SARA Il y a eux : les loups. C’est eux les plus forts et ils le savent. Il faut se tenir loin. Il faut raser les murs, se tapir dans l’ombre, se fondre au paysage. Mais maintenant, je sais que je suis pas toute seule ici. Il y en a d’autres comme moi. Je les ai vus. Il y a elle. Seize ans, dix-sept ans, peut-être. Elle disparaît sous un manteau de cuir trop grand cache ses cheveux sous une casquette elle porte un foulard palestinien noir et blanc. Je la vois souvent, juste dans le coin de mon champ de vision et quand je me retourne elle est plus là. Je sais où est sa cachette : au dernier étage d’un petit bloc appartement. Son appartement peut-être. Les jours passent et elle regarde le territoire de haut comme un chat. Je voudrais la prendre dans mes bras. Lui dire que tout va bien aller maintenant. Les jours passent. L’automne avance et le soir tombe rapidement. Des feux brûlent dans des poubelles. Dans l’air, il y une odeur de plastique et de métal. Autour des feux, dans la fumée, on entend les voix des loups : les cris sauvages de ces hommes-là plus forts, plus grands, la peau endurcie et les mains calleuses les rires aigus des louves, leurs cheveux au vent, leurs dents acérées. C’est maintenant qu’il faut sortir de nos cachettes maintenant pendant qu’ils font la fête, qu’ils boivent tout l’alcool qu’il reste dans les magasins comme si rien s’était passé comme s’ils étaient simplement là à faire la fête. Parmi les voix réverbérés par les murs de la ville parmi les ombres, j’entends un petit son un gémissement. Je m’approche, je suis attirée, malgré moi. Et elle est là la femme-chat la tête ensanglantée, le visage pulvérisé, les os brisés. Elle est là, du sang rouge sur sa lèvre fendue, sur ses bras, sur ses cuisses Rouge son sang, rouge, très rouge, pas noir son manteau de cuir couvert de boue. Je m’approche d’elle. Sa respiration qui siffle à travers ses côtes éclatées. Elle essaie de me parler, ses lèvres bougent, l’air entre ses dents brisées. De près, elle est plus vieille que je pensais petite, menue, mais plus vieille. « Six » qu’elle dit et je comprends pas. « Six » qu’elle répète. « Ils sont six. Fais attention » Comment tu t’appelles? Je tiens sa tête dans mes mains, elle essaie d’essuyer son visage, ses doigts inutiles. Comment tu t’appelles? Je dois savoir, je peux pas t’appeler la femme- chat. Pas comme ça, pas maintenant. Comment tu t’appelles? « Sara. » Et l’odeur du feu. « Sara. Toi? Toi, comment tu t’appelles? » Mon nom à moi, c'est pas important. Je suis Sara maintenant, moi aussi, Sara comme toi. On est toutes Sara depuis les loups. Eux contre nous. Eux qui nous traquent, qui nous chassent. « Fais-le. J’ai tellement mal... S’il-te-plaît. » Est-ce qu’elle a vraiment parlé avec sa bouche explosée, ou seulement avec ses yeux? Est- ce que j’ai bien vu avec mes yeux pleins d’eau? Est-ce que j’ai bien entendu avec mon cœur qui cogne dans mes oreilles, avec les hurlements des loups tout autour? Je prends son foulard palestinien, les carrés noirs et blancs couverts de sang rouge, je le mets sur sa bouche sur son nez je fais attention j’essaie de pas lui faire encore plus mal je couvre bien tout et je serre. Ses doigts à bout de force qui montent vers sa bouche qui réussissent même pas à la toucher. Ses yeux se ferment. Son souffle une dernière fois puis – le silence. Je la dépose sur un banc je la roule en boule comme un chat. Le temps s’arrête le froid humide dans les os puis au loin un coup de feu le son d’une vitre qui éclate et des rires qui glacent. Je peux pas rester ici. Son manteau de cuir noir et sale, je le prends. Il est plus chaud que le mien. C’est un manteau d’homme qui sent encore un parfum masculin. Sur elle, je dépose mon manteau de toile vert patriotique comme une couverture contre les cauchemars et je m’éloigne en rasant les murs. (Musique) L’HOMME Quand le soleil se lève, j’ouvre la radio. J’écoute. Je cherche. Mais il y a personne. Quand le soleil se couche, je barre les jours sur mon calendrier. Aujourd’hui, c’est le 27 octobre. L’image du mois d’octobre, c’est un paysage d’automne. Le mois de novembre aussi. En décembre, c’est un sapin décoré. Je l’ai vu parce que j’ai