues acadiens ou franco-ontariens, la société de référence, celle qui circonscrit les objets sur lesquels ils travaillent, c’est souvent la société formée par leur communauté linguistique. Or, cette société de référence, elle est englobée, voire subordonnée à une société plus large, celle du Canada anglais, pour ne pas dire celle de l’Amérique du Nord anglophone ou de la mondialisation angloglobish, comme on pourrait dire. Alors, qu’en est-il justement de la place, du rôle que peuvent prendre, que peuvent jouer les sociologues francophones au sein de cet ensemble culturel et linguistique plus vaste, bien voilà qui nous renvoie à nouveau à cette position semi-périphérique dont je parlais plus tôt au sujet du Canada français, et qui nous renvoie aussi à cette question finalement du rapport entre le particulier et l’universel, quand cet universel en fait se présente dans une langue qui n’est pas la nôtre. Autrement dit, qu’est-ce que les sociologues francophones peuvent apporter, depuis le point de vue particulier qui est le leur, à la compréhension de l’universel, ou en tout cas de cet ensemble plus large dont ils font partie, et surtout, dans quelles mesures sont-ils ou elles entendus au sein de cet ensemble? Alors, moi, je n’ai pas de données sur le sujet, mais il peut être instructif d’extrapoler à partir de l’analyse que citait Jean-Philippe tout à l’heure, l’analyse faite il y a une quinzaine d’années par François Rocher sur la publication par des auteurs francophones dans le champ de la politique canadienne. Et donc, cette étude bibliométrique portait sur l’audience, la réception des travaux fait par des politologues francophones dans ce champ-là particulier, à savoir à quelle fréquence leurs travaux, qu’ils aient été publiés en anglais ou en français, étaient cités par leurs collègues anglophones. Alors, je répète ce que Jean-Philippe disait, le constat était assez accablant finalement. Qu’il s’agisse du nombre de publications ou du nombre de subventions reçues, à cet égard-là, les francophones avaient un poids proportionnel à leur représentation démographique, à peu près un quart, finalement, à l’échelle canadienne. Mais pour ce qui était des citations, leurs travaux ne représentaient guère plus que 5 % environ des sources citées dans les ouvrages anglophones. Alors, je ne sais pas si à cet égard, on peut parler de minorisation ou peut-être d’insularité pour qualifier cette situation, mais force est de dire, en tout cas, que les sociologues francophones canadiens, même lorsqu’ils traitent de sujets qui dépassent les frontières de leur société d’attache et même lorsqu’ils le font en anglais, sont largement ignorés.

00:52:44 Jean-François Bissonnette (suite)
Personnellement, moi, ça m’amène à me questionner sur ma propre tendance à publier en anglais et à traiter de phénomènes comme l’endettement étudiant aux États-Unis ou en Angleterre, alors que, clairement, les Britanniques ou les Américains n’ont rien à faire de mes travaux. Ils se suffisent très bien à eux-mêmes et c’est très bien ainsi. Alors, au bout du compte, pour qui est-ce que je parle? Ou pour qui est-ce que j’écris? Ne serait-il pas plus pertinent peut-être de me recentrer sur le Québec où les chances seraient meilleures, possiblement, de trouver une audience, quitte à restreindre la circulation de mes recherches. Et tant pis pour les demandes de promotion ou de subvention, comme le suggérait Jean-Philippe tout à l’heure. Mais à faire ceci, cela impliquerait-il à me limiter aux particularités du cas québécois, de renoncer donc à essayer de dire quelque chose qui puisse être pertinent, qui puisse résonner du point de vue de l’universel? Alors, je ne sais pas, mais enfin, j’ajouterais peut-être en terminant que si ces inquiétudes découlent de notre situation comme minorité linguistique sur un continent anglophone, il y aurait peut-être une question semblable à se poser aussi au regard de la francophonie mondiale. C’est-à-dire, la sociologie canadienne est-elle tout aussi insulaire au sein de la francophonie? Nos travaux sont-ils connus en France, en Belgique, en Afrique francophone? Je ne suis pas en mesure d’y répondre, mais peut-être les gens qui nous entendront la semaine prochaine pourront-ils en témoigner.

00:54:11 Stéphanie Gaudet
Merci Jean-François. Ce sont de belles questions que tu poses et que tu problématises. Madeleine, est-ce que tu t’inscris dans cette réflexion-là ou tu nous amènes ailleurs?

