Épisode 3 - La noirceur ZOÉ On marche depuis des jours. On fait attention. Même le bruit du vent nous faire peur maintenant. La nuit, on s’arrête pour dormir. On se cache pour dormir. Le jour se lève, gris, froid, triste. Dans une voiture blanche abandonnée le long d’un boulevard industriel, Éric somnole. L’humidité m’a empêché de dormir. Toute ma peau me fait mal. Je sors de la voiture et je referme la portière doucement. Éric, roulé en boule dans le siège passager, la tête sur son sac, se réveille pas. Je marche quelques pas entre les voitures abandonnées. Mes jambes élancent. Je marche jusqu’à ce que la douleur s’arrête. Une auto rouge, une auto bleue, un camion noir. Il y a des nuages de mouches dans l’air. Dans une auto verte, une femme est affalée sur le volant. Son visage est noir de sang séché et de mouches. J’entends presque les battements d’ailes. Je m’approche et toutes les mouches décollent d’un coup. Un nuage noir sur le gris du ciel. À côté, un VUS noir, toutes les portières ouvertes, presque arrachées de leurs gonds. Plus de lumière dans l’habitacle, la batterie morte depuis longtemps. À l’intérieur du VUS, deux petits sièges d’auto : un pour bébé, un pour enfant. Vides. L’intérieur de la voiture maculé de sang. De sang rouge. Mais séché maintenant. Brunâtre. Des traces de doigts sales sur les vitres. De la boue en grandes plaques sur les bancs et le sol de la voiture. Les loups. Autour de la voiture, une petite espadrille jaune traîne dans la boue. Il y a des traces de bottes. Une douille de carabine, une deuxième. Une barre à clous rouillée dans les herbes longues, écrasées par la pluie. Je prends la barre à clous. Elle est lourde pour mes bras faibles, pour ma soif constante, pour ma fatigue impossible. Les yeux des loups de l’hôpital. Leur odeur dans mes narines. La cassure au fond de ma peau. C’est là que je fonce. Que je défonce. Que je casse tout. La barre à clous sur les parebrises qui se fendillent, craquent, explosent. Je frappe, je hurle. J’ai jamais eu autant mal. Ça dure des éternités. Tous les parebrises, toutes les vitres autour y passent. Je vois plus rien. Mes cheveux sales devant mes yeux qui pleurent. Et je frappe. Mes mains font mal, mes doigts saignent, serrés sur la barre à clous. Je pourrai jamais briser assez de choses. Mais je frappe. Je frappe. Je frappe. Je – Je m’arrête. Je laisse la barre à clous tomber au sol. Le son du métal sur l’asphalte. Des grosses gouttes de pluie s’écrasent sur mon visage. Mes bras tremblent. Mes muscles vidés. À quelques mètres à peine, Éric est appuyé sur la voiture blanche. ÉRIC Viens. On reste pas ici. On s’en va. On regarde plus en arrière. On revient plus jamais. ZOÉ On marche le long du boulevard industriel. Il pleut. Encore. On sort de la ville. Mes mains sont couvertes de rouille et de coupures. Je pleure plus. Éric met sa main sur mon épaule et je le laisse faire. Il se sent mieux comme ça. Moi je sens rien. Plus rien. (Musique) ÉRIC ZOÉ SARA L’HOMME Marcher. ÉRIC ... Un pied devant l’autre sans y penser... ZOÉ ... La banlieue qui fait place aux champs, puis aux arbres. Le silence tout autour. ÉRIC ... Marcher le jour, ZOÉ Marcher... ÉRIC prendre une auto quand on en trouve une. Dormir par terre, entre les arbres, près d’un feu. Dormir avec ma sœur dans des voitures laissées à l’abandon, ZOÉ ... Éric qui marche sans parler. ÉRIC l’humidité dans les vitres. ZOÉ Il pense à Valérie, ÉRIC Monter la garde. ZOÉ la peau grise, le corps raide, la bouche noire. ÉRIC Un après l’autre... ZOÉ Il dort presque plus. Une heure ici et là. Quand il dort, ses mains se serrent en poings, son front se plisse, SARA Je marche. ZOÉ ses dents grincent... SARA La carabine de plus en plus lourde. Une boîte de balles dans ma poche. Il le méritait, je te jure, Sara, il le méritait. Deux tours en Afghanistan. Jamais tué personne. Je