[Des pas qui s’arrêtent.] ÉRIC Qu’est-ce que tu fais, Sara? On peut pas s’arrêter, il fait encore clair. On va jamais arriver si on continue comme ça. ZOÉ Écoute, moi aussi, je suis crevée, Éric. On peut juste prendre une pause. Pas longtemps. ÉRIC Okay. Okay! Pause. ZOÉ Est-ce qu’il reste quelque chose à manger? ÉRIC Non. Faudrait trouver une maison, un chalet, quelque chose. ZOÉ Rien? Regarde dans ton sac au moins. ÉRIC Rien! Il y a rien dans mon sac. Regarde toi-même si tu veux. ZOÉ Non, c’est bon. Je te crois... Je vais aller me promener un peu, voir ce qu’il y a autour. ÉRIC Toute seule? ZOÉ Je vais pas loin. ÉRIC Prends la carabine, au moins. ZOÉ Ça va. ÉRIC Zo, prends la carabine. ZOÉ Bon okay. ÉRIC Fais attention. ZOÉ Oui. Oui. ÉRIC Essaies-tu de trouver un moyen de m’attaquer avec une branche ou quelque chose? SARA Je veux ravoir ma carabine. C’est à moi. Si j’ai choisi de vous suivre, c’est pas à cause de toi. C’est parce que ta sœur m’a sauvée. Elle m’a sauvée deux fois : de la mort et de moi. Mais tu peux pas comprendre ça. T’es pas le genre de personne qui pourrait comprendre ça. Je lui dois quelque chose à elle et j’aime pas ça devoir des choses aux gens. Donc je reste. T’as rien à voir là-dedans. ÉRIC Je l’aime beaucoup ma sœur mais elle est trop naïve. On peut pas faire confiance à tout le monde. Surtout pas le monde qui essaie de voler nos sacs avec une carabine. SARA On marche vers l’est. C’est facile à voir avec le soleil. ÉRIC On marche vers l’est. SARA J’ai entendu dire que c’est moins pire au sud. ÉRIC Qui dit ça? SARA C’est ce qu’ils disaient à la radio. Avant que tout s’arrête. ÉRIC Pourquoi tu fais pas juste aller au sud d’abord? SARA Qu’est-ce que tu aurais fait différemment si tu l’avais su? Si quelqu’un t’avait averti Je me demande si on aurait vraiment pu être prêts. Prendre des précautions. Faire quelque chose. ÉRIC Avant tout ça, je travaillais au dix-neuvième étage d’une tour de vitre. Je travaillais toute la journée devant mon ordinateur et le soir, je rentrais à la maison, je soupais avec ma blonde, j’allais me coucher avec ma blonde dans mon lit, chez moi. Avant tout ça, j’avais une blonde, j’avais des amis, j’avais une job, je faisais des choses, rien de spécial, rien d’extraordinaire. J’étais pas médecin comme ma sœur, j'étais pas important comme ma sœur, j’étais juste... tranquille. Pourquoi je suis pas mort, moi aussi? Je suis pas fait pour ça. Si j’avais su, je serais mort en premier. Je serais mort le premier. Avant tous les autres. ZOÉ De quoi vous parlez? ÉRIC De rien. Pis? ZOÉ On arrive. De la route, avec les jumelles, on voit des panneaux pour la frontière. Encore loin, mais on les voit. ÉRIC Yesss... SARA La frontière – Vous allez aux États? ÉRIC Toi, où est-ce que tu vas? Tu nous l’as pas plus dit. ZOÉ On s’en va dans le Maine. À Portland. SARA Pourquoi Portland? ZOÉ Notre père habite à Portland. Ben, un peu à l’extérieur de la ville, sur le bord de l’océan. SARA Il est encore vivant votre père? Vous lui avez parlé? ZOÉ Éric lui a parlé. Juste avant que les lignes coupent complètement. SARA Qu’est-ce qui vous dit qu’il est vivant? ZOÉ Rien... Mais on se dit que si nous on a survécu, si nous on est immunisés, peut-être que lui aussi. Peut-être que c’est génétique. SARA C’est beaucoup de route pour un peut-être... ZOÉ C’est pas comme si on avait eu une meilleure idée. SARA Moi aussi, je m’en vais à Portland. ÉRIC Qu’est-ce que tu t’en vas faire à Portland? SARA C’est là que je dois aller, c’est tout. Donne-moi la carte. On est ici, non? À peu