Les balados du CIRCEM


Dans cet épisode des balados du CIRCEM de la série de conférences Mauril-Bélanger, Stéphanie Gaudet discute du thème de l’écologie des savoirs avec trois invités. Baptiste Godrie de l’Université de Sherbrooke aborde les notions de savoirs expérientiels et d’extractivisme scientifique. Catherine Dussault de l’Université d’Ottawa contextualise le concept de savoir autochtone. Pablo Kreimer de l’Université Maimonides de Buenos Aires explore la relation entre les savoirs scientifiques et la construction des problèmes publics. Cette réflexion a été entamée dans le cadre du XXIIᵉ Congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française avec pour thème « Sciences, savoirs et sociétés ».

Pour en savoir plus sur le XXIIᵉ Congrès de l’AISLF, qui a eu lieu en juillet 2024 à l’Université d’Ottawa : https://congres2024.aislf.org/

What is Les balados du CIRCEM?

Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

[Musique de fond]

00:00:05 Marie-Hélène Frenette-Assad
Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone. Le présent balado est réalisé dans le cadre de la série de conférences Mauril-Bélanger.

[Fin de la musique de fond]

00:00:33 Stéphanie Gaudet
Bonjour, ici Stéphanie Gaudet. Vous écoutez un balado du CIRCEM consacré au XXIIᵉ congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française, qui a pour thème « Sciences, savoirs et sociétés ». Nous réfléchissons aujourd’hui au thème de l’écologie des savoirs avec trois invités : Baptiste Godrie, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke; Catherine Dussault, professeure à l’École de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa; et Pablo Kreimer, directeur de recherche au Conseil national de la recherche scientifique en Argentine et directeur du Centre sciences techniques et sociétés de l’Université Maimonides.

00:01:15 Stéphanie Gaudet (suite)
Avant de débuter la conversation, j’aimerais mettre en contexte le terme « écologie des savoirs ». Au cours des dernières années, les théories féministes, décoloniales et postcoloniales ont proposé des remises en question de l’hégémonie des savoirs scientifiques pour introduire d’autres formes de savoir dans notre compréhension du monde. Le terme « écologie des savoirs » a notamment été popularisé par Boaventura de Sousa Santos, sociologue portugais, pour caractériser les épistémologies des Sud. Pour reprendre les mots de Baptiste Godrie, dans le numéro de la revue Sociologie et société consacrée aux injustices épistémiques, ces pensées sont des « façons originales et non relativistes d’articuler la pluralité des savoirs ». Je mets l’accent sur le mot « non relativistes », car il ne s’agit pas ici d’adopter un point de vue où tout se vaut, mais bien de réfléchir aux articulations de différents régimes de savoir avec nos productions scientifiques. Comment articulons-nous les savoirs scientifiques avec les autres types de savoir qui eux aussi sont valides?

00:02:25 Stéphanie Gaudet (suite)
Alors, la première question de notre table ronde portera sur la perspective de chacun de nos chercheurs. Alors, ma première question se dirige vers Baptiste. J’aimerais savoir comment situes-tu les savoirs scientifiques avec d’autres types de savoirs?

00:02:45 Baptiste Godrie
Merci Stéphanie. Alors, j’aimerais situer les savoirs scientifiques en relation avec d’autres types de savoirs à partir de mon expérience de recherche participative depuis 2006 à Montréal et depuis 2021 à Sherbrooke et notamment de recherches réalisées avec des organismes communautaires dans le champ de la lutte contre la pauvreté et la santé mentale. Les organismes avec lesquels j’ai pu collaborer ou échanger au cours des années adressent souvent plusieurs griefs communs aux universitaires, et un des griefs courants, c’est l’absence de nouvelles des universitaires qui sont venus faire un terrain de recherche dans leur organisme ou qui sont passés par eux pour rejoindre leurs membres pour les fins d’une enquête. Ils déplorent également ne pas savoir exactement ce qui va être fait avec les informations, les histoires de vie, les savoirs recueillis sur le terrain. Ils regrettent enfin que bien des résultats de recherche soient inaccessibles aux communautés, car publiés dans des revues universitaires qui ne sont parfois pas en libre accès ou communiqués dans des colloques payants ou inaccessibles aux communautés, ou alors que ces résultats soient accessibles, mais sous la forme de connaissances théoriques non actionnables ou rédigées dans un jargon scientifique qui les rend plus ou moins hermétiques. Alors, il faut comprendre ce grief en expliquant ce qu’il en coûte pour des organismes communautaires souvent sous-financés de participer à des projets de recherche en termes de libération de personnel dont le temps n’est alors pas consacré à l’intervention, à la lecture de devis de recherche, à la participation à des entrevues de recherche ou des réunions de recherche, et ça représente tout ça, ce travail, un travail gratuit, non négligeable pour les organismes. Bref, ces organismes déplorent qu’il s’agisse parfois de relations à sens unique, favorisant davantage la carrière des universitaires. Cette relation particulière – mais très répandue dans mon expérience de recherche – des universitaires au terrain et aux expériences de vie, aux savoirs détenus par les communautés, peut être appelée « extractivisme scientifique ». L’extractivisme scientifique a particulièrement été théorisé par la sociologue andine Silvia Rivera Cusicanqui et par d’autres personnes comme Ramón Grosfoguel dans le cadre des rapports Nord-Sud, mais aussi entre mondes militants et milieux universitaires, mouvements sociaux et universités. Il est conçu comme la dépossession des histoires de vie, des savoirs, des représentations du monde, des communautés locales, qu’on parle ici de communautés autochtones, de communautés de paysans-paysannes, de groupes de femmes, au profit de la carrière d’universitaires qui bénéficient des profits matériels et symboliques des recherches pour avancer leur carrière. Un des mécanismes centraux de cet extractivisme scientifique, c’est la subalternisation de certaines connaissances et modes de pensée détenus par des groupes, qu’on les appelle connaissances locales, populaires, traditionnelles, autochtones, il y a plusieurs termes, qui sont pensées comme des données à collecter, à analyser et jamais comme des connaissances à part entière. Quand je dis « connaissances à part entière », je parle de savoir-dire, de savoir-faire, qui sont des savoirs rigoureux, j’y reviendrai, mais aussi de théories critiques qui ne sont pas l’apanage des universitaires. Quand je dis une « théorie critique », c’est une manière pour moi de rendre compte du rapport au monde de ces groupes, y compris de leur position de subalterne. Et je pense ici notamment aux réflexions sur l’hétérosexisme, le sanisme, le racisme ou encore le capacitisme, qui sont nés dans des mouvements sociaux et qui ont par la suite été affinés, on va dire, puis approfondis, théorisés, conceptualisés, parfois de manière plus approfondie, au sein des milieux universitaires.

00:06:18 Stéphanie Gaudet
Baptiste, je m’excuse de t’interrompre, mais est-ce que tu pourrais nous expliquer un petit peu quels sont ces termes, sanisme, capacitisme, juste pour nous donner une idée, parce que peut-être que c’est la première fois que les gens entendent parler de ces termes.

00:06:32 Baptiste Godrie
Oui, alors dans le cas du capacitisme ou du sanisme, c’est l’idée qu’il y ait une norme dominante, implicite, sous-jacente dans les rapports sociaux, qui est celle de la rationalité ou celle de la capacité à avoir un corps à accomplir un certain nombre d’activités et les mouvements de personnes avec des handicaps physiques ou des problèmes psychiques ont critiqué cette norme sous-jacente parce qu’elle a conduit à discriminer les personnes qui avaient des comportements qui sortaient de la norme ou des esprits et des corps qui sortaient de la norme et qui faisaient qu’elles étaient marginalisées socialement.

