PATRICE La maison dort. C’est la voix de D’Angelo qui se promène d’un étage à l’autre, qui me suit dans mes dernières actions à accomplir aujourd’hui. Je remonte et là j’enfile ma vieille couette dans un couvre-lit acheté aujourd’hui. J’aurai dormi cinq mois dans le sous-sol de l'ancienne maison, Et neuf mois par terre dans ma nouvelle chambre. Quatorze mois à dormir la plupart du temps seul. À me réapproprier les nuit solitaires, dans le noir et le silence de l’escarpement Eardley, Au milieu des chênes blancs, des noyers cendrés et des genévriers de Virginie. Je sais pas par quel miracle je réussis l’opération du couvre-lit, en solo, sans me fâcher. C’est l’heure de sortir avec le chien, qui traque les animaux nocturnes et s’arrête où quelqu’un - mon frère ou ma sœur - a jeté le bouillon de la fondue, pendant qu’on faisait la vaisselle. On n'a pas pris de chance. Je sais pas encore si c’est une bonne idée de disposer du bouillon dans une fosse sceptique. En sourdine, durant la soirée, les Jays échappaient un autre match des séries. Une défaite légendaire, comme ça s’est jamais vu : ils ont réussi à perdre après avoir mené 8-1. La veille, j’avais vu qu’ils tiraient de l’arrière 4-0, en passant devant un pub éclairé par cinq ou six écrans géants. Y’a pas plus belle image, ambiance, que celle d’un bar où on diffuse une game de balle, un soir d’automne. Malgré la défaite des Jays - qui ont mené jusqu’en 8e - la fête dans la maison Brady, le premier anniversaire de notre plus vieux depuis qu’il habite ici à mi-temps, était d’un ordinaire magique. Les lièges des vins nature et la bouteille de porto (achetée par mon père, évidemment) traînent encore sur la table de la cuisine. Dad m’a demandé si je les gardais ou si je les jetais. Ça m’a fait sourire d’imaginer un grand vase dans mon salon, rempli des bouchons des bouteilles bues entre amis dans la soixantaine. Les comptoirs qui sont ensevelis de chandelles à moitié brûlées et pleines de glaçage, de morceaux de baguettes, de quartiers d’agrumes éventrés et de verres cernés, je les laisserai intouchés pour la nuit. Les cendres flottent dans l’air du salon depuis ce midi. Elles se posent doucement sur la table, le tapis, les pierres de la cheminée. Les bûches récupérées après la tempête du printemps ont finalement eu le temps de sécher. Ça va me permettre de passer un hiver un peu plus au chaud. Je monte une dernière fois, en éteignant les dernières notes de lumière. La musique se fond au noir de la maison. Le chien et moi, on s’endort dans le silence le plus complet. KARINA Je décore la maison pour l’Halloween et je me surprends à me dire que j’ai bien vécu, comme ces femmes de quatre-vingts ans, reconnaissantes de leur vie, de leur parcours, de leurs expériences vécues. Je me surprends à prendre mon café le matin, m'asseoir sur mon balcon, regarder les chars passer et me dire que j’ai eu une vie remplie, heureuse. Que je comprends mon grand-père, le sentiment qu’il avait sur son lit de mort quand il m’a dit « je suis prêt, je suis prêt à partir». Avec aucun regret, aucune peur dans son regard bleuté. Je me surprends à être prête, moi aussi. À boire mon café, et me dire, combien de temps encore, combien de fois, de matins, à boire le même café, prendre la même douche, porter les mêmes vêtements, écrire les mêmes listes. Je ne suis pas suicidaire, détrompez-vous, Je puise le bonheur dans la répétition du banal. Essayer le kimchi ne m’intéresse pas, Les huîtres non plus d’ailleurs. Ce n’est pas le goût, c’est le besoin, Je n’en ai pas besoin. L’expérience du quotidien me suffit. Aller porter mes enfants à l’école me suffit, vous parler me suffit, écrire, marcher, courir. aimer. J’ai beaucoup aimé. J’aime encore tant. Ce soir, allongée sur le divan près de la fenêtre entourée d’une constellation de minuscules lumières oranges, la tête de mon amant qui repose sur mon ventre, je lui dis que c’est dans ces moments-là, précisement, au moment où mon ventre se gonfle d’air, et que sa tête crée un contrepoids sur mon corps, je lui dit que je voudrais mourir, à ce moment précis, parce que le bonheur m’afflige. La chienne jappe à la fenêtre les fantômes qui passent dans la rue. Ses cris s’allongent et résonnent dans les luminaires. Je me demande ce qui restera, une fois la maison vidée de ses vivants.