00:54:26 Madeleine Pastinelli
Mais en fait, je peux répondre à la question, comment on fait de la sociologie ici, et sans insister outre mesure sur l’enjeu du faire de la sociologie en français parce que je répéterais les propos de mes collègues et peut-être je serais incapable d’en parler aussi bien. Mais il y a des spécificités sur la manière dont on fait la sociologie qui me semblent liées d’abord au fait qu’on soit assez peu nombreux finalement comme sociologue ici, mais aussi au caractère assez récent de l’institutionnalisation de la discipline. Il y a deux aspects qui me semblent assez importants et dont je suis peut-être bien placée pour parler, et je reprendrais d’abord ce sur quoi finissait Michelle, sur l’importance de l’interdisciplinarité de la sociologie, au Québec, c’est vrai comme en Acadie, même si évidemment on est moins minoritaire que ne le sont les sociologues acadiens, et aussi le rapport à l’empirie, l’empirisme et l’empirie. Moi, comme Jean-François, je ne suis pas sociologue de formation, je suis trois fois diplômée en ethnologie et j’ai été recrutée comme professeure de sociologie. Je suis loin d’être un cas exceptionnel, dans mon département, on a au moins deux collègues qui viennent de sciences politiques, on en a une autre qui vient de communication, on a un démographe, un juriste, un philosophe. Ça nous est même déjà arrivé, il y a quelques années, au moment d’ouvrir un poste pour recruter un collègue, de se dire, bien là écoutez, peut-être qu’on devrait exiger des candidats avec au moins deux diplômes en sociologie parce que ça commence à être pas sérieux ou ça va devenir problématique parce que là, avec les départs à la retraite qui venaient on voyait venir qu’on allait finir dans un contexte où les sociologues patentés de notre département seraient une minorité. Puis ce qu’il faut dire, c’est que cette interdisciplinarité-là, elle fonctionne aussi dans l’autre sens. Dans mon université à Laval, mais je pense que c’est pas différent dans les autres universités, il y a des sociologues un peu partout sur le campus. Il y a des sociologues au département de médecine préventive, il y en a en communication, en relations industrielles, en criminologie, en management, en études religieuses, il y en a même à la faculté d’agriculture. Notre collègue Andrée Fortin, à un moment donné, elle avait fait l’exercice, il y a une quinzaine d’années, de faire le décompte des sociologues à l’Université Laval et elle disait – je ne sais pas si c’est encore vrai aujourd’hui, mais c’est tout à fait possible – qu’il y avait plus de sociologues à l’Université Laval dans les autres départements qu’il n’y avait de professeurs au département de sociologie. Fait que, autant il y a des sociologues ailleurs, autant il y a des gens d’ailleurs qui sont embauchés en sociologie, puis ça s’explique par le fait que dans un contexte où les sciences sociales, leur institutionnalisation est assez récente au Québec et au Canada. La sociologie est une discipline qu’on pourrait qualifier, à la limite, d’impérialiste, dans le sens qu’elle se présente, elle se pense comme la mère des autres disciplines, des autres sciences sociales, ou comme le cadre de référence dans lequel les autres viennent puiser leurs concepts, leurs outils théoriques, un peu comme la discipline des fondamentaux. Nous, on dit toujours, les étudiants, ils vont faire des bacs en criminologie, en relations industrielles ou dans d’autres domaines, et s’ils restent jusqu’au doctorat, ils viennent en sociologie, parce que c’est comme la discipline des fondamentaux. Moi, personnellement, j’étais ravie d’être embauchée dans un département de sociologie, précisément à cause du caractère dominant de la discipline, parce que je savais qu’en socio, j’aurais la liberté de travailler sur ce que je voudrais, de changer d’objet d’études et d’approche, alors que si j’avais été embauchée en ethnologie, j’aurais été condamné à des approches ethnographiques pendant toute ma carrière, alors qu’en sociologie, le terrain de jeu est pas mal plus vaste.