00:07:13 Stéphanie Gaudet
Merci

00:07:14 Baptiste Godrie
Alors cette disqualification systématique, a priori, à la fois des connaissances emmagasinées par ces groupes sociaux, mais aussi de la capacité qu’ils ont à penser leur situation, c’est-à-dire à la fois être détenteurs et producteurs de connaissances, justifie, du point de vue des universitaires, leur statut d’objet de recherche, parfois même quand ces groupes sont nommés partenaires du processus de recherche. Ce qui m’amène peut-être à résumer l’extractivisme scientifique comme un processus de recherche au cours duquel les expériences et connaissances des communautés sont réduites à des données brutes appropriées unilatéralement par des universitaires et mises en forme, on pourrait dire « raffinées » si on file la métaphore de l’extraction. Ces données sont raffinées selon des routines, des normes de production qu’on connaît bien dans le milieu universitaire de théorisation, d’analyse, d’écriture, de publication dans des revues évaluées par les pairs. Et ces données, une fois qu’elles sont raffinées, une fois qu’elles sont transformées en savoirs scientifiques, elles sont réinjectées par la suite dans des circuits fermés, c’est-à-dire essentiellement fonctionnant entre pairs. Alors, d’aucuns pourront m’objecter qu’on parle de science ouverte, qu’on parle de mobilisation de connaissances, mais je pense que malgré tout ce constat reste très vrai encore. Alors, un des problèmes tangibles de cet extractivisme scientifique, c’est qu’il produit des terrains minés en au moins deux sens. Il produit des terrains qui ont fait l’objet d’une exploitation épistémique, c’est-à-dire d’une dépossession des connaissances au profit de la carrière des universitaires; donc, l’extractivisme scientifique produit des carrières, des carrières universitaires. On utilise parfois d’ailleurs en recherche l’expression « brûler des terrains » quand on a eu des pratiques ou qu’on dénonce des pratiques d’universitaires qui se sont mal comportées sur le terrain, comme si on faisait appel au champ lexical de la guerre, littéralement de la politique de la terre brûlée. Et l’extractivisme scientifique produit des terrains minés au sens de terrains explosifs sur lesquels il faut en tant qu’universitaires avancer prudemment, car ils sont habités par des personnes ayant le sentiment d’avoir été utilisées, d’avoir fourni du travail gratuit et qui nourrissent parfois une méfiance à l’égard des perspectives de collaborations futures avec des universitaires. Et déminer des terrains de recherche repose sur l’adoption d’une éthique de recherche permettant de prendre soin des liens blessés ou rompus lors de la collaboration scientifique. Ce faisant, l’extractivisme scientifique nuit à la réciprocité, donc à la qualité des relations sociales qui peuvent se tisser dans la recherche, ainsi qu’à l’apprentissage mutuel et aux possibilités d’action.

00:09:37 Baptiste Godrie (suite)
Ce que je voudrais souligner – puis je m’en vais vers la fin de mon intervention – c’est que les communautés bien sûr ne sont pas passives face à cet extractivisme scientifique. Elles développent des pratiques de résistance pour y faire face, ne serait-ce que de fermeture complète pour ne pas dévoiler certaines pratiques, stratégies de survie de la part des membres de ces groupes, des stratégies légales ou illégales, de contournement des règles sociales. Et dans mon expérience avec des organismes communautaires dans le champ de la pauvreté et de l’exclusion sociale, j’ai recensé différentes pratiques, qui sont soit des pratiques artisanales, soit très organisées dans certains cas, de contrôle de l’accès des universitaires au terrain. Donc, par l’établissement de listes noires d’universitaires avec lesquelles les communautés ne souhaitent plus travailler, ce qui peut pénaliser des communautés de petite taille d’ailleurs, ou dans des milieux ruraux; ou à l’inverse des listes d’universitaires avec qui prioriser les collaborations. La pratique d’entrevue de sélection des universitaires pour connaître davantage leur posture. Des pratiques de négociation pour introduire de la réciprocité, vérifier l’ouverture, le degré d’ouverture des universitaires à prendre en compte des attentes dans les projets de recherche, négocier la question de recherche, la propriété des résultats, ou les produits de la recherche, parfois même demander du bénévolat, ce qui m’a été demandé par un groupe une fois en disant : « Baptiste, on aimerait collaborer avec toi, mais d’abord, on aimerait te connaître. Implique-toi dans notre organisme en venant faire du bénévolat. » Et il y a aussi, bien sûr, le laisser-faire, laisser-aller et plusieurs organismes communautaires s’accommodent souvent de pratiques de recherche extractivistes en raison des retombées positives pour leur milieu, parce qu’elles n’ont pas les ressources, l’expertise ou l’intérêt pour s’impliquer dans les projets et qu’elles ont besoin du sceau de la recherche pour donner de la valeur à leurs interventions vis-à-vis de bailleurs de fonds. Donc à côté de ces dispositifs par les milieux eux-mêmes, la communauté universitaire s’est dotée de dispositifs institutionnalisés, les guides d’éthique de la recherche qu’on connaît bien, en collaboration avec certaines communautés, au Canada, on a l’Énoncé de la politique des trois conseils. Et je mentionne également un guide que j’ai développé avec des collègues, en français et en anglais, qui s’appelle « Un guide d’autoévaluation des recherches participatives sous l’angle des injustices épistémiques » et qui vise précisément à soutenir les communautés dans l’établissement de collaborations plus horizontales avec les universitaires. Je termine en disant que parler d’extractivisme, pour moi, ce n’est pas nier que les milieux d’intervention instrumentalisent les milieux de la recherche, et ce n’est pas délégitimer des recherches qui ne sont pas participatives, ce n’est pas non plus rechercher une exemplarité morale, mais c’est surtout dire que la production participative ou non participative des connaissances scientifiques, en tant que relation traversée par des rapports de pouvoir, elle doit être discutée avec les personnes avec qui on fait la recherche et elle doit faire, à mon sens, partie de la formation universitaire, ce qui n’est pas ou peu le cas en ce moment dans mon expérience.

00:12:19 Stéphanie Gaudet
C’est vrai qu’on discute quand même peu des questions de co-construction des savoirs dans nos cours de méthodologie, par exemple. On le fait, mais jamais assez, je pense. Et dans le fond, ton discours, Baptiste, introduit assez bien notre prochaine invitée, qui est Catherine Dussault, qui est une experte des savoirs autochtones et on sait qu’au Canada, on a une très mauvaise histoire dans nos recherches avec les communautés autochtones. Alors, Catherine, j’aimerais te poser la question à toi aussi. Comment tu situes le savoir scientifique par rapport aux autres types de savoirs dans ta perspective?

00:13:11 Catherine Dussault
Oui, merci pour cette question-là, puis merci aussi, Baptiste, d’avoir aussi bien, en fait, pavé la voie à ce dont je vais parler devant vous aujourd’hui. Mais avant de répondre à la question, j’aimerais dire un mot sur la question elle-même, parce qu’il semble qu’on doit situer les savoirs scientifiques en relation avec d’autres formes de savoirs, des savoirs autres, voir des savoirs « altérisés », si je peux utiliser un anglicisme, dans le sens où ce serait des savoirs qui ne pourraient pas parvenir à se présenter seuls comme le savoir scientifique. Il faudrait qu’ils soient accompagnés d’adjectifs, des savoirs locaux, des savoirs traditionnels, des savoirs autochtones. Puis d’ailleurs, la pluralité des termes qui est utilisée pour désigner ces savoirs autres là, parfois de manière interchangeable, surtout dans le contexte des savoirs autochtones, il y a un flou qui persiste autour de comment on devrait les nommer, bien ça semble vraiment témoigner de la confusion conceptuelle autour de ces savoirs autres, puis particulièrement, comme je l’ai dit, de celui qui m’intéresse aujourd’hui et dans le cadre de mes recherches, le savoir qu’on dit « autochtone ». En fait, tout ce qui semble pouvoir postuler l’équivalence entre ces types de savoirs là, c’est le fait qu’ils ne seraient pas des savoirs scientifiques, donc une absence d’une certaine manière. Et ça témoigne aussi de la manière dont on les conceptualise le plus souvent, en opposition avec le savoir de type scientifique. Souvent, parce que quand on parle des savoirs autochtones, d’abord dans nos recherches, c’est dans un domaine spécifique, celui des recherches, recherches autochtones, recherches participatives, et ainsi de suite. Donc, on va positionner les savoirs autochtones dans un mouvement comparatif avec les savoirs de type scientifique.

