Les balados du CIRCEM

Dans cet épisode, Stéphanie Gaudet discute avec Stéphane Vibert et Efe Peker, professeurs à l’Université d’Ottawa et directeurs d’axe de recherche du CIRCEM, de l’usage et de la définition des concepts de populisme, d’illibéralisme et de national-populisme. Ce balado est le premier d’une série réalisée dans le cadre du colloque annuel du CIRCEM d’avril 2025, qui était intitulé « Le national-populisme et la démocratie : théories, trajectoires, tensions ».

Le livre « Populisme et sciences sociales », dirigé par Frédérick Guillaume Dufour et Efe Peker, est disponible aux PUO : https://press.uottawa.ca/fr/9782760341067/populisme-et-sciences-sociales/ 

What is Les balados du CIRCEM?

Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

[Musique de fond]

00:00:01 Marie-Hélène Frenette-Assad
Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone. Vous écoutez un balado enregistré dans le cadre du colloque annuel du CIRCEM qui a eu lieu les 3 et 4 avril 2025. Le colloque était intitulé « Le national-populisme et la démocratie : théories, trajectoires, tensions ».

[Fin de la musique de fond]

00:00:33 Stéphanie Gaudet
Bonjour, ici Stéphanie Gaudet, directrice du CIRCEM. J’ai le plaisir aujourd’hui d’animer un autre balado du CIRCEM sur le thème du populisme et plus spécifiquement du national-populisme. Je rappelle que la mission du CIRCEM c’est d’animer la vie intellectuelle dans la tradition de la pensée francophone sur les thèmes de la citoyenneté et des minorités. Et aujourd’hui, j’ai l’immense plaisir de discuter avec deux directeurs d’axe du CIRCEM. Je présente d’abord mon collègue Stéphane Vibert, professeur en anthropologie à l’École d’études sociologiques et anthropologiques et également directeur de l’axe « Démocratie, pensée politique et sociale ». Bonjour Stéphane.

00:01:15 Stéphane Vibert
Bonjour Stéphanie.

00:01:17 Stéphanie Gaudet
Et je vous présente Efe Peker, professeur lui aussi à l’École d’études sociologiques et anthropologiques et également à l’École d’études politiques. Il dirige également l’axe de recherche au CIRCEM qui s’intitule « Populisme, diversité et cohésion sociale ». Bonjour Efe.

00:01:35 Efe Peker
Bonjour Stéphanie.

00:01:37 Stéphanie Gaudet
Alors messieurs, vous avez tous les deux publié sur des sujets concernant le populisme, concernant la pensée politique également, et vous avez organisé un colloque au CIRCEM qui a réuni plusieurs experts nationaux et internationaux sur le thème du national-populisme. Aujourd’hui, j’aimerais entreprendre avec vous une discussion pédagogique sur ce concept ou cette notion de populisme, et plus spécifiquement de national-populisme, car, au cours des dernières années, on a vu avec la montée des partis de droite et d’extrême droite dans plusieurs pays que cette notion-là est devenue vraiment très utilisée autant dans le milieu médiatique que dans le milieu universitaire et j’aimerais vous poser cette première question : que veut dire ce terme populisme, Stéphane Vibert?

00:02:35 Stéphane Vibert
Oui, merci Stéphanie. Effectivement, il faut partir de la définition parce que c’est sans doute l’un des termes les plus controversés des sciences politiques et sociales actuelles et également dans le débat polémique, il faut bien le dire, parce que une des caractéristiques essentielles du populisme, c’est que personne en réalité aujourd’hui n’accepte d’être populiste. Il faut bien considérer que l’étiquette joue surtout comme une accusation, quelque peu polémique, péjorative, parfois diffamatoire, et que pour l’instant, même si on ne peut pas présager de l’avenir, en réalité, populisme, le terme « populiste » constitue donc une étiquette que personne ne veut endosser. Alors il faut dire que, contrairement à beaucoup de concepts idéologiques des sciences politiques comme « communisme », « socialisme » ou « libéralisme », le terme de populisme n’a pas connu une continuité dans son usage. Il est apparu au XIXe siècle et puis il a subi une longue éclipse au XXe siècle avant seulement de réapparaître il y a une trentaine d’années – et Efe pourra nous en parler d’un point de vue historique –, mais il faut dire qu’au XIXe siècle, il apparaît notamment aux États-Unis avec le People’s Party, il apparaît en Russie avec des mouvements socialisants, des jeunes intellectuels qui veulent aller dans les campagnes pour convaincre les paysans de se rebeller contre le tsarisme et donc le conservatisme et l’oppression du pouvoir. Donc c’est une doctrine qui se réclame aux États-Unis des petits propriétaires contre les deux grands partis et en Russie plutôt d’un mouvement agrarien. Il connaîtra ensuite un usage en Amérique latine, notamment en Amérique du Sud, avec par exemple le mouvement péroniste ou le justicialisme, là aussi dans un contexte très différent de la manière dont il est actuellement utilisé en Europe occidentale. Donc c’est dans un contexte latino-américain de démocratisation où, à partir d’un chef charismatique, on essaie de mobiliser les masses contre les oligarchies économiques et politiques qui dominent la vie politique. Alors c’est peut-être justement, pour une définition vraiment très claire d’emblée, le populisme se rattache donc au peuple et ce sont souvent des pensées, des valeurs, des représentations qui vont opposer le peuple, disons, sain, authentique, porteur de valeur morale, à une certaine élite corrompue, une élite qui travaille pour elle-même, une oligarchie, une ploutocratie. Alors cette opposition peut paraître fondamentale pour la définition du populisme ces 30 dernières années, plus ou moins assortie de la référence à un chef populiste qui veut contourner cette élite traditionnelle pour incarner la volonté du peuple, pour restaurer ses intérêts, pour restaurer sa vision historique, sa moralité, on va dire, donc pour l’incarner sur la scène politique, contrairement à ce que les élites détournent depuis longtemps dans les pays où le populisme s’installe.

