L’HOMME Regarde… le soleil se lève et les chiens s’en vont. Le matin, ils dorment dans une vieille usine par là-bas… Je sais, je les ai vus. Ils sont fatigués le matin, fatigués morts. ZOÉ Comment tu t’appelles? Moi c’est Zoé. Toi, comment tu t’appelles? L’HOMME T’es pas toute seule. ZOÉ Non. Il y a des gens avec moi. Ils vont me trouver. L’HOMME Ils vont te trouver. Je les attends eux aussi. (Éric et Sara entrent) ÉRIC Zoé… J’ai eu tellement peur. On a passé la nuit dans une maison plus loin. Les chiens – On a attendu qu’ils partent. On est venus dès qu’on a pu. On a trouvé ton sac par terre, juste au coin – SARA C’est qui lui? ZOÉ Sara, baisse le gun. C’est pas nécessaire. ÉRIC T’es correcte, Zo? Est-ce qu’il – ZOÉ Je suis correcte. Baisse le gun, Sara. L’HOMME Où est-ce qu’on va? SARA Qu’est-ce qu’il dit? L’HOMME Je vous attendais, tous les trois. Vous habitez à l’intérieur de moi depuis le premier jour. Où on va, Zoé? ZOÉ Portland. L’HOMME L’océan… ÉRIC Heille, c’est pas sérieux, là? Il vient pas avec nous. On n’est pas pour ramasser tout le monde qu’on croise en cours de route! SARA Il y a un pickup dans le garage; on trouve les clés, on prend le pickup et on s’en va. Je veux pas rester ici plus longtemps qu’il faut. L’HOMME Vous êtes trois. Et vous êtes… exactement comme dans mon rêve. ZOÉ Quel rêve? ÉRIC Tu nous as vus dans un rêve? Dans un rêve! C’est une blague! L’HOMME Et qu’est-ce que tu vois dans tes rêves, toi? Tu vois des vautours. Et une femme. Et son ventre déchiré… Tu vois la femme mourir pendant que toi tu restes. J’ai raison, hein? J’ai raison. ÉRIC Arrête… De quoi tu – SARA C’est le stress, Éric, c’est la fatigue. Ça veut rien dire un rêve. L’HOMME Laissez-moi vous raconter mon rêve à moi. Je suis là. Il y a l’océan. Et il y a trois personnes sur le rivage : un homme avec les mains dans les poches, une femme avec une carabine et un manteau trop grand, une autre femme avec les cheveux devant le visage. Il y a le vent. Le hurlement d’un loup. Dans mon rêve, je ferme les yeux. Quand je les ouvre, le rivage est couvert de feuilles rouges, l’eau aussi. J’ouvre les yeux et je suis le seul qui reste. Et le soir tombe. Et je me réveille. Toujours au même endroit. SARA On s’en va. On part maintenant. Zoé, Éric, on part d’ici. Il dit n’importe quoi. Il faut pas l’écouter. Il est pas bien, vous voyez. L’HOMME Personne t’attend là-bas. Au fond de toi, tu le sais. Mais tu marches quand même parce que si tu t’arrêtes, tu sens que tu te transformes en loup. Le loup dans tes rêves à toi, c’est à cause d’elle, celle avec le foulard et le sang rouge, celle avec le manteau que tu portes. C’est à cause de lui aussi, celui tombé entre les voitures là-bas. Je peux vous aider. ÉRIC Non… non. Tu dis n’importe quoi, c’est ridicule – Il faut partir d’ici. Il faut partir maintenant. Sara, viens, on va trouver les clés du pickup. ZOÉ Qu’est-ce que tu vois dans tes rêves, Éric? Dis-moi ce que tu vois. ÉRIC C’est juste un rêve. Ça veut rien dire. ZOÉ Moi aussi, je fais le même rêve depuis des nuits, depuis des semaines. Dis-moi pas que ça veut rien dire parce que ça m’arrive aussi. Dans mon rêve, il y a l’océan. Et des feuilles rouges qui flottent à la surface de l’eau. Et sur la plage, il y a la silhouette d’un homme. Je marche vers lui et il se retourne pas. Il se retourne jamais. Et je me réveille sans jamais pouvoir voir son visage. À toutes les fois, c’est la même chose… SARA Ça veut rien dire. Tu fais des cauchemars. Tout le monde fait des cauchemars. ZOÉ Plus on s’approchait d’ici, de cette maison-ci, plus on faisait des cauchemars. Toujours la même chose, les mêmes images. Il faut qu’on se rende à Portland. Pour voir ce qui nous attend là-bas. Éric, l’homme de mon rêve, l’homme qui nous attend là-bas, c’est p’pa, je le sens. S’il-te-plaît. Lui, il