00:14:56 Catherine Dussault (suite)
Par contre, il y a certains anthropologues, par exemple Agrawal, qui a soutenu avec justesse que distinguer le savoir autochtone des autres formes de savoir, puis en particulier du savoir de type scientifique, ça en dit davantage sur les actions de celui ou celle qui va opérer cette distinction-là que sur le contenu du savoir lui-même. Donc définir le savoir autochtone comporte souvent des limites politiques, épistémologiques importantes, d’autant plus quand on va essayer de le contraster seulement avec le savoir de type scientifique; dans le sens où ça pourrait délimiter le savoir autochtone à quelque chose de fixe, d’hermétique, de prédéterminé, puis avec des caractéristiques qui ne tiendraient pas compte de sa temporalité, passée, présente et future, dans le sens que c’est quelque chose – comme Baptiste en a un peu parlé – qui est aussi lié à l’expérience, quelque chose qui est vécu, quelque chose qui change dans le temps, qui se transforme et qui nous transforme. Donc, ça pourrait instituer une division binaire, qui ne se présente jamais de cette manière-là dans le réel, entre, par exemple, savoir autochtone, savoir scientifique, dans le sens où, oui, il existe des régimes de savoir et on peut en parler et on doit en parler pour mettre en lumière les différentes relations de pouvoir qui sont sous-jacentes à la construction et à la mise en partage de différents types de savoir, bien c’est difficile dans le réel de les placer dans des boîtes hermétiques et de catégoriser, en fait, différents types de savoir. Donc on peut dire que, juste à travers l’acte de nommer le savoir autochtone, déjà il y a un problème sociologique qui émerge, dans le sens où oui, il existe ce concept de savoir autochtone, par contre on pourrait dire que c’est un ensemble flou. On l’utilise souvent à différentes fins, par exemple pour revendiquer des droits; pour autochtoniser, on en parle de plus en plus dans nos facultés, dans nos départements; pour rendre la recherche socialement pertinente, culturellement appropriée; et ainsi de suite. Par contre, on dirait que le concept lui-même est liquidé de toute détermination claire. On ne sait pas trop ce à quoi on fait référence quand on en parle, mais ça organise les pratiques. Donc, ça renvoie bien à quelque chose dans le réel, dans le sens que ça va faire en sorte qu’il y ait certaines personnes, des chercheurs, des autochtones, des administrateurs, fonctionnaires, même personnel de la santé, qui vont utiliser ce concept-là à différentes fins. Donc, ma question aujourd’hui, ça va être : comment définir le savoir autochtone, mais sans reconduire les asymétries de pouvoir? Aussi, est-ce que quand on parle de savoir autochtone, c’est simplement apposer le concept d’autochtonie au savoir, donc serait savoir autochtone ce qui est produit par des Autochtones? Est-ce que c’est nécessairement à travers la comparative avec le savoir de type scientifique qu’on inscrit le savoir autochtone dans le réel? C’est des questions difficiles, je n’y répondrai pas toutes, mais j’aimerais simplement placer certains repères pour la discussion, ou sinon pour ma deuxième partie de réponse à la seconde question, pour nous permettre d’avoir certains éléments contextuels pour commencer à penser les savoirs autochtones, puis voir à quel point c’est un objet difficile en réalité.

00:18:10 Catherine Dussault (suite)
Donc d’abord, il faut voir que les chercheurs autochtones eux-mêmes ont un discours sur les savoirs autochtones. Puis somme toute, ils sont d’accord pour dire que le concept de savoir autochtone, c’est un concept qui est exogène à la culture d’émergence. Ce que je veux dire par là, puis là je m’appuie surtout sur les travaux de Deborah McGregor, qui est une grande spécialiste des savoirs autochtones, des « systèmes de savoirs autochtones » comme elle les appelle. Puis, en fait, son argument, c’est de dire que si les savoirs autochtones, en fait, comme des savoirs qui se partagent, des expériences de savoirs, mais aussi d’être dans la culture qui existe depuis des millénaires chez les peuples autochtones, le contenu existe, cependant le concept, donc la manière dont on le nomme, c’est une affaire qui est relativement récente. Donc c’est surtout dans un contexte d’internationalisation des droits des peuples autochtones, surtout dans les années 70, qu’on a commencé à utiliser ce concept-là de savoirs autochtones. Au Canada, c’est particulièrement dans les années 80, 1982, avec le rapatriement de la Constitution canadienne, au moment où les droits autochtones se sont enchâssés dans la Constitution canadienne, que là, on va commencer à avoir un discours autre sur ces savoirs autres, les savoirs autochtones, puis que ça va de plus en plus, on pourrait dire, proliférer. Ces accélérations-là ont été soutenues aussi par un contexte de changement climatique, où les Autochtones sont vus comme des sentinelles, dans ce contexte-là, face au changement climatique. Donc, comme si les savoirs autochtones portaient avec eux la promesse de, oui, de résoudre en partie ces problèmes auxquels on fait face. Il y a d’ailleurs un concept que vous connaissez peut-être, les TEK, les savoirs autochtones, en fait les connaissances autochtones écologiques, Traditional Ecological Knowledge, qui ont émergé dans les années 70-80 surtout, puis dans les années 90 déjà on critiquait fortement le concept. Alors, je vais très brièvement, mais simplement, je mets en place ces éléments de contexte pour mettre en lumière le fait que le concept de savoirs autochtones, c’est pas nécessairement quelque chose qui a été poussé par les Autochtones eux-mêmes, même s’il a été réapproprié par les Autochtones ensuite. Donc, on pourrait se demander pourquoi est-ce que ce concept subsiste? Puis comment il fait ses retours dans la culture? Parce que les Autochtones s’approprient ce discours-là sur les savoirs autochtones pour parler de leurs propres savoirs. Il suffit simplement de regarder les écrits qui sont faits par les chercheurs autochtones, par les intellectuels autochtones, qui n’hésitent pas à parler de ce mot-là pour décrire leur mode d’accès à la connaissance, leur manière d’être au monde, puis d’entrer en relation avec eux-mêmes, avec les autres, avec le territoire, avec les eaux, l’air, et ainsi de suite. Donc, il faut voir que le concept de savoir autochtone, c’est aussi une manière de, oui, s’inscrire dans le monde, mais c’est aussi une manière de revendiquer des droits. Par rapport au concept de savoir autochtone, quand il retourne dans la culture, c’est qu’il y a comme une exigence, on pourrait dire, quand on veut exister politiquement aussi d’une certaine manière, puis on veut revendiquer des droits, puis, comme Baptiste l’a dit, par rapport à la recherche participative, on veut affirmer notre différence et on veut affirmer qu’on a accès aussi à la connaissance de manière différente, donc on se doit de nommer le savoir autochtone, c’est une exigence de la pratique. Mais après, ça va être de dire comment est-ce qu’on y parvient, comment on peut spécifier ce type de savoir autochtone.

00:21:55 Catherine Dussault (suite)
Donc je pourrais y répondre dans la période des questions, en parler davantage, peut-être, dans la seconde partie, mais mon travail avec les Inuits au Nunavik, ça a été d’essayer de déterminer avec eux, on pourrait dire, des contours de l’ensemble flou du savoir autochtone, puis eux, en l’occurrence, du savoir inuit, pour voir comment eux nomment leur savoir, mais aussi comment ils le mettent en partage, puis comment ils le font circuler dans différentes institutions, puis en particulier en recherche inuite, donc dans la recherche qui est faite par des organisations inuites ou par elles et eux-mêmes. Puis en somme, on pourrait dire que oui, entre le savoir autochtone et le savoir de type scientifique, il y a des différences; il y a des différences méthodologiques, il y a des différences épistémiques, mais la différence n’est peut-être pas ontologique. Donc, je vais conclure ici.

00:22:46 Stéphanie Gaudet
J’ai une petite question pour toi, parce que je trouve ça intéressant, ton point de vue, dans la mesure où toi, tu parles sur les discours autochtones, mais il y a aussi des scientifiques autochtones qui produisent du discours scientifique. Alors, c’est intéressant quand même la distinction que tu amènes, parce que c’est vrai que ce concept-là est assez flou. Et il ne faut pas aussi non plus disqualifier les chercheurs autochtones qui s’inscrivent dans des discours scientifiques sur les savoirs autochtones. C’est comme deux échelles.

00:23:28 Catherine Dussault
Oui, bien il y a une ambiguïté fondamentale dans le fait de, justement, produire des discours dans une arène spécifique, par exemple en recherche, en tant que chercheur autochtone ou même non autochtone, donc comment on va porter ces savoirs-là. Puis là, ça pourrait répondre un peu à la deuxième question, comment on peut, en pratique, intégrer ce type de savoirs.