00:05:29 Stéphanie Gaudet
Si je comprends bien, Stéphane, avec le recul historique que tu donnes à la notion, il peut y avoir autant un populisme de gauche qu’un populisme de droite.

00:05:38 Stéphane Vibert
Absolument, beaucoup d’auteurs, à l’instar par exemple de Mudde et Rovira Kaltwasser, vont souligner que le populisme est une idéologie dite « mince » ou une idéologie faible qui peut en réalité s’associer à des idéologies de support qui peuvent être autant socialistes que conservatrices, voire libérales ou néolibérales. Donc, en s’associant à diverses idéologies, le populisme marque plus en réalité un style, une sensibilité, plutôt qu’une doctrine réellement constituée avec un dogme qui serait bien circonscrit.

00:06:11 Stéphanie Gaudet
Efe, comment définirais-tu le populisme à la suite des informations que Stéphane nous a livrées?

00:06:19 Efe Peker
Oui, merci Stéphanie. La première réponse que je donnerais c’est l’utilisation du concept du populisme et l’augmentation ou l’explosion de l’utilisation de ce concept. À peu près 60 % de toute recherche sur le populisme a été effectuée depuis 2016. En 2016, on a vu Brexit – c’était en juin si je ne me trompe pas – et puis en novembre c’était l’élection de Donald Trump, son premier mandat. Donc on voit dans les dix, à peu près, dernières années un intérêt public, médiatique et aussi académique, universitaire sur ce concept. Il y a beaucoup de désaccords dans la littérature autour de la définition du concept, mais généralement, les auteurs sont d’accord sur l’idée selon laquelle le populisme est, comme Stéphane l’a dit, se base sur une distinction entre le peuple versus les élites. Et selon Cas Mudde c’est une idéologie mince. Mais j’aimerais souligner que cette distinction, cet antagonisme entre le peuple et les élites, c’est à la base une distinction morale. Parce que les élites, dans cette perspective, sont comprises comme étant corrompues, loin des valeurs du peuple. Et ce sont les personnes qui travaillent activement pour saper la volonté générale, pour saper la motivation politique du vrai peuple. Tandis que le peuple est compris comme une entité un peu plus homogène et puis pure et qui a toujours raison. Et le leader populiste entre dans la scène politique en disant que : « Moi je ne fais pas partie des élites, mais je représente le peuple et en fait j’incarne le peuple dans mon comportement, dans mon style de communication et juste pour montrer que je m’éloigne des élites et je suis un leader du peuple et pas des élites ». À partir de ce moment-là, il y a des désaccords. Par exemple, est-ce que le populisme, c’est un concept binaire ou « gradational »? Est-ce qu’on peut diviser le monde entre les populistes versus les non-populistes? Ou est-ce qu’on peut voir les différents répertoires du populisme partout dans l’échiquier politique? Ça, c’est un des débats. L’autre débat, c’est le populisme de gauche et de droite que tu as déjà mentionné. Mais un troisième, c’est ses effets positifs ou négatifs sur la démocratie libérale. Je pense qu’il y aura le temps de parler de ça, mais il y a des chercheurs, surtout qui travaillent sur le populisme de gauche, qui pensent qu’il y a des opportunités dans le populisme pour permettre les gens marginalisés de se sentir plus inclus dans les systèmes politiques et aussi pour augmenter la comptabilité des élites politiques, et cetera. Tandis que, surtout les auteurs qui travaillent sur le populisme de droite pensent que, non, en fait, contourner les institutions de contre-pouvoir, les institutions qui créent un équilibre de pouvoir entre les différents acteurs, c’est toujours une mauvaise idée et ça va nous mener à l’illibéralisme ou l’autoritarisme à la fin. Donc ça, c’est un petit résumé de quelques débats dans la littérature.

00:09:47 Stéphanie Gaudet
Est-ce que je peux te poser une question, Efe, pour que nous comprenions tous, qu’est-ce que ça veut dire l’illibéralisme?

00:09:54 Efe Peker
L’illibéralisme, c’est un concept, à ma connaissance, qui est relativement récent. Donc, c’est quelque part entre le libéralisme et l’autoritarisme. Donc, ce que je comprends de ce concept, c’est un processus graduel de perte de certaines libertés, certains équilibres de pouvoir ou certaines institutions qui aident le fonctionnement de la démocratie, surtout à cause d’un leader qu’on peut qualifier de populiste ou un leader qui a des tendances autoritaires. Et il y a aussi des concepts relativement similaires à l’illibéralisme, par exemple l’autoritarisme compétitif. Donc il y a des élections dans certains pays, mais en réalité, ce n’est pas une démocratie libérale. Donc, ce que je comprends c’est un processus graduel dans lequel on voit la perte de pouvoir des institutions de contre-pouvoir dans une démocratie libérale. Stéphane, est-ce que tu serais d’accord?