près. ÉRIC À peu près. SARA Si on continue à marcher et qu’on se rend jusqu’à cette ville-là, les routes seront pas autant encombrées qu’ici. Là, on pourrait trouver un pickup avec des bons pneus. Comme ça, si la route est pas praticable, on pourra contourner sur le côté. On pourrait arriver plus vite. ÉRIC Pis pourquoi on te laisserait continuer avec nous? Tu sais où tu t’en vas. SARA Qu’est-ce que tu veux que je fasse? Moi aussi, je m’en vais à Portland. Veux-tu qu’on fasse une course pour voir qui arrive en premier? ÉRIC Vas-y toute seule! On va au même endroit, ça veut rien dire! SARA Pourquoi c’est toi qui décides? ÉRIC On n’a pas besoin de toi! Tu nous dois rien, on veut que tu partes. ZOÉ Okay, c’est assez, Éric. On a juste une carte, on connaît pas le coin, et par les routes secondaires pour contourner les grandes villes, sans la carte, on va se perdre. Et trouver un pickup, c’est une bonne idée. ÉRIC, résigné. Okay, okay. C’est bon. On s’en va à Portland les trois. ZOÉ Heille, où tu vas? ÉRIC Je m’en vais pisser avant qu’on reparte. J’ai le droit? ZOÉ Va pas trop loin. ÉRIC Crisse. SARA Merci, Zoé. ZOÉ Éric peut être borné... Il faut pas s’occuper de lui quand il est comme ça. Tu me dois rien, t’sais. Si c’est pour ça que – SARA C’est pas ça... Pas juste ça. Je peux pas rester toute seule. Si je reste toute seule, je suis plus moi. Toute seule, je suis dangereuse. Je fais des rêves, je – des cauchemars. Je fais des cauchemars où je suis couverte de sang. De sang rouge et de sang noir. Des cauchemars où mes yeux deviennent... Je peux pas rester toute seule. Avec toi – je suis... calme. J’ai besoin de m’imaginer qu’il y a quelqu’un qui m’attend aussi. Et si je vais à Portland, c’est presque vrai. ZOÉ Reste avec nous. Je m’occupe de parler à Éric. ÉRIC ZOÉ SARA L’HOMME La nuit... SARA ... tout autour, qui se referme comme des murs. ÉRIC ... l’impression d’être traqué, épié, SARA Les yeux ouverts ou les yeux fermés, pas de différence... ZOÉ ... j’avais jamais eu peur du noir avant maintenant... ÉRIC l’impression qu’on nous suit, SARA ... marcher, ÉRIC qu’on nous cherche... SARA un pas devant l’autre, des traces de nos pas dans la neige, la neige qui s’accroche... L’HOMME ... Maple Crescent, dormir, ÉRIC ... on essaie de dormir mais L’HOMME la maison blanche, ÉRIC le froid, SARA ... marcher le jour, ÉRIC la neige, L'HOMME les rêves, ÉRIC nos vêtements glacés SARA traîner nos os, un pied devant l’autre... la nuit – des cauchemars. ÉRIC les cauchemars... L’HOMME – faire des cauchemars... ZOÉ ... toujours le même rêve. SARA Le matin, on reste silencieux... ZOÉ Le son des vagues, L’HOMME ... le rivage est gris, ZOÉ l’odeur du sel... L’HOMME le ciel est gris, ZOÉ ... il y a un toit noir L’HOMME l’eau est grise... ZOÉ et une échelle d’incendie et je suis en haut. Quand je regarde en bas, il y a des rats en marée grise qui grouillent sur une épaisse couche de feuilles rouges SARA ... mes doigts sont des griffes, ZOÉ et il y a l’océan au loin... SARA mes yeux sont pleins de noirceur. ÉRIC ... dans mes cauchemars, il y a des vautours. SARA Je crie – ÉRIC Ils sont partout, SARA je suis couverte de sang. ÉRIC ils me suivent. SARA Je suis un loup gris planté à côté d’un motel solitaire ÉRIC Je marche dans un tas de feuilles rouges, SARA au milieu d’une mer de feuilles rouges... ÉRIC j’entends le bruit de mes pas dans les feuilles. SARA ... les loups des villes tout autour qui nous traquent, qui nous suivent entre les arbres. ÉRIC Et je les vois dans le ciel – SARA Je les sens, ÉRIC Les vautours qui