regardé à fin. Il y a pas de janvier dans mon calendrier. Décembre, c’est la fin. Décembre, c’est toujours la fin. « Après moi, le déluge. » J’ai déjà entendu ça. Quelque part. (bruit de radio) Allo? Il y a quelqu’un? Quand je ferme mes yeux, c’est comme si je voyais loin. Loin d’ici. Je ferme les yeux. Je suis sur le bord de l’eau. Une étendue d’eau immense. L’eau grise, le ciel gris, le rivage gris. Il y a des gens. Mais je peux pas voir leurs visages. Ils sont trois... je pense. Et je me réveille. Toujours au même endroit. (bruit de radio) Allo? (bruit de radio) Allô, y'a quelqu'un? ÉRIC ZOÉ SARA L’HOMME Ici... ÉRIC ... Il reste rien ici... ZOÉ ... On est passés chez moi avant de partir. Juste des morts dans la tour de condos. Pas d’électricité. Pas d’eau non plus. SARA ... Ma meilleure cachette, c’est ici, ZOÉ Pas d’eau non plus. SARA à l’intérieur d’un musée. ZOÉ Juste des morts... SARA Une fausse chambre, une exposition de meubles. Les meubles sont vrais, la chambre est fausse. Bois de noyer, Trois- Rivières, 1886... ZOÉ ... On a pris ce qu’il restait dans mes armoires, les choses qui se mangent, pas grand-chose. Ce qu’il reste de moi ici: du beurre d’arachides et des menus de restaurants indiens... L’HOMME ... Ici, au centre, je marche dans les couloirs. Je touche les murs et derrière mes yeux, je vois – des images et des souvenirs... Je comprends pas ce que je vois. ÉRIC ... Les rues de la ville sont encombrées. Débris, voitures abandonnées, cadavres. Il faut sortir de la ville. L’HOMME Je dors. ÉRIC Mon réservoir d’essence est à moitié plein. C’est pas assez. L’HOMME Beaucoup... ÉRIC C’est presque rien... L’HOMME ... Il fait très noir ici et je suis tout seul. Les portes s’ouvrent sans cartes à puce. Aucun bruit. Des gens partout au sol SARA ... Je porte le manteau de cuir de la femme-chat. L’HOMME mais morts – La bouche noire... SARA Le parfum... je le reconnais presque... L’HOMME ... Ici, je prenais une pilule blanche à tous les jours. Une pilule blanche pour pas voir des choses qui sont pas là pour vrai. SARA ... Dans une des poches du manteau, il y a un trou. L’HOMME Une pilule, dormir, SARA Je glisse mes doigts dans la doublure. L’HOMME une pilule, SARA Pliée en tout petit : L’HOMME dormir, SARA une photo... L’HOMME une pilule, jamais de rêves... ZOÉ ... Je regarde autour de moi. Je cherche un souvenir d’ici. Quelque chose d’important. Quelque chose qui fait... moi. Pis il y a rien. C’est comme une chambre d’hôtel. SARA ... Je déplie la photo doucement. ZOÉ Je laisse les tiroirs ouverts, je laisse les choses lancées partout. SARA Et c’est elle ZOÉ Je laisse au moins ça : du désordre... SARA Sara, la femme-chat, le sourire aux lèvres. Le soleil se couche derrière elle et un homme aux cheveux noirs. L’océan derrière. ZOÉ ... Je retourne dans le salon, mon sac encore presque vide. SARA Au dos de la photo, c’est écrit S + S, Portland Head Lighthouse, one-year anniversary... ZOÉ Éric qui se tient debout, une photo à la main... ÉRIC ... Maman... Même sur la photo on voit qu’elle est maigre. Pas mince. Maigre. Après le premier cancer. Avant que notre père parte. Elle porte une perruque. SARA ... Je remets la photo dans ma poche. Je me demande si l’homme de la photo l’attend là- bas. ÉRIC Ça paraît que c’est une perruque... SARA Sara qui a croisé le chemin des loups et qui pouvait pas gagner... L’HOMME ... Je sais que je dois partir d’ici. Je laisse les pilules sur le plancher. J’en aurai plus besoin maintenant. Pas pour ce qui s’en vient. Dans mon sac, je mets ma radio, SARA ... J’aurais dû lui laisser son manteau. L’HOMME mon calendrier et des petits pots de pudding au chocolat... SARA Quand je dors, je fais des cauchemars, et dans mes cauchemars, son manteau de cuir m’étouffe et m’avale... ÉRIC ... Il faut partir, pendant qu’il fait encore clair. Je tire sur le bras de ma sœur. On sort de chez elle, sans même refermer la porte... L’HOMME ... En sortant d’ici, je touche les murs du bout des doigts, une dernière fois. Derrière mes paupières, je vois leurs visages. Me souvenir d’eux. C’est important. Labyrinthe de couloirs jusqu’à la sortie. La porte sonne pas. Je suis dehors. Tout seul. Sans