00:23:51 Stéphanie Gaudet
[Rire] On y reviendra.

00:23:52 Catherine Dussault
Tout est lié.

00:23:54 Stéphanie Gaudet
Oui, merci beaucoup, Catherine.

[Transition musicale]

00:24:04 Stéphanie Gaudet
Alors, je passe la parole à Pablo Kreimer qui, lui, est vraiment dans le contexte des relations entre sciences et sociétés, des enjeux publics aussi entre sciences et sociétés. Alors, Pablo, comment tu situes le discours scientifique avec les autres types de savoirs?

00:24:23 Pablo Kreimer
Merci Stéphanie. Mon sujet de travail concerne notamment la dynamique de production et l’usage des connaissances scientifiques, disons, formalisées. J’ai travaillé notamment la relation entre les problèmes scientifiques et les problèmes publics, ainsi que les rapports scientifiques entre les contextes hégémoniques et non hégémoniques, caractérisés par ce que nous avons appelé l’intégration subordonnée. Ma proposition implique de retourner la manière, disons, classique, de concevoir la genèse de certains problèmes publics, puisque, en général, on pense à approcher les problèmes publics une fois qu’ils sont déjà établis, c’est-à-dire construits dans l’espace public pour essayer de trouver une solution, un moyen d’intervention. À partir de ce moment, on cherche des moyens d’intervenir, y compris, surtout, selon mon point de vue, la mobilisation des connaissances scientifiques qui pourraient être utiles. Ensuite, il faut les industrialiser en tant que moyens d’intervention pour tenter de résoudre un problème donné. L’industrialisation est un processus par lequel les savoirs scientifiques sont incorporés dans des produits ou dans des processus industriels ou bien dans de nouvelles normes ou pratiques sociales. En effet, on ne peut pas utiliser les connaissances scientifiques telles qu’elles sont énoncées ou produites par les chercheurs, généralement publiées dans des articles scientifiques. En effet, les connaissances scientifiques doivent passer, pour être utilisées, par des processus de transformation sociale afin qu’un acteur ou plusieurs puissent s’en servir. Ce processus est d’habitude assez long et non linéaire, soumis à plusieurs aléas et des allers-retours. Un exemple, sans doute terrible, est la manière dont le principe de la réaction en chaîne de l’explosion d’un atome est passé de la théorie physique vers la production d’une bombe nucléaire, comme beaucoup l’ont vu l’année dernière dans l’excellent film Oppenheimer. Et dans ce cas, il a fallu toute une mobilisation de ressources et de savoirs spécifiques inédite dans l’histoire, sans doute provoquée par le défi de la guerre. Il existe bien sûr de nombreux exemples beaucoup moins dramatiques, comme la production de vaccins pour la COVID. Dans ce cas, encore une fois, avec une grosse masse de ressources, avec des moyens techniques très modernes, il y a eu un passage de savoirs sur les virus en général, sur le coronavirus en particulier, et puis de la séquence génétique du virus à son utilisation à des fins d’intervention de la maladie. Ceci a impliqué un travail d’industrialisation par les laboratoires pharmaceutiques industriels.

00:27:13 Pablo Kreimer (suite)
Les deux cas précédents expliquent bien la mobilisation des connaissances scientifiques une fois que le problème est défini. Mais je propose ici, en revanche, d’analyser la procédure inverse, c’est-à-dire regarder la manière dont les connaissances scientifiques sont à la base de la construction des problèmes publics. Cette question est intéressante parce qu’elle implique trois opérations différentes. La première, il n’y a pas de connaissances scientifiques générales ou abstraites. Les problèmes sont toujours abordés par les différents savoirs, organisés en disciplines ou spécialités, avec des intérêts divers et souvent contradictoires. Chaque perspective épistémique construit donc ou est à la base de questions publiques différentes. Autrement dit, les bases épistémiques de chaque problème public sont loin d’être des opérations naturelles ou neutres. Deuxième point, les connaissances spécialisées, disciplinaires ou sous-disciplinaires, sont souvent en lutte, en controverse ou en conflit, ou à imposer un point de vue, une construction légitime sur un problème donné. Et troisième point, les modes d’intervention sur ces problèmes, par exemple les politiques publiques ou l’action des mouvements sociaux, sont fortement déterminés par la manière dont ils ont été construits. Ce dernier point est très important parce que une fois qu’un problème est défini sur la base de certains savoirs et pas d’autres, les moyens d’intervention sont nécessairement liés à une manière déterminée de formulation du problème. Pour revenir à l’exemple de la COVID, il y avait plusieurs paradigmes en conflit ou concurrentiels. Le paradigme biomédical hégémonique, lié à l’épidémiologie, la biochimie et la biologie moléculaire, qui avait construit le problème en termes d’abord de connaître la séquence génétique du virus, ensuite par le besoin d’arrêter la transmission du virus et, le cas échéant, procurer une immunité artificielle d’une partie de la société grâce à la vaccination massive. Néanmoins, d’autres avaient des manières alternatives de concevoir le problème, et les solutions proposées étaient par conséquent différentes. Par exemple, certains disaient qu’il s’agissait d’un processus naturel d’immunisation des troupeaux ou collectifs, tandis que d’autres spécialistes proposaient une analyse pseudo-économique de coût-bénéfice par rapport à la vaccination. Un aspect important à signaler est qu’une fois la question tranchée, c’est-à-dire une fois le problème construit en termes, par exemple, de la biologie du virus et de l’épidémiologie, les moyens d’intervention liés aux vaccins sont présentés comme naturels. Ainsi, la manière dont le problème est construit semble être la seule construction légitime ou même possible, et les moyens d’intervention sont également légitimés, aussi bien par les pouvoirs publics que par une partie majoritaire de la population.

00:30:12 Pablo Kreimer (suite)
Par ailleurs, je tiens à souligner que ces processus ne fonctionnent pas de la même manière dans tous les contextes. Il y a une grande différence entre les contextes que nous pouvons appeler hégémoniques du point de vue scientifique et les contextes périphériques ou non hégémoniques. Car les capacités d’imposer des questions dans l’espace public dans ces derniers sont beaucoup plus faibles. Ainsi, par exemple, dans les systèmes scientifiques des pays hégémoniques, il existe ce qu’on appelle la science « commandée », c’est-à-dire celle qui est produite par l’initiative et les financements de certains acteurs. Ce type de science peut remettre en cause les connaissances sur lesquelles se fondent les réglementations internationales et qui ont des effets sur la société. Toutefois, ces capacités sont nettement plus faibles dans le contexte non hégémonique. D’une part, parce que la recherche a moins de ressources, matérielles et symboliques, et a moins de capacités de mobilisation. Mais surtout, car leurs élites scientifiques sont très souvent alignées avec les agendas thématiques internationaux, ce qui pose des conflits avec les besoins de la société locale en manière de production de connaissances. Pour revenir encore une fois au cas de COVID que nous avons tous en tête, les normes proposées par l’OMS étaient rarement contestées par les communautés scientifiques des régions moins développées, en Amérique latine, en Afrique ou dans certains pays asiatiques. Mais en revanche, plusieurs chercheurs des institutions les plus prestigieuses aux États-Unis, en France, en Allemagne et en Angleterre, avaient les capacités de mettre en place des tests ou de produire des savoirs spécifiques qui pouvaient mettre en cause les énoncés scientifiques qui semblaient être considérés comme acquis dans la circulation internationale des savoirs. Peut-être que je peux reprendre un concept qui a été mentionné, mais pas exactement dans les mêmes termes, par Baptiste, que nous avons développé il y a quelques années, qui s’appelle « exploitation cognitive ». Et l’exploitation cognitive peut avoir des formes différentes. Une forme qui a été la plus étudiée, c’est ce que Baptiste avait évoqué par rapport aux communautés autochtones qui possèdent un savoir qui est par la suite industrialisé par la science officielle. Mais nous avons développé un parallèle parce que nous pensons que c’est un processus analogue, l’exploitation cognitive des connaissances formelles, scientifiques, produites dans les pays non hégémoniques par les pays hégémoniques, c’est-à-dire la participation dans des grands réseaux internationaux, financés soit par les grandes institutions des États-Unis, comme l’NIH ou la NASA, ou par la communauté, par l’Union européenne, qui engage les chercheurs des pays moins développés, mais avec des élites scientifiques qui sont bien intégrées dans les réseaux internationaux et qui, par la suite, si ces connaissances ont une utilité industrielle, ce seront les entreprises localisées dans ces pays développés qui vont utiliser ces connaissances. Et nous, on pense que ce sont des processus qui peuvent être comparables par rapport aux asymétries des acteurs. En principe, on pense que les élites scientifiques des pays moins développés ont quand même une capacité d’imposer des sujets, de développer des thèmes de recherche parce que ce sont des populations bien éduquées, cosmopolites, etc. Et en fait, elles sont soumises à des conditions assez semblables à celles des communautés autochtones, qui produisent également des connaissances qui ne sont pas utiles dans leurs contextes locaux.