volent bas... SARA je sais qu’ils sont là, ils m’appellent. L’HOMME ... ils me regardent, SARA Les loups L’HOMME les loups de la ville là-bas, SARA – dans le noir L’HOMME ils me regardent. SARA ou est-ce que c’est moi?... ÉRIC ... je marche sur les feuilles, L’HOMME Leurs yeux me suivent partout. ÉRIC puis sur du sable gris. L’HOMME Ils peuvent voir à l’intérieur de moi... ÉRIC Il y a l’océan au loin, le ciel gris, le vent, tellement de vent. Et Valérie sur le bord de l’eau. SARA ... Dans la bouche du loup, le loup qui est moi, dans sa bouche, ÉRIC Je m’approche et je vois – SARA il y a un foulard palestinien noir et blanc. Et il y a l’homme de la photo qui s’écroule au sol, ÉRIC des vautours lui mangent le ventre, la déchirent. Son sang rouge se répand partout – je me réveille, SARA il me regarde, la bouche noire... ZOÉ ... je descends l’échelle. ÉRIC toujours au même endroit... ZOÉ Je marche vers l’océan et autour de mes chevilles, des rats grouillent. Ils pataugent dans le sang noir qui recouvre les feuilles rouges – ils montent sur mes jambes, laissent des taches noires partout sur moi. Sur le bord de l’eau, un homme se tient debout. Je m’approche et l’homme se tourne lentement. Le vent siffle dans mes oreilles, le sable gris en tourbillons tout autour de moi – mes yeux – je vois rien – ÉRIC ... les vautours volent, me guettent, ZOÉ et quand ça s’arrête, ÉRIC partout je vois leurs yeux, leurs becs crochus et noirs. ZOÉ l’homme est plus là... ÉRIC Ils attendent que je tombe moi aussi... Il neige toujours dans mon rêve. Le ciel est gris et il neige – L’HOMME ... Le hurlement des loups, ÉRIC Il neige et on marche et on dort pas et il neige et on marche... L’HOMME jusque dans mes os. Leurs yeux pleins de noirceur. SARA ... ma main tient le foulard sur une bouche éclatée... L’HOMME Je peux rien faire pour eux... SARA mes griffes lacèrent la peau de l’homme du passeport... mes dents déchirent la peau de Zoé, la peau d’Éric... non... arrête ÉRIC ... pourquoi on n’est pas morts, nous?... SARA – réveille-toi, réveille – L’HOMME ... ils sont trois, SARA faut que ça arr – L’HOMME il y a trois visages. Je les vois maintenant. Je les vois clairement et je sais que c’est eux que je dois attendre ici. C’est ici que nos chemins se rencontrent... ZOÉ ... Avancer, L’HOMME ... Attendre, ZOÉ continuer, L’HOMME rêver, ZOÉ errer... L’HOMME attendre. Je comprends maintenant... Maple Crescent... ÉRIC ZOÉ SARA L’HOMME ... La route... L’HOMME ... Mène ici. Ce sera plus très long maintenant. (Musique) ÉRIC Toutes les rues ont des noms d’arbres, vous avez remarqué? SARA Je trouve ça bizarre les drapeaux bleu-blanc-rouge sur toutes les maisons. ÉRIC Les maisons sont intactes ici. Il y a pas une seule fenêtre brisée... ZOÉ On pourrait presque croire qu’on va tourner le coin et voir des enfants jouer dans la rue... SARA Vous trouvez pas qu’on est peut-être trop exposés dans la rue comme ça? Il y a pas de place pour se cacher. J’ai toujours l’impression que quelqu’un nous regarde... ÉRIC On a grandi dans un endroit comme ça, Zoé et moi. SARA Le soleil est déjà en train de se coucher. Il va faire noir bientôt... L’HOMME Ils approchent. Ils sont tout près. ÉRIC Des chiens? Ou des coyotes, peut-être...? SARA Peut-être... Des chiens qui sont restés en vie quand tout le monde est mort. Des chiens qui sont redevenus sauvages sans personne pour s’occuper d’eux... ÉRIC Attends. As-tu vu Zoé? Où est-ce qu’elle – Elle était juste là. Zoé! SARA Chhhut! Quelqu’un pourrait nous entendre. ÉRIC Qui? Elle peut pas être loin. SARA