00:58:39 Madeleine Pastinelli (suite)
Il y a une autre spécificité qui me semble importante de la manière dont on pratique la sociologie chez nous, et c’est le parti pris empiriste, l’importance de la recherche empirique, mais qui est pensée comme toujours couplée à une ambition théorique assez importante. Et ça, c’est pas étranger certainement à l’influence de la sociologie américaine, plus particulièrement à celle de l’École de Chicago qui a joué un rôle important dans le développement des sciences sociales au Québec. Mais aussi, je disais, cet empirisme-là est marqué par une volonté, puis ça c’est peut-être une spécificité plus forte encore dans la région de Québec en lien avec l’histoire de l’Université Laval. On a une volonté, un pressant besoin de se distinguer de l’anthropologie, à laquelle certains reprochaient dans les années 60-70 de ne pas attacher assez d’importance au travail d’élaboration théorique, puis on retrouve cette vision-là textuellement, en ces deux dimensions-là, dans le programme de la revue québécoise Recherches sociographiques, dont la raison d’être dès le départ était de mieux connaître la société québécoise en rassemblant des travaux qui la décrivaient empiriquement « au ras du sol », c’était l’expression de Fernand Dumont et de Jean-Charles Falardeau, mais qui disaient aussi : il faut que ce soit des descriptions qui visent un travail d’élaboration théorique, pour Dumont et Falardeau, c’était la condition de possibilité pour que la sociologie soit une science. Puis cette double dimension-là, en fin de compte, d’une formation qui est résolument empirique et puis peut-être même tournée vers des applications pratiques ou vers la possibilité d’offrir, de faire une sociologie appliquée en fin de compte aux services de commandes pour des organismes, des ministères, des clients, mais qui soit, qui accorde en même temps une importance certaine au travail de construction théorique, ça c’est le cœur de la formation qu’on offre à nos étudiants. Et c’est pas sans rapport avec le besoin qu’on a eu de tracer une frontière avec l’anthropologie dans un contexte, c’est ce que je disais, l’institutionnalisation de la discipline est récente. La discipline s’est institutionnalisée dans un cadre où on a séparé les disciplines; on a eu d’abord une faculté de sciences sociales regroupant tout le monde et assez rapidement, dans les années 60, fin des années 60, on a séparé des disciplines, on a séparé des départements et les disciplines se sont trouvées en concurrence les unes avec les autres. Et donc, en même temps qu’on était interdisciplinaire, il y avait une volonté de, comment dire, de tracer des frontières et d’assurer cette distinction-là entre les disciplines.

[Transition musicale]

01:01:50 Stéphanie Gaudet
J’aimerais conclure avec une question surprise, mais je vous la poserai rapidement pour conclure le balado. On a parlé de sociologie québécoise, canadienne, acadienne, de sociologie en langue française, et on a beaucoup parlé de relève. Pourquoi ou que diriez-vous à un étudiant pour l’encourager à s’inscrire en sociologie en langue française, ou pourquoi faire de la sociologie en langue française? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui veut se lancer rapidement? Jean-François?

01:02:22 Jean-François Bissonnette
Moi, je suis bien embêté de répondre à cette question parce que, de fait, à chaque fois qu’un étudiant ou une étudiante me parle d’un projet d’études doctorales, je me fais presque un point d’honneur de la mettre en garde : fais pas ça, c’est pas une bonne idée. Parce que, certes, tu vas passer des années fabuleuses à avoir le luxe de pouvoir t’interroger longuement sur un objet de recherche, à satisfaire ta curiosité, et si possible à le faire dans ta langue. Mais les perspectives qui suivront ces études ne sont pas nécessairement très favorables. Il faut avoir en tête, disons, la particularité du marché de l’emploi dans le domaine de la sociologie, qui plus est de la sociologie d’expression française. Et bon, Jean-Philippe disait tout à l’heure, on a 18 universités au Québec, on a une cinquantaine de cégeps. Ça fait peut-être un bassin de postes éventuels, mais ça reste quand même très limité. Et donc, moi, c’est pourquoi je n’encouragerais pas nécessairement à faire des études en sociologie, du moins pas au niveau doctoral.

01:03:31 Stéphanie Gaudet
Puis de premier cycle, par exemple?

01:03:34 Jean-François Bissonnette
Ah, bien ça, je vais laisser à d’autres le soin d’y répondre.

01:03:40 Stéphanie Gaudet
[Rire] Michelle?