00:34:27 Stéphanie Gaudet
Donc, ce que vous nous amenez comme réflexion, Pablo, c’est vraiment la question des inégalités sociales. Comment les inégalités sociales à l’échelle internationale, finalement, vont créer des dissymétries dans la production des savoirs. Vraiment, comment les pays du Nord, d’une certaine façon, prennent les savoirs scientifiques produits dans les pays du Sud. Et finalement, c’est une sorte d’extractivisme dans le monde scientifique.

00:35:08 Pablo Kreimer
C’est un peu ça.

00:35:09 Stéphanie Gaudet
Si on peut dire.

00:35:11 Pablo Kreimer
Avec peut-être un petit détail, d’après notre point de vue, c’est un échange volontaire. C’est-à-dire que les scientifiques préfèrent se voir intégrés dans des gros réseaux, ce n’est pas imposé, mais c’est une décision stratégique.

00:35:34 Stéphanie Gaudet
Oui, tout à fait. C’est sûr que c’est à l’avantage des chercheurs pour accéder à des ressources pour faire leur métier aussi.

00:35:43 Pablo Kreimer
Oui.

00:35:45 Stéphanie Gaudet
Alors, on a évoqué d’un point de vue un petit peu plus théorique la question de l’articulation entre les savoirs. On a donné quelques exemples, mais là, on va aller un petit peu plus en profondeur sur comment, dans vos pratiques de chercheurs, s’articulent, se conjuguent ces différents savoirs-là. Baptiste, tu nous en as un peu parlé avec la recherche partenariale, mais peut-être que tu pourrais nous donner d’autres exemples.

00:36:13 Baptiste Godrie
Oui merci Stéphanie, moi je m’intéresse, effectivement j’analyse dans différents espaces, alors c’est les mouvements de patients d’usagers, les institutions de santé, services sociaux, mais aussi des espaces de production des connaissances, donc je regarde ce qui se passe dans les recherches participatives, à des configurations relationnelles qui sont nommées, en tout cas à prétention plus horizontale, et que, pour certaines d’entre elles, je nomme à la suite de travaux qui se situent dans le champ des épistémologies décoloniales, mais aussi de la sociologie des sciences, des écologies des savoirs et des pratiques. Dans le champ du soin – je vais prendre un exemple dans le champ du soin, pas tant dans le champ des recherches participatives –, je vais prendre l’exemple du groupe des entendeurs-entendeuses de voix, qui me semble fournir une bonne illustration de ce que c’est l’écologie des savoirs et des pratiques. Ces groupes d’entendeurs-d’entendeuses de voix peuvent être analysés comme des espaces de partage du vécu des personnes qui entendent des voix, mais aussi, pas simplement du vécu, mais aussi des interprétations qui sont liées aux voix que ces personnes entendent.

00:37:17 Stéphanie Gaudet
Baptiste, avant que tu poursuives, est-ce que tu pourrais nous définir un peu ce qu’on entend par les groupes d’entendeurs et d’entendeuses de voix? Parce que moi, par exemple, la première fois que j’ai entendu ça, j’essayais de comprendre, parce que j’en ai rencontré, mais j’essayais de comprendre, par exemple, dans le discours clinique, comment on les identifie, ces personnes-là. Peut-être que ça va aider les gens à comprendre ce qu’il y en est de ces groupes-là.

00:37:47 Baptiste Godrie
Oui, complètement. En fait, dans l’approche psychiatrique traditionnelle, il y a l’idée que les gens qui entendent des voix, c’est des gens qui ont des hallucinations auditives. Donc, que c’est des personnes qui sont des malades, qui sont des patients-patientes, et, pendant longtemps même, l’idée en psychiatrie a été de ne pas demander aux patients-patientes de parler de leur voix de peur d’alimenter les voix et la détresse qui est vécue à l’entente des voix. Donc, on avait tendance à, entre guillemets, « mettre le couvercle » sur les réalités qui étaient vécues par les personnes. Initialement, en fait, toutes les pratiques dont je vais parler après étaient vues, au sein des groupes d’entendeurs-entendeuses de voix, comme dangereuses, parce que non supervisées par des professionnels de la santé et aussi comme du folklore ou de la superstition, ou relevant d’une pratique spirituelle. Et ça a changé, cette conception-là de la psychiatrie à l’égard des personnes qui ont, avec beaucoup de guillemets, des hallucinations auditives, a changé en particulier avec des expériences qui ont été développées aux Pays-Bas par un psychiatre avec une patiente, Marius Romme et Sandra Escher, dans les années 80, et qui ensuite s’est diffusée, notamment avec l’appui de personnes qui entendent des voix, et dans une toute autre perspective, avec l’idée que les voix, et en fait il y a une proportion significative de la population qui entend des voix à un moment ou un autre de sa vie, et les voix ne sont pas un symptôme d’une maladie mentale, elles sont bien réelles pour les personnes qui les entendent, et elles reflètent la diversité des expériences humaines, et surtout elles ont un sens pour les personnes qui les entendent. Et donc, une des valeurs au sein de ces groupes, c’est la multisignification. C’est l’idée qu’on peut attribuer une égale valeur aux différentes interprétations que les personnes font des voix qu’elles entendent sur l’origine et l’existence des voix.

00:39:37 Baptiste Godrie (suite)
Dans mes travaux sur l’entraide et les savoirs expérientiels en santé mentale, en fait à l’instar de Catherine, moi je me suis intéressé à cette catégorie, savoir expérientiel, qui est aussi à la fois une catégorie que revendiquent les mouvements d’usagers, mais qui est aussi une catégorie institutionnelle et qui est beaucoup utilisée en recherche, où on dit « faites de la recherche et mobilisez les savoirs expérientiels », en me disant, avec des groupes d’usagers et d’usagères, bien : « Qu’est-ce que vous mettez derrière cette catégorie de savoirs expérientiels? » Donc, j’ai interviewé des personnes et j’ai aussi observé des groupes d’entendeurs-entendeuses de voix. Et, ce qui est intéressant, c’est que la fréquentation de ces groupes change les explications que les personnes donnent de leur voix. Une des personnes interviewées m’a expliqué être passée d’une explication strictement médicale, elle disait « La schizophrénie c’était une maladie héréditaire dans ma famille », à une explication psychosociale, la voix est le résultat d’un traumatisme d’avoir vécu des situations difficiles dans son enfance. D’autres personnes se voyaient malades et se voient désormais également détentrices d’une sensibilité, à l’écoute de ce qui les entoure. Un tel recadrage sur l’origine des voix contribue à dépsychiatriser, en partie, ce phénomène et à pointer des situations de vie ou des relations qui sont productrices de traumatismes et de difficultés de détresse sociale. Quelles que soient les explications avancées, les membres se retrouvent dans la volonté de trouver des alternatives non médicales, souvent complémentaires à la médication, pour mieux vivre avec leur voix. Donc c’est vraiment cette idée de vivre une vie humaine et significative malgré l’entente de voix, et donc de ne pas faire taire les voix, mais de vivre avec. Parmi les savoirs non médicaux échangés qui permettent de mieux vivre avec les voix, moi j’ai recensé dans un projet de recherche le fait de donner rendez-vous à ses voix, d’accorder une durée d’écoute limitée à ses voix, de bercer ses voix. L’exemple des entendeurs et entendeuses de voix est intéressant en ce sens-là parce qu’il nous invite à considérer d’autres écologies que la seule écologie des savoirs, mais l’écologie des pratiques. Donc, écologie des pratiques, écologie des langages aussi, le fait de parler de « voix » ou de « phénomènes » dessine une toute autre relation à soi que les termes de « délire » ou d’« hallucination »; et écologie aussi des façons d’intervenir, puisque cette approche-là est officiellement reconnue, a une certaine reconnaissance institutionnelle, en complément des approches médicamenteuses et médicales au sein des hôpitaux. Ce qui me plaît dans le concept d’écologie des savoirs, c’est qu’il est sensible au croisement des savoirs, ici médicaux et non médicaux, mais aussi à l’intersection des ignorances; c’est précisément parce qu’il y avait des choses qui étaient non comblées ou non expliquées par l’approche médicale qu’a pu s’inscrire cette perspective des groupes d’entendeurs-entendeuses de voix de manière complémentaire ou alternative. L’écologie des savoirs est attentive au caractère situé des savoirs – on a répété ça tout à l’heure un petit peu – et l’écologie des savoirs propose une vision de l’apprentissage et de la co-construction qui ne repose pas sur l’oubli de ses propres savoirs et de ses propres pratiques au profit de savoirs dominants et qui ne repose pas non plus sur l’appropriation des savoirs qui sont développés par les personnes, par des institutions ou des groupes dominants. L’écologie des savoirs n’est pas non plus un relativisme – c’est avec ça que tu commençais le balado – les paradigmes médicaux et non médicaux peuvent être exclusifs chez certains patients-patientes, c’est vraiment un refuge et ça leur permet de ne plus suivre de traitements professionnels, mais le plus souvent ça se combine, les gens à la fois ont un traitement et un suivi dans un hôpital et fréquentent ces groupes. Et donc, cette écologie des savoirs et des pratiques au sein de ces groupes a une dimension très pragmatique, elle est tournée vers ce qui marche pour les personnes, ce qui améliore leur santé. Le critère ultime des pratiques qui sont développées, c’est : « Est-ce que ça alimente ma détresse ou ça ne l’alimente pas? » Et ces savoirs sont proposés, souvent une personne dit « Bien moi j’ai essayé ça pour moi », le propose au groupe et le groupe l’expérimente et la semaine d’après ou le mois d’après ils se réunissent en disant « Bien non, ça ne marche pas, par contre ce qui marche pour moi c’est ça ». Alors les espaces de recherche participative peuvent être des espaces où on peut visibiliser, mettre en dialogue cette diversité de savoirs et de pratiques, sous réserve peut-être de prêter attention aux effets négatifs de l’extractivisme scientifique dont je parlais précédemment.