voit ce qu’on voit. Et il sait quelque chose. SARA Il sait quoi? L’HOMME Je sais ce qui se passe à la fin. Tiens. Les clés. ÉRIC Prenez tout ce qui se mange. On part dans cinq minutes. (Musique) ZOÉ Tu dors pas? ÉRIC J’ai froid. Les autres dorment? ZOÉ On dirait. Je m’habitue pas au silence. ÉRIC Il fait de plus en plus froid. ZOÉ On arrive. On est presque arrivés. (L’Homme se retourne, soupire.) ZOÉ Chuuut. On veut pas réveiller tout le monde. ÉRIC Qu’est-ce qu’il a, lui, tu penses? ZOÉ Dur à dire. ÉRIC Ça fait huit jours qu’il est avec nous et il veut même pas nous dire son nom. Quand on lui pose des questions, il nous regarde comme s’il comprenait pas. Comme si on n’était même pas là. Il se parle tout seul. ZOÉ Il est pas dangereux. ÉRIC Pourquoi tu m’as pas parlé de tes rêves? ZOÉ Ben... Qu'est-ce que... Qu’est-ce que t’aurais dit si je t’en avais parlé? ÉRIC Je sais pas. ZOÉ Pourquoi tu m’as pas parlé des tiens? ÉRIC Je sais pas… C’était trop personnel. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression qu’on fait tout ça pour rien, Zo… ZOÉ Tu penses pas ça pour vrai, Éric. [Bruits de mouvements.] ZOÉ On t’a réveillé. Je suis désolée. L’HOMME J’ai jamais vu l’océan en vrai. ZOÉ C’est très beau l’océan. [Bruit de réveil.] SARA Vous parlez fort… Il fait froid. C’est le matin? ÉRIC Pas encore. Bientôt. L’HOMME Zoé… Parle-moi de l’océan. ZOÉ Où est-ce que t’étais avant? Avant tout ça? Moi j’étais dans un hôpital. C’était ma dernière année de résidence. À l’hôpital pour enfants. L’HOMME Les hôpitaux, c’est pour guérir les gens… C’est ce qu’on dit. ZOÉ On a essayé. On a, on a tout essayé, mais ça s’est passé vite, tellement vite – Et quand les loups sont entrés, je suis partie. Il y avait rien d’autre à faire. Je pouvais plus aider personne. J’étais toute seule moi aussi. Tout le monde était mort… SARA Passe-moi la carabine. Zoé, c’est mon tour. Vous devriez essayer de dormir un peu avant qu’on reparte. L’HOMME Je les ai vus aussi. Ceux comme toi. SARA Ceux comme moi? L’HOMME Ceux en vert. Ceux en vert avec les drapeaux sur le bras et les casquettes. SARA Comment tu sais ça? L’HOMME Tes bottes. ÉRIC L’armée? T’es dans l’armée, Sara? Pourquoi tu nous l’as pas dit? SARA Parce que c’est plus important maintenant. Je vais m’installer près de la fenêtre. ÉRIC Viens, Zo. Faudrait dormir un peu. Tu lui fais confiance? À lui? ZOÉ Il est sans défense. Il veut nous aider. ÉRIC Il a pas toute sa tête. ZOÉ Peut-être que c’est mieux comme ça. (Transition sonore) ZOÉ Dans le chalet abandonné où on dort, il y a un miroir. ÉRIC & SARA Je regarde mon visage dans le miroir. SARA … Même si je pouvais sauver toutes leurs vies, échanger leurs vies contre la mienne¸ ÉRIC M’arrêter, SARA même si je pouvais encore marcher droit, ÉRIC juste SARA il resterait rien de mes yeux d’avant… ÉRIC M’arrêter. ZOÉ … Les cauchemars me réveillent. ÉRIC M’étendre dans la neige, ZOÉ Je vois mon visage fondre. ÉRIC laisser la neige me recouvrir, ZOÉ Je vois mon corps devenir ÉRIC disparaître… ZOÉ une feuille rouge qui flotte à la surface de l’eau. Je vois un homme qui me regarde. Son visage c’est celui d’Éric, celui de mon père, celui des loups, SARA … je pense que je n’ai jamais été une bonne personne… ZOÉ celui de tous les enfants à qui j’ai sauvé la vie. ÉRIC … je pense que j’ai laissé tout ce qui était bon de moi dans les draps ZOÉ C’est un homme ÉRIC avec le corps froid de Valérie. ZOÉ et c’est tous les hommes SARA … je suis noire à l’intérieur ZOÉ et je veux plus dormir maintenant… ÉRIC Tout ce que j’étais quand j’étais avec elle… SARA je suis noire L’HOMME Ils ont fait tout ce qu’ils devaient faire. SARA coupable. L’HOMME Ils sont passés par toutes les stations SARA Je pourrais percer la peau faible des agneaux L’HOMME la ville morte, SARA avec