supervision. Le vent dans les arbres fait le même son que l’intérieur d’un coquillage L’océan au complet, dans un coquillage. Je marche... (Musique) SARA Je cours. Mes pas sur le béton, entre les débris et entre les voitures. Ses pas derrière moi. Ses pas lourds de bottes à cap d’acier asphalte, acier. Ils m’ont vu. Les loups. Ils savent que je suis ici. Je les ai entendus quand ils ont croisé le chemin d’autres femmes comme Sara, comme moi, comme toutes nous Sara, quand ils les ont trouvées, elles. Elles... qui saignent rouge... Et ce sera pas moi. Alors je cours. Ses pas derrière moi. Il s’essouffle. Il court. Il court après son souffle. Je cours plus vite que lui. Et là... Non, non, non... Devant moi, un mur de brique. Cul-de-sac. Il rit. Pendant un moment, ses yeux énormes me dévorent et je chavire à l’intérieur. Il détache la carabine de son dos et l’appuie sur le conteneur de déchets. Il avance. Je suis piégée, acculée au pied du mur. ÉRIC Quoi? Qu’est-ce qu’y a? ZOÉ Je sais pas. J’ai eu très froid. D’un coup. Il y a quelque chose... par là. ÉRIC Viens. Faut qu’on parte d’ici. SARA Il avance. « Viens ici. Viens ici que je te voie », qu’il dit. L’asphalte froid, son haleine de fumée, son odeur – Quand il arrive tout près de moi, je le pousse très fort il est surpris et il vacille quelques secondes mais c’est tout ce que ça prend pour que je puisse m’éloigner de lui. En prenant sa carabine. Il me suit mais dans la rue entre les voitures abandonnées je me cache et je l’attends. C’est à mon tour. C’est moi qui le traque. C’est moi qui le chasse. Mon tour maintenant. Il cherche, il rugit. « Viens ici, mon estie de bitch. C’t’à moé, le gun. » Je vois son dos. Je mets la carabine en joue, j’enlève le frein et je tire. Il hurle. Il se tourne vers moi. Je tire encore. Il tombe. ZOÉ D’où ça vient? ÉRIC Par là. Viens! SARA « Mon estie de chienne sale », qu’il dit. Le sang sur ses mains qui tiennent son ventre, son chandail sale. « J’vas te trouver, ma tabarnak. Crois-moi, j’vas te trouver pis tu vas payer pour ça » Je le regarde saigner. Saigner rouge. Impossible de pas regarder. Il essaie de se lever, il appuie sur les voitures, il saigne encore plus. Le canon de la carabine, pointé sur lui. Les yeux de Sara, ses yeux à elle qui me supplient. Les yeux de l’homme sur la photo dans la poche du manteau. Mon ventre se serre, ma tête élance il me pousse des crocs il me pousse des griffes mais mon pouls ralentit. Je suis lucide tout à fait calme. Je tire. Une dernière fois. Il retombe entre les voitures comme un débris, comme un déchet. Un loup mort. L’HOMME Je marche. Je barre des jours sur le calendrier quand le soleil se couche. Je suis fatigué. Fatigué mort. À l’intérieur d’un garage, il y a une vieille Mustang sous une toile grise. Je me glisse dans Mustang. Je me laisse envelopper par l’odeur de cuir. J’aime ça les autos. Surtout les belles autos comme ça. Une Mustang rouge. J’en ai toujours voulu une. Une rouge ou une noire. C’est bien, noir, pour une auto. C’est classique, noir. Dans la Mustang, personne peut me voir. Dans le coffre à gants, il y a un bâton de rouge à lèvre. Je le serre fort dans ma main et des images apparaissent derrière mes yeux : un enfant blond sur une balançoire. Un chat qui s’étire sur le bord d’une fenêtre. Marcher dans une tempête de neige Des cheveux blonds dans le visage Une odeur de soufre et tousser, tousser Des doigts portés à une bouche, des doigts qui se couvrent de sang noir et de rouge à lèvres. Des images, tellement d’images, un album photo de la fin... et le bruit des vagues. Les loups passent par petits groupes dans les rues vides. Ils se dirigent vers le ventre de la ville pour se rassembler en grandes meutes. Je barre des jours sur le calendrier. J’attends. Un matin de silence, je sors de ma cachette. Les feuilles tombent. Le sol est couvert de feuilles. Je remonte la fermeture éclair de mon manteau. Je pars. Je m’éloigne des choses que je connais, des maisons silencieuses, de la Mustang rouge dans le garage, de la ville. Tout autour, ça sent la fin et la pluie. Et devant moi : la route. C’est pas ici que je m’arrête. Parce que plus loin, sur ma route, il y a vous. (Musique)