00:10:55 Stéphanie Gaudet
Oui Stéphane, qu’est-ce que tu en penses?

00:10:58 Stéphane Vibert
Oui, en réalité la notion d’illibéralisme, qui je pense a été introduite par Zakaria effectivement assez récemment en sciences politiques, nous permet de réfléchir à la question du populisme, puisque – en réalité du national-populisme, ce serait la vraie question, puisque les libéralistes supposent une distinction entre la démocratie et le libéralisme. Et c’est une analyse qui est faite par nombre d’auteurs, Bobbio, Dalle ou Schmitt, dans l’histoire de la pensée politique. Ça suppose de réfléchir au fait que la démocratie renvoie souvent, justement, à la souveraineté populaire, à la décision majoritaire d’une communauté historique, alors que le libéralisme renvoie aux droits individuels, aux droits subjectifs pour les individus ou les minorités dans une société. Alors si l’on considère, on y reviendra, mais comme le fait une partie des nationaux-populismes en Europe ou ailleurs que durant les 30 dernières années, disons, le mouvement de balancier est allé très très loin en faveur des droits individuels et d’une certaine manière contribue à fragmenter la société, à la diviser, à permettre à des élites, disons, cosmopolites de décider pour le peuple, et bien, il y a une réaction – on pourrait appeler ça une réaction – populiste qui permet de restaurer la souveraineté des décisions de la majorité historique et donc, disons, à limiter ou bien à empêcher que les droits individuels ou les droits subjectifs ou les droits des minorités ne fragmentent le collectif. Et donc d’une certaine façon, ça appelle une réaction illibérale, mais qui est comprise comme démocratique. C’est ça qu’il faut comprendre dans la démarche national-populiste, que l’on soit en accord ou non avec elle. Le point de départ, c’est de limiter ce que le libéralisme produit de néfaste pour la nation et non pas d’accentuer, disons, la limitation des libertés en tant que telles. C’est une manière polémique de combattre les adversaires politiques sur un terrain particulier, qui est de demander à la majorité de décider, y compris en limitant, quelque peu, on va dire, les droits des minorités ou les droits individuels, quand ceux-ci paraissent s’opposer aux décisions majoritaires.

00:13:06 Stéphanie Gaudet
Est-ce que tu aurais un exemple concret, Stéphane, à nous donner pour illustrer ce mouvement-là?

00:13:12 Stéphane Vibert
Disons qu’il est très facile de le prendre ces 30 dernières années dans le cas des pays européens, puisque la constitution d’une Union européenne, de facto, en raison des traités et des cours constitutionnelles, vient contrecarrer, a posteriori, les lois qui pourtant sont issues de la décision d’une majorité, elle-même élue par la majorité de la population. Et donc, la manière dont les cours constitutionnelles viennent, a posteriori, déjuger les majorités politiques de certains pays, au nom des libertés individuelles, à l’échelle européenne, viennent évidemment poser de graves questions sur la démocratie à l’intérieur des différents pays, puisqu’ils ont été engagés par des traités que, par exemple en France, depuis une trentaine d’années, par un arrêt du Conseil d’État, les traités sont considérés comme supérieurs à la loi démocratique qui est élaborée au sein des parlements au nom de la majorité. Et donc d’une certaine manière ici les partis populistes ont beau jeu de montrer que la démocratie ne fonctionne plus, puisqu’en réalité ce sont des cours non élus, au nom de certains principes qu’ils appliquent de manière relativement, disons, arbitraire, si je vais être critique, qui vont faire la loi dans le pays contre les décisions démocratiques de la majorité souveraine. Donc, d’une certaine manière, la démocratie illibérale vient rappeler que, parfois, démocratie et libéralisme ne font pas forcément bon ménage et qu’ils peuvent entrer en contradiction sur certains plans. Et on pourra sans doute en reparler, mais une bonne partie des populations européennes va, par exemple, constater que jamais on n’a demandé l’avis de la majorité sur des grands sujets qui touchent pourtant la vie quotidienne des gens, à commencer, bien évidemment, si on prend les partis nationaux-populistes, par la question de l’immigration.

[Transition musicale]

00:15:07 Stéphanie Gaudet
Efe, est-ce que tu voulais, parce que finalement Stéphane a répondu à ma question sur la définition du national-populisme, est-ce que tu voulais ajouter de l’information à propos de la compréhension que nous devons avoir de ce qu’est le national-populisme?

00:15:25 Efe Peker
Si je peux commenter sur cette distinction entre la démocratie et le libéralisme, et puis on peut continuer avec le national-populisme.

00:15:30 Stéphanie Gaudet
Oui, oui, absolument.