mes dents de loup… L’HOMME le motel solitaire, la maison toute blanche à l’intérieur. Et maintenant, ÉRIC … Je m’assois dans la baignoire sale et glaciale de la salle de bain du chalet. L’HOMME la route vers la fin. ÉRIC C’est la nuit L’HOMME L’océan ÉRIC et c’est mon tour de garde. L’HOMME comme des milliers de millions de murmures qui m’appellent… ÉRIC La carabine dans les mains. Je vide toutes les cartouches. Je les range dans mes poches. SARA … Je voulais les aider. ÉRIC Il fait noir. SARA C’est ce que je devais faire c’était mon travail aider les gens. ÉRIC Mon souffle fait de la buée dans l’air froid. SARA Je voulais, je le jure, je voulais – ÉRIC Je mets le canon de la carabine dans ma bouche. SARA Mais les gens en panique, ÉRIC Le doigt sur la gâchette... SARA les gens malades, qui se marchent dessus, qui hurlent qui comprennent pas. ÉRIC … Éric et Valérie. SARA Je voulais les aider… ÉRIC C’est ce qu’on disait. SARA … Et ceux en vert qui tirent dans la foule. ÉRIC « Éric et Valérie sont arrivés. » « Éric et Valérie ont appelé. » SARA Est-ce que j’ai tiré moi aussi? ÉRIC Le doigt sur la gâchette… SARA Est-ce que j’ai tiré?... L’HOMME Il leur reste plus rien ÉRIC Éric et Valérie et une photo de leur échographie. L’HOMME et ils ont peur. ÉRIC Six semaines. L’HOMME Je peux les aider, moi. ÉRIC Sept semaines. L’HOMME Je sais que c’est ce que je dois faire. Je sais. ÉRIC Douze semaines.Trop tôt encore. Petit cœur de rien. ZOÉ … Le miroir me renvoie l’image d’une personne que je reconnais plus. ÉRIC Un nouveau petit cœur pour oublier tous les vieux souvenirs. Valérie dans notre lit, barricadée dans notre chambre. La photo de notre échographie. ZOÉ Sous les coupures ÉRIC que j’ai laissée sur son ventre… ZOÉ et les engelures et les morsures du vent, sous la crasse et la poussière, je suis ÉRIC … Si l’enfant dans son ventre était la moitié de moi ZOÉ devenue ÉRIC – Est-ce qu’il aurait pu survivre lui aussi?... ZOÉ dure. ÉRIC … Le canon dans la bouche. ZOÉ Et SARA … J’aurais aimé la connaître pour vrai. Sara. ZOÉ cassante… ÉRIC Le doigt sur la gâchette. SARA J’aurais aimé la prendre dans mes bras ÉRIC Pas capable. Pas capable d’appuyer sur la gâchette, même quand la carabine est vide. SARA la serrer dans mes bras mais j’ai serré son foulard sur sa bouche. ÉRIC Même pas capable de réussir ça. SARA J’ai fait ça. ÉRIC Je remets les cartouches dans la carabine. SARA oui, j’ai fait ça. ÉRIC Je retourne dans le salon où les autres dorment… SARA Je suis le loup, un foulard à la bouche. ZOÉ … Je me regarde. ÉRIC C’est tout ce que je suis maintenant. ZOÉ J’essaie de regarder seulement mes yeux. SARA Peut-être que je mérite pas de continuer. Peut-être qu’une personne comme moi ça mérite juste de… L’HOMME Des traces de pas dans le sable. ZOÉ Seulement L’HOMME L’eau qui s’accumule dans les empreintes de pas. ZOÉ mes lèvres. L’HOMME Le hurlement du vent. ZOÉ Seulement mon cou. L’HOMME Le ciel blanc qui s’abat sur moi. ZOÉ J’essaie de me reconnaître, L’HOMME Ma tête s’ouvre, ZOÉ un morceau de moi à la fois. L’HOMME mes yeux voient tout : la route ZOÉ Rien. L’HOMME et l’océan. ZOÉ Je prends le porte-savon du comptoir de la salle de bain. L’HOMME et tout ce qui vient après. ZOÉ Je le lance vers le miroir qui se fissure sans craquer complètement. L’HOMME Je dois les aider, ZOÉ Je regarde mes quatorze yeux dans les éclats de miroir. L’HOMME les relever, essuyer leurs visages. ZOÉ Je réponds pas. L’HOMME Ce serait tellement facile pour eux de s’arrêter là mais ils doivent continuer. Il y a de la lumière plus loin. Je sais. Je comprends maintenant. On arrive. (Musique) ÉRIC 3290. C’est ici. ZOÉ La maison a l’air tellement plus petite. ÉRIC Ça fait longtemps qu’on n’est pas venus. ZOÉ Il cachait tout le temps une clé en dessous du bac à fleurs. Venez. Entrez.