01:03:40 Michelle Landry
Moi j’encourage toujours les étudiants et étudiantes à étudier en sociologie puis en français. D’abord, étudier en français c’est consolider l’habileté linguistique. On est au Canada, on est en Amérique du Nord. Qu’on soit en Ontario ou dans les Maritimes, ici, on est dans un contexte vraiment anglodominant, alors souvent, c’est assez facile de maîtriser la langue anglaise. Alors, des études universitaires de premier cycle en français, ça consolide vraiment les habiletés linguistiques. Donc, d’un point de vue tout simplement pratico-pratique, voir la langue comme un instrument, moi je dirais un anglophone qui est assez fort en langue française ou un francophone, je lui dis : étudie en français, tu vas être parfaitement bilingue à la fin. Les personnes sont probablement déjà assez bilingues en entrant au baccalauréat, mais vraiment dans nos contextes de milieu minoritaire, on en sort beaucoup plus fort en français, ce qui pour d’autres, en France ou ailleurs dans le monde, peut paraître un peu bizarre, mais ici, il faut vraiment pratiquer la langue française pour arriver à la maîtriser parce que la pression de l’anglais est tellement forte. Pour la sociologie, pour moi, ça revient à cette interdisciplinarité-là, puis à la multiplicité des objets de la sociologie, puis les étudiants qui savent pas trop quoi faire, pas trop où aller. Nous, on n’a pas le cégep. Ça fait que c’est assez cher d’explorer, tu sais, financièrement, là, si on ne se branche pas assez rapidement, ça devient cher, arriver à l’université puis changer de programme. Alors, évidemment, les cours ne sont pas perdus, de première année, ça se transfère parce qu’il y a toutes sortes de formations générales obligatoires dans un programme de premier cycle qui, de manière générale, dure quatre ans chez nous, comme dans le système anglo-canadien. Alors je leur dis : écoutez, si vous vous intéressez à plein de choses, faites de la sociologie! Parce que si tu t’intéresses à l’environnement, à la famille, aux langues, tu peux faire tout ça en sociologie. Donc, pour les gens pas branchés, c’est parfait comme discipline. C’est ce que je leur dis [rire].

01:06:12 Stéphanie Gaudet
[Rire] Madeleine?

01:06:14 Madeleine Pastinelli
[Rire] Moi je dirais, la question, autant de la langue que de la discipline et du diplôme, ne se posent pas du tout dans les mêmes termes selon qu’on parle de faire un diplôme de premier cycle, de baccalauréat, ou qu’on parle de faire un doctorat. Et ce que je disais toujours à nos étudiants, à nos étudiants potentiels de premier cycle, aux cégépiens qui s’intéressaient à nos programmes et qui avaient des questions sur nos programmes quand j’étais directrice de programme, et même parfois des parents qui s’inquiétaient et qui disaient : « Mon enfant veut faire un bac en sociologie, est-ce que, c’est quoi? » Puis la question c’était un peu : c’est quoi les débouchés? Où ça mène? Et on avait des données, on a toujours des données, produites par le ministère sur les taux de placement. Et les taux de placement et salaire dans les premières années de carrière des diplômés du premier cycle en sociologie, en fait, elles sont dans l’ensemble, les données sont excellentes en fait, nos étudiants se placent et se placent bien. Mais ceci dit, ils ne travaillent pas comme sociologues, c’est-à-dire qu’un peu comme le disait Michelle, la sociologie mène à tous les possibles. J’aimais bien dire aux étudiants, chez nous, ça les amusait beaucoup, le maire de Québec était sociologue, le chef de police de la ville de Québec était sociologue [rire], je veux dire, il y a un paquet d’éditorialistes qui sont sociologues. On a un paquet de diplômés qui travaillent comme agents de planification, agents de recherche, dans tous les ministères; à Québec, c’est particulièrement important parce qu’on a le Parlement et les ministères qui sont dans la région de Québec. Donc beaucoup de nos diplômés finissent dans la fonction publique, mais pas forcément comme sociologues, c’est-à-dire qu’ils sont formés à lire, réfléchir, faire de l’analyse et écrire, et ça, bien, c’est des aptitudes ou des compétences, évidemment, qui sont pratiques pour bien des postes. Mais ensuite, sur la question de la langue, parce qu’on pourrait se dire, bien, pourquoi ne pas aller, je ne sais pas, à U of T à Toronto, faire ton bac en anglais plutôt que de le faire en français à l’Université Laval? Est-ce que ça n’ouvre pas plus de portes? Le fait est que pour l’étudiant qui fait un diplôme de premier cycle et qui va travailler comme professionnel, dans la mesure où il travaille au Québec, il risque d’avoir besoin des connaissances sur la société québécoise, sur ce qui la caractérise, sur son histoire, sur la famille au Québec, la religion au Québec et sur, en fin de compte, toutes les dimensions, les domaines d’études de la sociologie, ce qui est évidemment une autre histoire s’il veut aller vivre autre part ou travailler dans une autre langue, mais dans la mesure où il demeure dans le contexte social national, c’est absolument pas inutile, c’est-à-dire que ce qu’il y a de spécifique dans la formation risque d’être pertinent professionnellement. Maintenant, quelqu’un qui veut faire un doctorat en sociologie, les enjeux évidemment sont… les questions ne se posent pas du tout dans les mêmes termes, [rire] les enjeux ne sont pas les mêmes et puis c’est un autre problème.