00:15:34 Efe Peker
C’est, les auteurs comme Cas Mudde soulignent que le populisme, par définition, n’est pas contre la démocratie. En fait, le populisme dit qu’on est plus démocrate parce que on constate qu’il y a un déficit démocratique, la volonté du peuple n’est pas écoutée par les élites, les institutions, soit nationales, soit supranationales – comme Stéphane a mentionné – mais il est de temps en temps contre, et parfois, très souvent peut-être, contre la démocratie libérale. Parce que la démocratie libérale crée des limitations, crée des limites à l’exercice du pouvoir, à l’exercice de la volonté de la majorité, par exemple. C’est pour ça qu’on voit des contradictions, il n’y a pas de réponse facile à ces questions, parce que où est-ce qu’on va limiter la volonté du peuple, parce que ça va créer des limitations de droit, par exemple, pour la minorité. Donc les liens entre la démocratie et le majoritarisme, c’est très difficile à établir les liens ou les frontières, parfois. Et en ce qui concerne le national-populisme, il y a deux concepts qui sont en relation forte, mais en même temps séparés, parce que, surtout dans la littérature anglophone, il y a un débat si on peut penser à ces deux concepts de façon fusionnée ou il faut analytiquement séparer notre utilisation. Par exemple, les auteurs comme Stavrakakis soulignent que les deux discours sont en fait séparés parce que le populisme c’est une construction verticale, finalement, verticale parce que le peuple est en bas et les élites sont en haut, et notre politique c’est contre les élites au sommet, qui sont au sommet de la société. Tandis que le nationalisme, selon eux, selon ces auteurs, c’est une construction horizontale entre la nation versus les étrangers. On peut voir un chevauchement entre ces deux, la nation et le peuple, de temps en temps, mais parfois il y a aussi des contradictions. Si je peux me permettre un exemple sur le cas canadien, par exemple, ou dans le cas de Pierre Poilievre, il a utilisé depuis deux ans un discours très anti-élites, donc c’est très verticalement, verticalement centré contre les élites, Justin Trudeau, les libéraux, l’établissement, l’« establishment » politique, et cetera. Et beaucoup de personnes de droite, ou même Maxime Bernier, d’un peu plus extrême droite, ont soutenu la politique de Donald Trump, ce qui se passait aux États-Unis. Mais à partir de novembre, fin novembre, début décembre l’année passée, on a vu le début des menaces de Donald Trump contre la souveraineté nationale du Canada. Et en ce moment, il y a une contradiction entre les deux discours parce que les deux peuvent être contre les élites de son propre pays, mais en même temps, le nationalisme canadien dit que non, il faut protéger notre souveraineté contre cette menace externe. Donc, je donne cet exemple pour souligner que le populisme et le nationalisme fonctionnent très bien de temps en temps, mais parfois il y a aussi des contradictions. On voit la même chose dans le parti qu’on qualifie de populiste en Europe, par exemple, un leader comme Nigel Farage en Angleterre, qui a mené la bataille pour le Brexit en 2016. Il était très fier de ses liens avec Donald Trump depuis longtemps, mais depuis 2-3 mois, il commence à voir que ça constitue un désavantage pour lui, parce que le nationalisme britannique se sent menacé contre Donald Trump en ce moment. Donc il essaie de s’éloigner un peu de Donald Trump. On peut dire la même chose pour Giorgia Meloni de l’Italie. Donc ces deux termes peuvent être en contradiction en même temps.

00:19:48 Stéphanie Gaudet
Très intéressant. Est-ce que tu voulais rebondir, Stéphane?

00:19:52 Stéphane Vibert
Oui, oui, absolument. Efe a tout à fait raison de souligner qu’ici, pour bien comprendre le national-populisme, il faut s’interroger sur le lien entre la nation et le peuple, en réalité, puisque le national-populisme fait référence à ces deux concepts qui sont extraordinairement importants dans l’histoire de la démocratie occidentale. Le mot « peuple », en réalité, a trois significations, et c’est pour ça que des partis peuvent jouer un peuple contre l’autre d’une certaine manière. Beaucoup de chercheurs, comme Rosanvallon en France, vont estimer que le peuple est introuvable, puisqu’il n’existe pas avant d’être formé dans l’histoire, mais d’une certaine manière, la démocratie ne peut pas se passer d’une notion de peuple comme totalité, puisque le corps souverain qui légitime la démocratie doit être le peuple, en démocratie. Et c’est donc la notion de « dèmos » qui vient évidemment du grec et qui constitue le cœur même de la possibilité de constituer un peuple politique dans l’histoire, qui représente une certaine continuité historique, un ensemble de traditions, le lieu de la décision, par la majorité le plus souvent, la possibilité d’élire des représentants et de concevoir son propre destin dans l’histoire. Alors cette notion de dèmos est centrale, mais il faut dire aussi que le mot peuple a pu prendre deux autres définitions qui parfois viennent compléter ou contredire le dèmos souverain, c’est-à-dire la notion de « plèbe », qui vient d’un peuple plutôt social, qui, depuis la Révolution française au moins, est capable de faire la Révolution, de renverser les deux autres États qui étaient le clergé, l’aristocratie, et cetera, et qui donc, d’une certaine manière, incarne la dimension sociale du peuple. On pourrait parler de la base électorale du national-populisme, mais souvent, ou depuis une quarantaine d’années, ce sont des classes relativement défavorisées, voire des ouvriers, des employés, des classes moyennes en danger de déclassement, et cetera. Donc, il y a toujours cet imaginaire un petit peu des classes « en danger », disons, qui sont les vrais travailleurs, les gens qui produisent réellement au sein de la nation, et puis, d’une certaine manière, qui sont embarrassés ou qui sont volés par la présence de, entre guillemets, de « parasites », que ce soit des parasites du haut, ces élites bureaucratiques ou mondialistes qui profitent du travail du peuple, ou des parasites, selon le discours national-populiste, par le bas, c’est-à-dire les immigrés, les étrangers, ceux qui viennent profiter des conditions sociales et politiques d’un pays et qui en profitent sans véritablement contribuer à la richesse nationale. Ce terme de plèbe est très important parce qu’il continue de porter une sorte d’imaginaire d’opposition à des étrangers, ou en tout cas à des ennemis de l’intérieur, on pourrait dire.