00:43:58 Baptiste Godrie (suite)
Et je termine peut-être en soulignant qu’il y a, pour moi, l’écologie des savoirs, c’est un, peut-être, un des rapports possibles parmi une des multiplicités d’autres rapports possibles entre les savoirs, de différentes configurations possibles entre les savoirs; et c’est l’objet d’un projet de recherche en cours que je mène avec des collègues sur la diversité des savoirs issus de l’expérience de la pauvreté et des savoirs sur la pauvreté, à la lumière du concept de justice épistémique dans deux pays – en fait, deux pays c’est toujours délicat, mais… deux régions on va dire –, la province du Québec et la Belgique francophone. Et on étudie dans ce projet les rapports entre les savoirs qui sont développés au sein des groupes de personnes qui vivent en situation de pauvreté, et la reconnaissance institutionnelle de ces savoirs, la mobilisation institutionnelle de ces savoirs, en se posant la question : qu’est-ce que cette reconnaissance institutionnelle fait à ces savoirs et aux personnes qui les détiennent? Souvent ces espaces-là sont nommés des espaces de rencontres, de croisements, de carrefour des savoirs. Mais on commence à décortiquer un peu ce que ça veut dire ce terme de croisement et on se rend compte que ça renvoie à une multitude de rapports différents. Je vous donne quelques exemples. Il y a par exemple le cas de la révélation où les savoirs issus du vécu de la pauvreté dans ces espaces permettent – des espaces de rencontre, entre par exemple des fonctionnaires, des universitaires et des personnes en situation de pauvreté – permettent la mise en évidence d’angles morts, notamment dans les politiques publiques. Alors ça a été le cas pendant la pandémie où les personnes qui étaient en situation de pauvreté, qui fréquentaient les banques alimentaires, ont pu constater une évolution des publics et des besoins des personnes qui vivaient de l’insécurité alimentaire, et ils étaient un temps en avance sur les politiques publiques; donc les constats qu’ils faisaient permettaient d’ajuster ou de critiquer les politiques publiques pour pouvoir répondre à des besoins qui n’étaient pas encore documentés, soit par la recherche, soit par les institutions publiques. Mais il y a aussi d’autres modalités, comme la confrontation, dans ces rencontres entre savoirs; et la confrontation se fait souvent en détriment des groupes, mais parfois elle est recherchée aussi par les groupes communautaires qui, par exemple, s’inscrivent de manière très critique face à des documents institutionnels qui parlent de l’exclusion sociale à propos de la pauvreté et qui, eux, disent « Non, il ne s’agit pas d’exclusion sociale, mais d’exploitation » et donc qui ramènent une lecture plus politique de l’explication et de la compréhension et du vécu de la pauvreté. Dans d’autres fois encore, les savoirs issus du vécu sont mobilisés davantage sous le registre de l’anecdote et de l’illustration. Et donc c’est davantage en se disant qu’on va sensibiliser, humaniser des personnes qui sont très loin du vécu de la pauvreté en faisant témoigner, en faisant parler une personne qui vit dans la pauvreté. Donc, on est vraiment dans des registres très différents et je pense que des fois, on va rapidement avec des termes comme écologie des savoirs, croisement des savoirs, carrefour des savoirs, dialogue, mais dans le fond, quelle est la nature réelle des liens entre les savoirs qu’il y a dans ces espaces-là? Je pense que ça demande des investigations dans nos différents terrains.

00:46:56 Stéphanie Gaudet
Tout à fait, ça dépend des situations, ça dépend des contextes, absolument. Je pense qu’il y a beaucoup à faire dans ce champ de carrefour des savoirs et je pense que puisque les discours publics intègrent de plus en plus, en fait, sont plus réceptifs à reconnaître cette diversité-là, ça va nous amener, nous, chercheurs, à peut-être essayer de mieux nuancer, comme tu dis, Baptiste, comment se fait ces croisements-là et à quel moment.

[Transition musicale]

00:47:43 Stéphanie Gaudet
J’imagine, Catherine, que tu as de nombreux exemples à nous donner pour parler de ces croisements-là entre les savoirs autochtones, par exemple, et je reprends le terme, même si je sais que c’est un terme très flou [rire], mais on va dire, ce qu’on dit être les savoirs autochtones.

00:48:02 Catherine Dussault
Ils existent.

00:48:03 Stéphanie Gaudet
Ils existent, c’est ça. Alors, as-tu des exemples dans tes terrains de recherche?