l’ai fait pour toi. Non. Je l’ai fait pour moi. Les cauchemars qui vont, qui viennent. ZOÉ ... Marcher. SARA Je sais plus si je rêve ZOÉ Entre les branches, entre les roches, du coin de l’œil, SARA si je dors si je suis vraiment ici. ZOÉ voir sans arrêt le visage du loup de l’hôpital. SARA Alors je marche. ZOÉ Sentir l’odeur de goudron. Le visage du loup. Ma joue qui râpe l’asphalte. Son odeur, son souffle, sa poigne sur mes cheveux. Son visage – ÉRIC Arrête. Bouge plus. Chhhut. ZOÉ Quoi? L’HOMME Je marche. Les rues pareilles. Une maison rose, une maison jaune, une maison brune avec des volets blancs, une maison brûlée, les cendres à tous vents. Toutes pareilles. Des boîtes pareilles, deux fenêtres devant, une porte au centre, comme une bouche. Une bouche noire. ZOÉ J’entends rien. ÉRIC Je pense que quelqu’un nous suit. (bruit) ÉRIC T’entends? ZOÉ C’est quoi? ÉRIC Des chiens... Ils ont dû trouver un - ZOÉ Viens. On marche. Il faut trouver un endroit pour la nuit. Il fait froid. SARA Si je continue à marcher je pense plus à la faim la soif la peur La peur entre les arbres. Les feuilles mortes qui tombent avec un fracas de fin du monde. Je pense plus, je peux plus – un pied devant l’autre, j’avance. ÉRIC ... marcher SARA Je marche ÉRIC avancer SARA j’avance ÉRIC marcher SARA je marche ZOÉ marcher SARA j’avance ZOÉ avancer ZOÉ SARA ÉRIC marcher avancer plus penser marcher... ÉRIC ... plus penser à Valérie dans notre lit juste là sans défense les loups partout la ville qui grouille de loups fermer toutes les portes toutes les fenêtres j’ai fermé toutes les portes toutes les fenêtres j’ai barricadé la chambre mais elle est toute seule maintenant ZOÉ Un pas devant l'autre ÉRIC je l’ai laissé toute seule et c’est de ma faute et j’aurais pas dû qu’est-ce que je fais ici pourquoi je suis ici moi avec les morts avec les cadavres avec les loups en ville qu’est-ce que je fais ici... ÉRIC ZOÉ ... un pas devant l’autre marcher encore marcher je marche... SARA ... Son visage et sa voix. Si je m’arrête pendant trop longtemps je l’entends encore... « Laisse-toi faire. / J’vas te trouver, crois-moi, ma tabarnak. / Reste tranquille. / Ma tabarnak, crois-moi / tu le sais que c’est ça que ça te prend / crois-moi j’vas te trouver / c’pas fini / » ZOÉ SARA ... Ses yeux... ZOÉ Ses yeux de loup... Complètement vides. Noirs – pleins de noirceur – SARA Ses yeux de loup... Ses yeux suppliants. Il pensait pas que j’allais tirer il pensait pas que – ÉRIC Ses yeux à Valérie, SARA mais je l’ai fait et c’était tellement facile. ÉRIC Comme si elle savait que c’était fini. SARA Pas de pitié. Pas penser à moi, penser à Sara. Et tirer. Au début, j’entendais des pas, des respirations, des griffes sur l’écorce des arbres, avant de me rendre compte que c’était moi. ÉRIC Chhhuuut. ÉRIC ZOÉ SARA L’HOMME ...il fait tellement noir... SARA ... tout vacille je – Je veux je dois dormir. Si je m’étends par terre je vais fondre dans la terre froide je me relèverai jamais. ZOÉ Je pense que t’as raison. J’ai l’impression que quelqu’un nous regarde. Allo? ÉRIC Qu’est-ce que tu fais? Viens. On s’en va. L’HOMME Nos routes vont se croiser bientôt. Je le sais. Je le sens. Je peux presque les voir maintenant. Je leur montre le chemin à suivre. Marcher. Ils doivent encore marcher – SARA Je les vois, je les entends. Deux. Ils sont deux. Je suis là et ils... savent. Ils me sentent, ils savent. Il faut ce qu’il faut il faut faire ce qu’il faut faire. Pas de pitié. J’ai tiré le loup et je suis devenue un loup maintenant. Ils sont deux. Et ils sont pas armés. Moi oui. L’HOMME Je peux voir dans leur noirceur. Je peux voir. ÉRIC Regarde! ZOÉ Un motel... ÉRIC On s’arrête pour la nuit. ZOÉ Ça ressemble au motel des vacances à Cape Cod. Avant le premier cancer de maman... Tu te souviens? ÉRIC Ça ressemble à tous les motels. ZOÉ Figé dans le temps. Pareil