00:22:33 Stéphane Vibert (suite)
Et enfin, il y a une troisième dimension qui est très importante parce qu’elle renvoie à « nation », au sens non plus politique, mais culturel, c’est la notion d’« ethnos ». Parce que tous les pays du monde essaient de fonder une légitimité qui ne se base pas sur une simple décision des gens existants et présents, vivants en un temps, mais sur une durée historique, qui contribue à la possibilité d’une majorité culturelle autour d’une langue, voire de plusieurs langues, mais en tout cas d’une véritable loyauté, d’une appartenance, et on pourrait dire de ce point de vue là que la nation est le cadre institutionnel absolument nécessaire à la démocratie moderne. On le voit bien avec le Canada qui s’est pensé durant très longtemps comme une démocratie postnationale et qui, une fois que le Canada se sent en danger dans sa souveraineté potentiellement, restaure ce qu’on peut appeler en anglais un « nation building », restaure des dimensions de loyauté et d’appartenance, justement, qui doivent intégrer une différence entre le « nous » et le « eux », alors qu’elle n’est pas forcément visible d’un point de vue culturel, mais qui entend édifier une frontière très rigide entre le Canada et les États-Unis pour montrer là que non, ce n’est pas la même société, ce n’est pas la même nation, il y a des valeurs différentes, il y a une histoire différente, et cetera. On comprend très bien, mais cela montre aussi en creux, si l’on peut dire, que la nation est le cadre absolument indépassable d’une certaine manière. Elle peut être, je veux dire, elle peut avoir des dimensions de diversité interne relativement larges au plan des religions, des origines, au plan des croyances politiques, idéologiques, au plan des mœurs, et cetera. Mais ces différences doivent être, disons, secondarisées par rapport à l’appartenance nationale qui constitue un corps ouvert, pluraliste et civique, mais qui néanmoins signe une communauté, l’existence d’une communauté qui s’ancre à la fois dans l’histoire et dans un destin tourné vers l’avenir ou vers la volonté de continuer à construire ensemble quelque chose. Alors ces trois dimensions, on pourrait dire, de dèmos, ethnos et plèbe constituent un petit peu le cœur de l’interrogation dans le national-populisme, puisqu’à chaque fois il s’agit, on le disait, de restaurer les intérêts de la nation par rapport à des groupes, on pourrait dire, ou des individus qui détournent cette volonté ou qui la contournent au profit d’autres intérêts. Et toute la question de la légitimité du national-populisme ces 30 dernières années, dans un contexte de mondialisation où on parle beaucoup de la circulation évidemment des informations, des gens par l’immigration, des délocalisations en raison d’un capitalisme qui n’a jamais été aussi puissant, on pourrait dire, et bien, il y a une interrogation sur le territoire, sur la nation, sur l’identité collective des gens qui vivent dans tel ou tel pays.

00:25:12 Stéphanie Gaudet
Efe, est-ce que tu voulais rebondir sur ce que Stéphane a présenté?

00:25:19 Efe Peker
Oui, oui. Dans la littérature sur le populisme, par exemple si vous lisez Cas Mudde ou les autres, ils soulignent généralement cette idée que Stéphane a mentionnée, c’est une idéologie mince. Et une idéologie mince a besoin d’une idéologie un peu plus complète. Ici on peut dire que le populisme, par exemple, ces auteurs disent que le populisme de gauche se base sur un type de socialisme pour mélanger le socialisme avec le populisme et surtout pour utiliser une définition de peuple comme des plèbes. Tandis que – ce sont des idéotypes, en réalité c’est beaucoup plus complexe – tandis que le populisme de droite, selon ses auteurs, l’idéologie de base, l’idéologie haute, ce serait le nationalisme, et ils utilisent plus souvent la définition du peuple comme ethnos pour créer des marqueurs d’identité, pour définir le peuple comme une communauté ethnique. Donc Stéphane et moi, on a eu des discussions sur cela et pour dire que, est-ce qu’on peut vraiment, dans les cas empiriques, est-ce qu’on peut maintenir cette distinction ou est-ce que ces deux se mélangent très souvent? Donc peut-être que c’est une question que je pose à Stéphane d’abord et puis je peux continuer.

00:26:40 Stéphanie Gaudet
Stéphane, est-ce que tu as un cas empirique par exemple? Ce serait intéressant de discuter à partir d’un cas.