00:48:09 Catherine Dussault
Oui. Bon, j’aime bien parler après Baptiste parce que ça alimente mes réflexions, puis ça me donne envie de donner certains exemples. Par contre, à la grande surprise, je n’avais pas pensé parler d’intégration des savoirs ou de… en fait, dans la langue courante, on pourrait dire des études autochtones, on parle souvent de « braiding », de métissage. On parle également de « two-eyed seeing », donc par exemple le fait de voir avec deux yeux, qui est l’analogie un peu avec les deux pieds qui sont ancrés dans la terre, qui nous permet d’avoir un équilibre, parce qu’on a une interconnexion avec ce qui nous entoure, avec la terre, avec les autres, avec soi. Donc pour miser sur la complémentarité, d’une certaine manière, des régimes de savoir, en l’occurrence le savoir autochtone avec le savoir de type scientifique. C’était pas nécessairement ce dont je voulais parler devant vous, pour la simple et bonne raison qu’à travers mes recherches, puis aussi à travers, donc en l’occurrence, la parole des personnes que j’ai rencontrées sur le terrain – donc je répète que j’ai rencontré des personnes qui, soit en tant qu’Inuk, conduisent des recherches, ou sinon des personnes qui sont engagées sur des projets de recherche, puis qui travaillent au Nunavik dans des organismes locaux – c’était pas nécessairement la voie privilégiée selon elle et eux pour valoriser leurs savoirs, pour la simple et bonne raison que, si je le résume très brièvement, elles vont dire qu’il y a l’existence de quelque chose qu’on pourrait nommer un « filtre interprétatif » qui fait en sorte que quand on va tenter d’intégrer les savoirs autochtones à nos projets de recherche, ce qu’on va faire, c’est qu’on va traiter les savoirs autochtones, comme Baptiste l’a dit, sous l’angle davantage de l’exploitation, voire de l’extractivisme, donc on va traiter les savoirs autochtones comme des données parmi d’autres pour mettre à profit, pour la recherche, dont on ne comprend pas nécessairement toujours les tenants et aboutissants. Donc ça fait en sorte qu’il y a une forme de mécompréhension de la recherche. La recherche aussi parfois est comprise comme une espèce de réappropriation du déjà su, parce qu’on va chercher à mobiliser les savoirs autochtones, les savoirs locaux, pour les mettre dans des formats prédéterminés, par exemple des publications scientifiques, mais aussi des protocoles ou sinon des publications d’organismes locaux, pour créer une sorte de légitimation aux savoirs qui existent déjà sur place, qui sont connus des membres de la communauté. Donc on a l’impression que la recherche c’est quelque chose pour autrui et non pas nécessairement pour soi. Donc je trouve que la question que Baptiste posait par rapport au fait de, bien c’est quoi la nature du lien justement entre ces types de savoirs là, puis après comment on peut – une fois qu’on a bien compris c’est quoi qui permet de les distinguer l’un de l’autre, comment ils s’assemblent, comment ils ne se ressemblent pas parfois aussi – comment est-ce qu’on peut le mettre à profit en commun pour suivre des objectifs qui sont parfois collectifs? Par exemple, comme je l’ai dit tout à l’heure, revendiquer des droits, mais aussi dans le contexte des Nunavimiuts, c’est parfois une question de vie, par exemple, les droits de chasse, de pêche et ainsi de suite. Puis aussi c’est le droit de vie de manière générale, le droit de continuer à vivre d’une certaine manière, donc en adéquation avec sa culture, puis qui on comprend qu’on est réellement.

00:51:55 Catherine Dussault (suite)
Mais comme Pablo le disait dans son intervention, parfois ça vient avec des mécanismes – je sais que vous ne l’avez pas dit dans ces termes – mais de subjectivation puis de subjection, dans le sens où on va se soumettre volontairement à ça, on va participer au projet de recherche parce qu’on croit qu’il faut que nos savoirs soient entendus, il faut qu’ils soient valorisés également, dans un contexte où, justement, ça vient avec un droit de, comment dire, de reconnaître nos savoirs ou plutôt de valoriser nos savoirs pour défendre une manière de vivre en adéquation avec qui on est réellement. Donc, c’est une longue mise en contexte, simplement pour dire que l’intégration des savoirs, ce n’est pas quelque chose qui est facile, c’est quelque chose aussi qui est très critiqué, en particulier par les chercheurs autochtones. Puis, en fait, la question sous-jacente à ça, je trouve, celle de l’intégration, c’est celle de, encore une fois, qu’est-ce que le savoir autochtone? Mais aussi, c’est quoi le non savoir autochtone? Donc, est-ce que c’est, comme je l’ai dit, c’est quelque chose qui doit être produit par des Autochtones exclusivement? Puis après, si c’est produit par des Autochtones, comment est-ce qu’on peut l’apporter dans des institutions qui n’en sont ni détentrices ni productrices? Donc, c’est quelque chose qui est extrêmement difficile. Puis souvent, ça pose la question de l’identité parce qu’on va, pour faire certains raccourcis, le plus souvent, notre manière de gérer le savoir autochtone, c’est de faire participer des Autochtones. Donc on va plutôt émettre la proposition selon laquelle tout Autochtone, indépendamment du contexte, pourrait produire ou accéder à ces savoirs, de telle sorte que le processus va être de facto autochtonisé. Mais encore là, il n’y a pas de promesse directe qui est portée avec le fait d’être autochtone et de produire des savoirs autochtones. Puis on l’a vu, même la question de l’identité autochtone dans un contexte d’usurpation d’identité, c’est quelque chose qui est extrêmement délicat et difficile. Donc c’est pour ça que j’avais pensé parler devant vous de la question de la positionnalité, parce que c’est quelque chose qui est utilisé, qui est théorisé par les chercheurs autochtones, qui est aussi utilisé par des chercheurs non autochtones pour essayer de surmonter certaines de ces difficultés-là. Puis, je vais le faire en puisant différents exemples de mon terrain de recherche dans l’Arctique québécois, au Nunavik, avec les Inuits. Donc, bon, j’ai parlé de ce dont je n’allais pas parler.

00:54:57 Stéphanie Gaudet
Peut-être que tu pourrais nous donner un exemple de la question de la positionnalité.

00:55:02 Catherine Dussault
OK. Donc, un mot très rapidement, on pourrait dire que la positionnalité, c’est une théorie de la méthode, donc la posture méthodologique, mais aussi épistémologique, au sens où ça veut dire que le sujet qui accède à la connaissance est pris dans des relations qui le déterminent en partie dans sa manière d’accéder à la connaissance, de telle sorte que son point de vue va être partiel et partial, de la réalité dont ils vont tenter de se saisir empiriquement. Donc la position aussi, elle est elle-même une construction sociale, au sens où elle va être déterminée par les discours sociaux, culturels, mais aussi par les mécanismes d’oppression qui vont aussi se chevaucher et qui vont interagir sur l’expérience sociale de toute personne qui va tenter d’accéder à la connaissance. Donc, dans le cas des recherches autochtones, ce qui est intéressant, c’est de voir que même pour les chercheurs autochtones, on est pris aussi dans ces relations de pouvoir. On ne peut pas échapper à la colonialité, d’une certaine manière. Donc, même quand on cherche à construire autrement son identité ou qu’on tente de penser autrement les savoirs autochtones, bien il faut reconnaître que c’est fait aussi au sein de discours hégémoniques, que c’est fait aussi en rapport aux propositions sur qu’est-ce que l’autochtonie, qu’est-ce que le savoir autochtone? Donc, il faut être vraiment à l’affût de tout ça pour ne pas réifier certaines identités fixes qui ne correspondent pas nécessairement à ce qu’on est ou à ce qu’on voudrait être, d’une certaine manière. Puis j’aime bien la métaphore qui est utilisée par Sirma Bilge, qui dit, qui parle pas nécessairement des chercheurs autochtones, mais des chercheurs minorisés, qui vont se placer à la fois à la table et sur le menu. Dans le sens que, maintenant, on tente d’intégrer des corps autochtones, à l’université par exemple, mais l’université néolibérale, elle va porter avec elle une contradiction, dans le sens où elle va essayer de créer un monde où il y a des différences, mais là où les différences ne comptent pas. Donc une fois où on est porté dans certaines sphères, par exemple on devient chercheur en tant qu’Autochtone, bien il va falloir dissimuler cette expérience-là, qui fait en fait notre singularité, ou sinon la mettre sur la table d’une manière qui correspond avec les attentes de l’université néolibérale. Donc la différence est présentée, puis absorbée d’une certaine manière qui est en adéquation justement avec les projets néolibéraux des institutions contemporaines. Donc, ça peut être vécu d’une manière extrêmement violente pour les personnes autochtones qui sont quand même interpellées à participer au sein de projets ou à s’intégrer à différentes institutions de recherche, en l’occurrence, l’université. Donc, c’est ça. Puis, c’est juste… Ouais, je vais terminer ici.

00:58:09 Stéphanie Gaudet
Je pense que c’est intéressant ce que tu as apporté, parce que ça revient un petit peu à la question de l’instrumentalisation des participants, parce que les chercheurs autochtones peuvent eux aussi être instrumentalisés à travers l’institution universitaire. On le voit qu’ils sont très sollicités pour participer à toutes sortes de projets, mais est-ce qu’ils peuvent vraiment le faire de manière authentique, par exemple? Est-ce qu’on va vraiment reconnaître leurs apports? Ça, c’est une autre question. Alors, je vais poser la question, dans le fond, comment on conjugue les savoirs? Comment vous, vous avez conjugué les savoirs scientifiques avec d’autres types de savoirs dans vos travaux, Pablo Kreimer?