comme en 1991. ÉRIC Cape Cod... ZOÉ On est quelle date? ÉRIC Je sais plus. Je pense que j’ai perdu le compte... ZOÉ Hey, on se voyait pas beaucoup avant. ÉRIC On était occupés. ZOÉ On aurait dû prendre le temps. Prendre le temps pour vrai. Je pensais à toi souvent. Je me disais que ça faisait longtemps qu’on s’était pas vus. Je me disais que j’allais t’appeler. Et je le faisais pas. On était dans la même ville, on respirait le même air, mais on avait deux vies... séparées. Tu trouves pas ça bizarre? ÉRIC Zo... ZOÉ On aurait dû faire des efforts. ÉRIC On aurait dû. Qu’est-ce qui t’es arrivé avant que tu débarques chez moi, Zoé? À l’hôpital. ZOÉ Viens voir... ÉRIC Quoi? ZOÉ Il neige. (Musique) L’HOMME Je m’assois au pied d’un mur de briques. Je déballe mon dernier pot de pudding au chocolat. Je trempe ma cuillère dedans et je mange très lentement. Faire durer. Devant moi, il y a des balançoires qui grincent. Le vent souffle et des petits, petits flocons tombent. Piquent mes joues. Je ferme les yeux. Et je vois. Je les vois eux. Je vois pas encore leurs visages. Mais ça viendra. Ils sont tout près de moi maintenant. Je jette le pot de pudding vide dans une poubelle. Je m’assois sur une des balançoires. Les chaînes sont froides sur les paumes de mes mains. Je me balance. Plus haut. De plus en plus haut. L’air froid sur le visage. La neige. Plus haut encore. La nuit tombe, d’un coup. Pas de lune ce soir. La nuit tombe et au loin, le hurlement d’un loup. (Musique) ZOÉ Il fait tellement clair! ÉRIC C’est la neige. ZOÉ J’ai encore l’impression que quelqu’un nous regarde. ÉRIC Viens. On peut pas rester ici. SARA On bouge pas! Don’t move! ÉRIC Okay... okay... on se calme. Pas besoin de nous pointer un gun dans la face. SARA Qu’est-ce que vous avez dans vos sacs? J’ai dit : qu’est-ce qu’il y a dans vos sacs? ÉRIC C’est à nous. SARA Les sacs! C’est bon... Reculez maintenant. Encore... ÉRIC Heille, pour qui tu te prends? SARA Fais attention à ce que tu dis... Il y a quelqu’un qui a un gun ici et c’est pas toi. ZOÉ Éric... [Sara : gémissement de douleur.] ZOÉ Ça va? ÉRIC Elle est malade. C’est certain. Regarde-la, elle ne tient à peine debout. SARA Je suis pas malade! D’où est-ce que vous arrivez, vous –? De la ville vous aussi? Est-ce que tout le monde est mort d’où vous venez? Tout le monde? Le sang noir sur la bouche, les yeux, la toux, la fièvre. Et là, juste... morts. J’ai tellement mal à la tête... Je suis juste – (Sara s'effondre) ZOÉ Elle s’est évanouie. Viens, aide-moi. ÉRIC Qu’est-ce que tu fais? Elle est malade, il faut pas la toucher. ZOÉ Elle est pas malade. Je suis certaine qu’elle est pas malade. Pas comme les autres. As-tu vu ses yeux? Elle est comme nous. ÉRIC Comment tu sais? ZOÉ Parce que je sais. ÉRIC Il faut qu’on parte, Zoé. Elle est peut-être pas toute seule. ZOÉ On peut pas la laisser par terre. Prends sa carabine si ça peut te rassurer, mais on peut pas juste la laisser par terre. ÉRIC On peut pas rester ici. C’est un stationnement. N’importe qui pourrait nous voir. ZOÉ Aide-moi, on va l’amener dans la chambre. Elle est déshydratée, elle est épuisée, il fait froid. Elle va mourir si on la laisse ici. ÉRIC Zoé! On a été chanceux. Reprends ton sac et tes affaires et on s’en va. ZOÉ Non. On peut pas faire ça. Je peux pas faire ça. Je peux pas la laisser mourir. J’ai vu tellement de gens mourir et je pouvais rien faire pour les aider. Je peux pas la laisser mourir si je peux l’aider. S’il-te-plaît. Fais-le pour moi. (Musique) L’HOMME Je me réveille, roulé en boule dans un château de bois pour enfant. Il a neigé cette nuit. La neige qui recouvre les balançoires. Je me réveille. Quand je dors, c’est toujours les mêmes choses que je vois. Quand je dors, je les vois, eux. Je vois des bottes qui arrivent de deux côtés différents puis qui s’éloignent ensemble sur le même chemin. La