00:26:47 Stéphane Vibert
Oui, bien sûr. Il faudrait, je pense qu’il faut déjà distinguer en amont deux choses, c’est-à-dire le populisme, à mon sens, prend, ou le national-populisme, prend des connotations très différentes s’il est au pouvoir ou s’il ne l’est pas. Parce que, d’une certaine manière, la réalité du pouvoir politique, des médiations existantes dans toute société, même si le cas Trump, ici, vient nous rappeler depuis deux mois que le bouleversement peut être assez conséquent, mais néanmoins, on a des cas très distincts. Par exemple, Meloni en Italie, on ne peut pas dire qu’en réalité le populisme au pouvoir représente une réalité très, très différente d’un certain conservatisme historique, national-conservatisme, malgré l’origine fasciste, il faut le rappeler, du mouvement de Meloni. Donc, si on veut distinguer mouvement/parti, quand ils sont dans l’opposition, où le discours est très facile, de critique, de mise au jour des agendas cachés de l’élite, de dénonciation de certains problèmes, évidemment, le passage au pouvoir, le passage à la contrainte de l’action publique, produit un énorme déplacement, il faut dire, produit aussi des alliances parce que très souvent les nationaux-populistes ne sont pas capables d’assumer le pouvoir seuls et doivent donc, contrairement à tout ce qu’ils annoncent dans l’opposition, passer des compromis, faire des négociations avec des partis qui viennent soutenir en partie justement leur programme qui n’est jamais appliqué totalement. Alors d’une certaine manière, la question de l’idéologie qui vient – comme le disait Efe – renforcer la puissance du populisme est très dépendante de l’espace qui est offert au populisme, c’est-à-dire dans l’opposition ou au pouvoir. D’une certaine manière – comme il le disait très justement –, les populistes dits de gauche ont une conception du peuple qui se veut inclusive, ouverte à tous les gens, plutôt défavorisés. On peut prendre l’image très classique du 99 % contre le 1 % qui produit une sorte d’image populiste, une sorte d’imaginaire – comme j’aime le dire – populiste. Mais on se demande bien ce que ferait, ce que donnerait un programme populiste assis sur l’intérêt des 99 %, parce qu’en réalité, il y a aussi, bien entendu, dans ces 99 % des gens, des croyances totalement contradictoires, antagonistes, et cetera. Ce qui pose évidemment une grande question sur les moyens d’appliquer un programme qui voudrait incarner le peuple, alors que le peuple, on le sait, est lui-même divisé en de multiples fractures.

00:29:10 Stéphane Vibert (suite)
Alors d’une certaine manière, ce populisme de gauche me semble – malgré les écrits de Laclau, de Chantal Mouffe, du groupe Podemos en Espagne, et cetera – voué à un certain échec, puisqu’il n’a pas pour l’instant les capacités de rassembler sur une base très claire le peuple qu’il entend sauver, d’une certaine manière. Tandis qu’évidemment, le national-populisme apporte ici une image, on le disait, une image bien plus claire, à la fois culturelle, politique, une sorte de rapport étroit, sans qu’il ne soit toujours assimilé, parce que peu de partis nationaux-populistes, en réalité, par exemple en Europe, souhaitent renvoyer des étrangers chez eux. Il faudrait s’interroger sur l’AFD en Allemagne, mais je veux dire, il y a un questionnement sur intégrer les gens qui sont déjà là et puis freiner l’immigration plus que renvoyer des millions de gens chez eux, même si, on peut le dire, il y a des distinctions à faire dans les différents contextes. On peut dire que le national-populisme, par définition, puisqu’il renvoie à la nation, renvoie aussi à une certaine vision historique particulière, spécifique, puisque forcément, malgré, on pourrait dire, l’existence d’une « internationale », entre guillemets, populisme, on voit que même au Parlement de l’Union européenne, ils sont divisés en plusieurs groupes. Donc le nationalisme, par définition, engendre autant de rapprochements doctrinaux que de différences et de disputes puisque chacun va plutôt vouloir défendre sa nation contre les autres. Alors on est ici dans un mouvement de tensions où les rapprochements idéologiques s’arrêtent quand l’intérêt national entre en jeu, on le voit bien en ce moment avec le rapport à Trump, le rapport à Poutine, donc à des mouvements qui, doctrinalement, pourraient être très proches des populismes, des nationaux-populistes, mais qui, en réalité, appellent des attitudes fort diverses et antagonistes par rapport – comme le disait Efe – à la mise en question des intérêts nationaux, y compris si, doctrinalement, on peut en être proche.

00:31:01 Stéphanie Gaudet
Si on prend un cas concret Efe, que tu connais bien, je pense, quand même, bien tu connais bien le cas de la Turquie, mais tu connais bien le cas des États-Unis aussi. Est-ce que ce qui se passe aux États-Unis, on pourrait dire que c’est un nationalisme plutôt basé sur la doctrine de la plèbe ou de l’ethnos ou des deux?