00:58:52 Pablo Kreimer
Merci Stéphanie. Tout à l’heure, j’ai mentionné brièvement le cas de COVID, qui est certainement assez présent, et c’est bien le cas d’un problème global. Or, nous avons aussi étudié les savoirs scientifiques liés à plusieurs problèmes publics, la plupart d’eux notamment en Amérique latine. Donc, je vais proposer en principe deux exemples, et je vais proposer des exemples bien différents. Le premier est un problème global également, celui des addictions aux substances psychoactives, et plutôt un problème local, ou régional, ou périphérique en quelque sorte, celui de la maladie de Chagas. Voyons d’abord le problème des addictions. Ce problème a été défini, c’est-à-dire construit, selon divers types de savoirs. Pour la sociologie, il s’agit de conditions sociales, marginalité, environnement social particulier, pauvreté, affaiblissement du lien social, etc., ainsi que l’identification du groupe d’appartenance qui pousse les individus vers la consommation des drogues. Évidemment, ce ne sont pas tous les individus qui partagent la même situation sociale, qui auront les mêmes pratiques addictives, mais en dernière analyse, les conditions déterminantes sont très fortes. Pour la psychologie, en revanche, il s’agit de troubles dans la biographie d’un sujet individuel. Ce n’est pas du tout un problème collectif, mais ça relève de l’histoire personnelle, elle a donné lieu à des attitudes ou des pulsions de dépendance à l’égard des substances psychoactives. Ainsi, les tendances à la dépression ou certains troubles subjectifs peuvent être les causes de ces addictions. On passe aux neurosciences. Pour les neurosciences, le contexte social ou les conditions subjectives ne jouent aucun rôle important pour déterminer les conditions des addictions. Il s’agit ici des neurorécepteurs. Les neurones libèrent beaucoup de dopamine qui sont des détecteurs de récompenses. Ainsi, les produits psychoactifs augmentent la libération de dopamine par plusieurs mécanismes et créent une nécessité, c’est-à-dire une dépendance croissante de ces substances. Pour le droit, enfin, il s’agit de déterminer si la consommation de substances psychoactives est un délit ou non. Autrement dit, si c’est une pratique qui peut entraîner des risques pour les autres, et donc le domaine de l’État doit intervenir pour protéger un bien. Évidemment, les moyens d’intervention sont complètement différents selon les modes de construction du problème. Une stratégie punitive propre du droit, ou une intervention sociale dérivée d’une perspective sociologique n’auraient aucun sens si l’on considère que le problème est d’ordre psychologique ou d’ordre neuronal. Pour les neurosciences en revanche, il s’agit de trouver une molécule capable d’évoquer les neurorécepteurs et ça devrait s’appliquer à n’importe quel type d’individu et n’importe quel groupe social, car la dopamine n’est pas sensible à ce type de variables. Donc nous voyons au moins quatre manières différentes de construire le problème qui impliquent quatre moyens totalement différents d’intervenir sur le problème.

01:02:31 Pablo Kreimer (suite)
On va faire quelques réflexions générales vers la fin, mais je passe à mon deuxième exemple qui est celui de la maladie de Chagas. C’est une maladie qui traditionnellement n’existait que dans les zones rurales pauvres de l’Amérique latine, depuis le Mexique, au nord, jusqu’au nord de l’Argentine, dans le sud. Je dis bien « n’existait », car aujourd’hui, et comme une conséquence de la globalisation et de la migration, la maladie de Chagas s’est répandue vers le sud des États-Unis, mais aussi en Europe, et on trouve davantage des cas en Espagne, en France, en Suisse, en Allemagne et en Italie. La maladie de Chagas est causée par un parasite, le trypanosome cruzi, qui est à la fois transmis par un insecte, une espèce de punaise, qui loge dans le mur et les toits des maisons très pauvres de la campagne, fabriquées en boue ou en paille. Ce problème est encore plus complexe que celui des addictions, en vue de la multiplicité des savoirs qui sont en jeu. D’abord, pour l’épidémiologie, il s’agit de connaître l’étendue géographique de la maladie, selon la région, afin de développer des programmes de fumigation des maisons. Pour les études sur l’habitat, le problème, c’est le type d’habitation, en bois et en paille, qui permet de développer des nids d’insectes. Il faudrait donc remplacer les matériaux de ces maisons par d’autres plus performants, qui empêchent les insectes de loger, comme les briques et le béton. Les anthropologues, en revanche, sont radicalement contre le changement de mode de vie des paysans et prônent pour des politiques d’éducation et d’organisation populaire des paysans, ce qui aiderait la population à se préserver des insectes d’une manière plus efficace et collaborative. Pour la sociologie, il s’agit des conditions de pauvreté structurelle dans laquelle habitent les paysans. La solution serait par conséquent de changer les conditions de production économique et sociale qui discriminent d’une part le milieu rural à basse productivité avec des habitants marginalisés, mal éduqués et avec une économie de subsistance, des zones de production agricole riches visées à l’exportation, proches des frontières technologiques et avec un niveau d’éducation plus élevé. Pour les entomologistes, c’est une affaire de mieux connaître la population des insectes, ses caractéristiques génétiques, etc., pour améliorer les insecticides et faire des campagnes de fumigation plus efficaces. Ils sont souvent associés aux chimistes industriels pour le développement du produit. Pour les cardiologues, car la manifestation clinique la plus fréquente est une cardiopathie, il s’agit de trouver des médicaments plus performants pour traiter les malades, notamment dans l’étape chronique de la maladie. Ils sont souvent associés au groupe suivant, les biologistes. Pour les biologistes moléculaires et les biochimistes, il s’agit de connaître avec précision la séquence d’ADN du parasite pour essayer de développer un vaccin ou une nouvelle génération des médicaments parasiticides, c’est-à-dire qui tue les parasites. Il faut dire que dans cette lutte, cette querelle de paradigmes scientifiques, ils n’ont pas tous les mêmes possibilités de s’imposer dans la scène publique et c’est d’habitude les disciplines ou les spécialités qui sont plus prestigieuses, qui se montrent comme les plus modernes, les plus internationalisées, qui déploient des moyens de recherche plus sophistiqués, qui ont la possibilité de s’imposer dans la scène publique. En fait, en Amérique latine, puisque c’est là où on trouve la partie majeure de recherches sur la maladie de Chagas, c’est la biologie moléculaire et récemment la génétique qui emportent la plupart des crédits de recherche, tout étant vrai que les solutions ne seront qu’au long terme, tandis que les autres solutions qui peuvent agir plus rapidement sur le problème sont, en principe, écartées comme trop traditionnelles, anciennes, même obsolètes.

01:07:08 Pablo Kreimer (suite)
Nous avons également étudié les controverses autour de la pêche et comment établir les limites pour conserver la population des poissons, aussi bien que les conflits pour exploiter les ressources naturelles. Dans les deux cas, il y a une position qui veut mieux connaître les ressources pour les protéger, les écologistes, les biologistes marins; ou ceux qui ont besoin de mieux connaître les ressources pour établir un plafond et qu’elles soient économiquement rentables, la biologie de la pêche, les agronomes, les géologues. Ce sont des manières différentes de construire les problèmes, tant du point de vue épistémologique que public. En principe, les deux courants veulent étudier les populations, soit des poissons, soit d’autres ressources naturelles, mais dont les fins sont opposées, c’est-à-dire connaître pour exploiter, connaître pour protéger. Encore une fois, la manière dont chaque problème est construit détermine dans une large mesure les modes d’intervention pour tenter de le résoudre. Il nous reste encore à expliquer quels sont les moyens de lutte de chaque groupe disciplinaire ou des spécialistes pour imposer leur position face à la société et notamment face au pouvoir public, face aux mouvements sociaux. De même, il nous reste à discuter comment chaque acteur tente de présenter chaque position comme la construction épistémique la plus légitime et à la fois la plus adéquate pour approcher les problèmes en question. Mais évidemment, ce sera un sujet pour un autre jour.

[Musique de fond]

01:08:48 Stéphanie Gaudet
Alors, merci pour vos interventions, vraiment très intéressantes, pour mieux comprendre et mieux réfléchir aux écologies des savoirs. Alors, Baptiste Godrie, Catherine Dussault, Pablo Kreimer, merci beaucoup et à la prochaine.

01:09:02 Baptiste Godrie
Merci beaucoup.

01:09:03 Catherine Dussault
Merci.

01:09:04 Pablo Kreimer
Merci Stéphanie.