deuxième station : un motel. Je reprends la route. Je marche. Je laisse des traces dans la neige. Près du parc, il y a une maison et j’entre. Au sous-sol, il y a une salle de jeu. Les rideaux sont blancs. Les murs sont jaunes. Il y a des dessins partout. Des dessins signés : Josiane 6 ans, Alexandra 4 ans. Si j’effleure les dessins, je vois des images derrière mes paupières : un tricycle rouge, deux poupées pareilles, une boîte de plastique remplie de cartes de Saint-Valentin et du sang noir qui coule sur un chandail bleu pâle, sur un divan gris, sur un rideau blanc – Je prends une feuille sur la table. Je dessine les choses comme elles étaient avant. J’utilise tous les crayons, toutes les couleurs. Je signe. Je laisse mon nom pour me rappeler d’ici. Bientôt, maintenant. (Musique) SARA Où est-ce que – ZOÉ Whoa, attention. Essaie pas de te lever. Tu t’es évanouie dans le stationnement dehors. Tu dors depuis hier. T’es déshydratée. J’ai essayé de te donner de l’eau, mais tu la recrachais tout le temps et on n’en a plus beaucoup. SARA J’ai mal partout – ma tête... j'dois juste avoir f– ZOÉ Moi c’est Zoé. Lui, c’est Éric. C’est mon frère. ÉRIC Toi, comment tu t’appelles? SARA C’est ma carabine... Je l’ai trouvée. ÉRIC C’est moi qui la garde pour le moment. Parce qu’on peut pas te faire confiance, hein? Ton nom? SARA Sara. ZOÉ Tiens, essaie de boire un peu d’eau maintenant. SARA Avez-vous vu d’autres survivants? Depuis que vous êtes sortis de la ville. ZOÉ Personne. Juste toi. ÉRIC Dans toutes les maisons où on est entrés, il y avait juste des morts. SARA Avez-vous vu des gens malades? ZOÉ Pas depuis au moins deux semaines. SARA Okay... Vous auriez dû partir. Juste me laisser là. Moi c’est ce que j’aurais fait. Pourquoi vous m’aidez? ZOÉ Parce que c’est la chose à faire. SARA Où est-ce que vous allez? Qu’est-ce que vous faites ici? ÉRIC On marche, c’est tout. On n’a pas le droit? ZOÉ Arrête, Éric. ÉRIC De toute façon, il fait déjà noir, on peut rien faire maintenant. On devrait en profiter pour dormir un peu. Mais demain, Zoé et moi on repart. ZOÉ Éric... ÉRIC On peut pas perdre une autre journée ici. Et je garde la carabine. SARA J’en ai besoin. ZOÉ Tu pourrais venir avec nous... On a trouvé une auto avec de l’essence dans le stationnement. Les clés étaient par terre. On va pouvoir faire un bout avec ça. ÉRIC Zo... C’est pas safe... ZOÉ On en reparlera demain. Éric a raison : on devrait essayer de dormir. ÉRIC Okay, tu peux rester ici cette nuit. Pis on verra demain pour la carabine. SARA C’est ça, oui... ZOÉ Merci. ÉRIC Je le fais pour toi. Si je m’écoutais, je l’aurais laissée par terre dans la neige. ZOÉ Moi je sais que t’aurais pas fait ça. ÉRIC Essaie de dormir un peu. Je te réveille tantôt. Je veux garder un œil sur elle. (Musique) L’HOMME J’entre dans les maisons, je respire l’air à l’intérieur, je marche dans toutes les pièces lentement, en faisant le moins de bruit possible. Dans les maisons, il y a des gens couchés sur leurs lits, sur leurs divans, sur leurs planchers. La bouche noire. Dans leurs maisons, en touchant les murs, en touchant leurs choses, je vois des images de leurs vies. Je prends toujours le temps de voir des images de leurs vies. C’est important. Dehors, il neige et mes bottes laissent des traces. L’après-midi au soleil la neige fond et c’est comme si je disparaissais. Je les attends. Parce qu’ils ont besoin de moi. Je continue à les attendre. Je marche. J’arrive dans un nouveau quartier. Toutes les rues... des noms d’arbres... Oak Street, Grey Pine Road, Maple Crescent, Maple Crescent.... Une grande maison au bout de Maple Crescent. Une construction neuve qui sent encore la peinture. À l’intérieur, tout est blanc : les murs, les rideaux, les draps. En touchant les murs, je vois aucune image. Dans les lits, il y a personne. Le sentiment d’être arrivé. (Musique)