00:31:22 Efe Peker
C’est une très bonne question. En réalité, c’est bien sûr que c’est mélangé, parce qu’il y a, selon, dans le discours de Donald Trump, dans le discours du Parti républicain, et aussi dans le discours des entrepreneurs de ce parti, des entrepreneurs idéologiques de ce parti, y compris J. D. Vance par exemple, il y a un discours qui essaie de parler aux classes ouvrières et le protectionnisme économique, par exemple, est présenté pour protéger les classes ouvrières. Donc il y a certainement un aspect économique là, mais c’est mélangé très très bien avec la conception du peuple comme ethnos et on voit ça avec la déportation des immigrants ou la marginalisation dans les discours et dans les pratiques de personnes issues de la diversité, les immigrants, les réfugiés, et cetera. Et ce qui est très important à mon avis, d’un point de vue théorique, parce que dans les sphères médiatiques, dans le monde médiatique, le populisme est utilisé comme si c’était égal au nativisme ou la politique de l’anti-immigration, par exemple, mais en réalité si on accepte la définition du populisme comme étant une construction verticale contre les élites, donc il n’y a rien qui est dans la définition de populisme, qui est contre l’immigration, par définition, ou contre les minorités, contre la diversité. Mais quand on mélange le populisme avec une conception étroite du nationalisme, ici on commence à voir que le populisme peut être nativiste, donc définir le peuple sur la base d’une ethnos et exclure les gens qui ne remplissent pas ces critères de l’ethnicité. Et ta question est très importante à mon avis parce que si on pense au national-populisme seulement sur la base de ethnos, on va oublier cette dimension économique et je dirais même économique-culturelle parce que ce ne sont pas nécessairement les plus pauvres qui soutiennent un leader comme Donald Trump ou le Parti républicain, mais il y a aussi une division entre les zones métropolitaines et les zones urbaines et les codes culturels dans ces deux mondes sont complètement différents, et les gens qui sont souvent concentrés dans les zones rurales se sentent exclus de façon culturelle aussi, ils peuvent être de temps en temps plus riches que des classes ouvrières des métropoles par exemple, mais les codes culturels, l’utilisation de bons mots ou le politiquement correct selon leurs discours, donc ils pensent que les élites ne comprennent pas ce qui se passe dans leur réalité dans ces régions-là. C’est pour ça que c’est un phénomène assez complexe qui mélange, oui, l’ethnicité, où il y a des éléments très clairs de racisme, discrimination, et cetera, mais aussi un sentiment de mépris culturel, économique, en même temps.

[Transition musicale]

00:34:50 Stéphanie Gaudet
Je trouve ça intéressant que vous ameniez cette idée-là de complexité, parce que c’est un concept, une notion qui est utilisée dans les médias en tout cas, et dans le langage courant, avec une certaine connotation morale, c’est-à-dire bon ou mauvais, le mauvais populisme, c’est quand même très connoté moralement, donc c’est très important de comprendre la complexité à laquelle réfère ce concept. Et j’aimerais vous poser la question, sachant que ce n’est ni bon ni mauvais, mais c’est un phénomène social complexe : quelles sont les répercussions de ce phénomène-là sur la démocratie, pensez-vous? Et qu’est-ce que ça pourrait apporter de positif, mais qu’est-ce que ça pourrait apporter de négatif également? Pour comprendre vraiment les tenants et les aboutissants de ce phénomène, Stéphane.

00:35:49 Stéphane Vibert
Oui, c’est très important, effectivement. Ici, il faut sans doute réfléchir au fait, de manière plus ou moins distanciée quand même que – on l’a rappelé au départ avec toi et avec Efe – qu’une grande partie des intellectuels ou des médias considèrent le populisme comme accusatoire, comme un problème, comme une dérive, et cetera. Donc il faut vraiment partir, à mon avis, et ce n’est pas anodin, ce n’est pas neutre, du fait que le populisme est considéré comme une mauvaise chose, est considéré par un nombre de penseurs, notamment allemands, et on comprend d’une certaine manière, du fait de l’histoire spécifique de l’Allemagne, pour parler de Jan-Werner Müller, et cetera, on comprend que pour eux, le populisme est un danger pour la démocratie, que c’est toujours une tentation, que c’est associé à la xénophobie, au racisme, au complotisme, au conspirationnisme, et cetera. Alors, d’une certaine manière, la crainte de ces chercheurs, et aujourd’hui on ne peut pas dire évidemment que l’élection de Trump va à l’encontre de leurs craintes, mais la crainte de ces chercheurs, c’est que d’une certaine manière, le populisme, une fois utilisé comme discours, aboutisse à une vision homogénéisante du peuple avec lesquelles une nouvelle élite, en réalité, mais une élite dite populiste, utilise la démagogie, utilise un discours séducteur pour faire passer son propre agenda, un agenda qui serait conservateur au plan moral, qui serait illibéral, donc on l’a dit, autoritaire au plan politique, et puis qui, socialement, contrairement à tout ce qui est annoncé en faveur du peuple, et cetera, détournerait ce discours pour faire exactement le contraire avec des positions néolibérales, voire ultralibérales, qui profiteraient aux plus riches, à une nouvelle oligarchie, et cetera. Donc tous ces dangers existent et c’est pour ça que je parlais de la distinction très nécessaire à faire entre les mouvements ou les partis dans l’opposition et les régimes qui arrivent au pouvoir, parce qu’on peut se demander : qu’est-ce qui reste de populiste une fois que le populisme arrive au pouvoir? C’est une vraie question. Alors si l’on prend un peu de recul néanmoins et qu’on se dit, on parle de l’opposition que je signalais tout à l’heure, entre d’une certaine manière ce qu’il faut bien appeler démocratie et libéralisme et qu’on se dit que depuis une trentaine d’années, il y a une vraie crise des démocraties libérales et que sans doute le national-populisme ou le populisme n’arrive pas par hasard, qu’il est un symptôme, qu’il dit quelque chose de l’état de nos sociétés. Bien, d’une certaine manière, si on reste confiant dans la potentialité de la démocratie libérale qui incarne à l’échelle humaine un régime, il faut le rappeler, de liberté et d’égalité comme rarement connu et de visée d’émancipation et de capacité de prendre pour les communautés historiques, culturelles et politiques leur destin en main, et bien, le national-populisme signifie sans doute qu’une partie des populations se sentent désormais exclues de ces démocraties libérales dans un nouveau contexte capitaliste néolibéral depuis 30 ans et que si la démocratie veut continuer à être légitime, veut continuer à parler à ses citoyens, il faut sans doute introduire des changements assez majeurs qui pourraient répondre à ce que le populisme en creux laisse entendre quand il est dans l’opposition, quand il dit quelque chose.