Zoé! ÉRIC Zo! ZOÉ On marche dans la rue. Les drapeaux américains qui claquent à chaque coup de vent. Les rues vides. L’odeur de la neige. On marche : Éric et Sara devant, moi derrière. Et là je vois quelque chose qui brille. Là, juste là... Je suis attirée, malgré moi. Mes pas qui ralentissent, sans que je m’en rende compte. Je tourne sur une petite rue recouverte de feuilles mortes. De feuilles rouges. Je m’éloigne d’eux, sans même y penser. Je marche vers la chose qui brille. C’est un éclat de miroir, enfoncé à la croisée de deux branches. À côté, griffonné sur un vieux bout de journal mouillé... un message... L’HOMME ... Je suis vivant... ZOÉ « Je suis vivant. » Je frissonne. J’échappe le bout de journal qui tombe sur le tapis de feuilles rouges. Je lève les yeux et sur une affiche blanche c’est écrit L’HOMME ... Maple Crescent... ZOÉ « Maple Crescent. » Je me retourne. Personne. La rue est vide. ÉRIC Elle était avec nous. Juste ici! SARA Elle est sûrement entrée dans une maison. Est-ce qu’il y a une porte qui a l’air ouverte? ÉRIC Je vois rien, il fait trop noir. SARA Zoé! ÉRIC Zoé, crisse! L’HOMME Il faut faire très attention. ZOÉ Éric? L’HOMME Les chiens rôdent, je les ai vus. Ils sont maigres. Ils ont faim. Chhuut... ZOÉ Je continue à marcher. La lune illumine les feuilles rouges et au bout de la rue, il y a une maison. On dirait que je l’ai déjà vue avant mais ça se peut pas, je suis jamais venue ici. Je peux pas m’empêcher de m’approcher, de poser ma main sur la brique, de – SARA Zoé! Essaie des portes ici, moi je vais aller voir de l’autre côté de la rue. ÉRIC Zoé! Zoé! ZOÉ Je me penche, je regarde par une fenêtre du sous-sol. À l’intérieur, quelque chose brille aussi. Je glisse mes doigts dans l’ouverture. Les pans de la fenêtre glissent doucement, sans un bruit, et à l’intérieur, ça sent le sel. Je passe mes jambes, puis mes hanches, puis mes épaules et je me laisse tomber sur le plancher du sous-sol. SARA Toutes les portes sont barrées de ce côté-ci. ÉRIC Ici aussi. ZOÉ Le sous-sol est entièrement noir. Ça sent humide. Il fait très froid. Dans la cave, dans le noir, je cogne mon genou sur une table. Quelque chose tombe. Se fracasse. L’HOMME Il y a quelqu’un dans la maison. SARA Est-ce que tu les entends...? ÉRIC Oui, je sais... SARA Les chiens... Ils sont proches. Donne-moi la carabine. ÉRIC Ils s’en vont pas. Ils se rapprochent. SARA Tourne-leur pas le dos. SARA Ils sont derrière nous aussi. ÉRIC On est encerclés... SARA Je vois rien! Cours! Trouve une porte ouverte. Entre. N’importe où. L’HOMME Je descends les marches vers la cave, en me tenant sur les murs... ZOÉ J’entends quelqu’un descendre l’escalier. Je ne suis pas toute seule dans la maison. Je m’éloigne vers le fond de la cave. L’HOMME Une main sur le mur, j’avance. ZOÉ Les pas continuent à descendre l’escalier. L’HOMME Il fait noir mais je vois avec mes vrais yeux et avec les yeux de mes rêves. ZOÉ Le dos collé sur le mur, une main sur la bouche pour ne pas qu’on m’entende respirer. ÉRIC, Ferme la porte, ferme la porte, vite. Ça va? SARA Ça va. ÉRIC Il faut qu’on sorte d’ici, qu’on trouve Zoé... SARA Il va falloir attendre qu’il fasse clair... Demain, on va la retrouver ta sœur, trouver un camion et partir d’ici pour vrai. Viens. On devrait aller voir s’il y a quelque chose à manger ici. ZOÉ Les pas s’approchent. Une odeur de sel et de sueur. Je respire presque plus. Et d’un coup, une lampe de poche m’aveugle. Je ferme les yeux. L’HOMME C’est toi. Je te reconnais. ZOÉ Quoi...? L’HOMME Je t’attends depuis longtemps...