01:09:37 Stéphanie Gaudet
Jean-Philippe, le mot de la fin, qu’est-ce que tu dirais à un étudiant?

01:09:40 Jean-Philippe Warren
Je ne sais pas si ça va être le mot de la fin ou un mot avec plusieurs points de suspension [rires]. Ce qui est arrêtant à dire sur le sujet qu’on a abordé maintenant, mais disons qu’il y a des distinctions qui s’imposent lorsqu’on veut recommander à un étudiant, une étudiante de continuer à faire des études en sociologie. La première, c’est : pour faire quoi par la suite? Et si jamais c’est comme formation de base pour apprivoiser certaines notions, pour certains étudiants et étudiantes, je l’imagine du moins, avoir de bonnes notes pour progresser ensuite dans le programme de deuxième et troisième cycle de leur choix, la sociologie peut être une destination intéressante. Et ça, c’est une distinction qui existe entre le monde francophone et le monde anglophone. Le monde francophone voit la sociologie davantage, probablement à cause des cégeps, comme une destination professionnelle finale. Le monde anglophone, et même le monde anglophone du Québec, parce qu’on accueille aussi beaucoup d’étudiants d’ailleurs, voit la sociologie un peu comme un « liberal arts », un programme général où on aborde de manière éclectique certains sujets, certains domaines, et puis ensuite de ça, qu’on peut ensuite approfondir et pour lequel on peut ensuite faire des études plus sérieuses et plus poussées en allant en criminologie, en communication, en droit au deuxième et troisième cycle. Et ça, c’est vraiment quelque chose qui est très courant, plus courant encore dans le monde anglophone que c’est dans le monde francophone. Puis la deuxième chose, c’est, est-ce qu’on veut faire de la recherche ou on veut travailler au Québec? Et là, on l’a dit, les dynamiques de la recherche font en sorte que faire des études en sociologie en français, ce n’est pas nécessairement ce qu’il y a de plus payant, j’utilise l’expression à dessein, soit parce qu’il y a d’autres domaines beaucoup plus prometteurs où les subventions sont beaucoup plus conséquentes et substantielles et encore, parce que si jamais on veut publier absolument en sociologie, parce que la publication en plus en français nous handicape pour la suite. Donc l’idée de faire de la recherche en français, c’est méritoire. Je pense que c’est nécessaire parce que les canaux de diffusion entre la recherche la plus pointue et puis le grand public ont besoin, je pense, de ce dialogue qui est nourri par le fait qu’on parle la même langue. D’ailleurs, c’est un autre sujet qu’on pourrait ouvrir, mais la Chine l’a appris à ses dépens durant la crise COVID et a complètement refait ses politiques scientifiques dans la foulée de l’épidémie. Donc, on sait que c’est important pour une société équilibrée d’avoir une bonne conversation entre ses savants, d’un côté, et puis les décideurs publics, puis le public en général, de l’autre côté. Mais si on veut travailler en ayant une formation de sociologue, c’est très bien de le faire en français parce qu’à travers les études qu’on va avoir et les recherches qu’on va faire ici, on va mieux connaître la société dans laquelle on est appelé à œuvrer et à prendre des décisions. Et si jamais on est directeur d’un centre de petite enfance, si on est intervenant social sur la Côte-Nord, si jamais on travaille pour les médias, dans toutes sortes de domaines, le fait d’avoir étudié en français souvent nous rend plus familiers avec certaines des réalités qui vont être les réalités quotidiennes dans notre métier. Donc moi, j’encouragerais à l’étudiant de choisir la sociologie, puis même je dirais la sociologie en français, mais tout dépendrait de sa volonté de poursuivre ensuite dans des canaux de professionnels particuliers.

[Musique de fond]

01:13:18 Stéphanie Gaudet
Alors, Michelle Landry, Madeleine Pastinelli, Jean-Philippe Warren, Jean-François Bissonnette, je vous remercie.

01:13:23 Madeleine Pastinelli
Merci Stéphanie!

01:13:24 Jean-Philippe Warren
Merci à toi pour l’invitation!

01:13:26 Stéphanie Gaudet
Bien ça m’a fait plaisir de discuter avec vous, c’était super intéressant!