00:38:58 Stéphane Vibert (suite)
Encore une fois, ça me semble très très important de souligner que l’immense majorité des gens en France, en Italie, en Grande-Bretagne, qui votent pour les partis nationaux-populistes sont issus des classes les plus défavorisées, en partie, qui se dirigent soit vers l’abstentionnisme, soit vers le vote pour ces partis, qui ne sont pas seulement d’ailleurs nativistes, Efe le signalait à juste titre, il y a une bonne partie de gens d’immigrés de la deuxième génération qui vont, pour différentes raisons, morales, politiques, culturelles, sociales, bien entendu, voter pour des partis nationaux-populistes, donc il faut s’intéresser à ça. Il faut s’intéresser à ce que Efe a encore dit, justement, qu’un chercheur comme Christophe Guilluy, en France, écrit livre après livre, c’est-à-dire la rupture vraiment radicale entre ce qu’on peut appeler le « centre », c’est-à-dire les grands centres urbains, et les périphéries, des périphéries qui sont abandonnées par les services publics où on ne trouve plus d’hôpitaux, où on ne trouve plus de services, où on est obligé de faire des dizaines, voire des centaines de kilomètres pour accéder à un médecin, et qui en plus subissent évidemment le contrecoup des critiques écologiques sur la voiture, et cetera. Et donc, ce n’est pas étonnant dans ce contexte-là que le national-populisme est un écho, est une vraie résonance chez des gens qui se sentent méprisés, exclus et qui en plus subissent parfois les moqueries des élites dans les grandes villes qui leur reprochent justement de céder aux sirènes du populisme et qui sont envoyés à l’image, un peu, de beaufs, de « rednecks », d’ignorants, d’incultes, de racistes, et cetera. Alors, minimalement, je pense que le populisme appelle une réflexion sur l’état de la démocratie libérale et, par exemple, j’en parlais au début, mais la possibilité de réintroduire certaines institutions, paradoxalement, comme une démocratie plus directe, comme des questions référendaires sur des grandes questions sociales. Il est d’ailleurs assez amusant et ironique que de nombreux penseurs progressistes aient très peur de la démocratie directe parce qu’ils savent très bien, effectivement, on le voit en Suisse, qui est l’un des pays qui applique des votations régulières, que parfois le vote électoral de la majorité va en faveur de politiques dites conservatrices, qui n’accepteraient pas certaines remises en cause de la norme collective, morale, et cetera. Mais n’est-ce pas le risque de la démocratie et n’est-ce pas très important d’accepter l’idée qu’ici le populisme joue finalement, depuis une trentaine d’années, ce que historiquement les partis communistes jouaient comme rôle, c’est-à-dire une fonction qu’on appelle en science politique « tribunicienne », c’est-à-dire d’incorporer encore dans le système électoral et représentatif des populations qui sont à la limite, qui sont à la marge, qui en sortent ou qui y restent justement parce que leur, entre guillemets, « dernier espoir » c’est le vote populiste. Alors à mon avis, il y a, avant, bien entendu, il y a une critique absolument nécessaire des dérives possibles, comme on dit, du national-populisme, mais il y a aussi toute une interrogation sur la viabilité de la démocratie libérale dans un contexte de mondialisation et de bouleversement radical des conditions de vie politiques et culturelles ces 30 dernières années.

00:42:03 Stéphanie Gaudet
Mm-hmm, absolument. Efe, est-ce que tu voulais rebondir sur ce que Stéphane a présenté?

00:42:09 Efe Peker
Oui, j’aimerais retourner à cette question de normativité dans la littérature sur le populisme, et aussi dans les ondes médiatiques, le concept est presque exclusivement utilisé de façon négative et ici on peut faire un choix, on peut étudier le populisme par exemple comme une catégorie de pratiques. Au lieu de définir ce qu’est le populisme, on peut simplement étudier la façon dont les journalistes, les politiciens, et cetera, utilisent le mot pour définir les opposants ou certains leaders comme populistes. C’est une façon d’étudier le populisme. Et l’autre façon, c’est comme une catégorie d’analyse. Donc, est-ce qu’on peut utiliser le populisme comme un concept utile pour décrire un phénomène important qui se passe au XX et XXIe siècle, par exemple? Dans ce deuxième cas, il y a des chercheurs, peut-être chaque année il y a un article qui dit qu’il faut abandonner complètement ce terme parce que ce n’est pas assez précis, ça peut être de gauche, de droite, mais nous pensons que pour n’importe quel concept qui est important, il y a des désaccords, pour le nationalisme, pour la démocratie, et cetera. Donc on peut toujours utiliser le concept de façon constructive pour décrire un phénomène, pour essayer de comprendre ce qui se passe en ce moment. Et peut-être un ajout sur la question de… le populisme est utilisé de façon négative la plupart du temps, mais il y a aussi des leaders qui assument le concept pour caractériser leur mouvement comme populiste, y compris Preston Manning du Parti réformiste et aussi Maxime Bernier qui dit qu’il pratique un type de « populisme intelligent », dans ses mots. Donc il y a des exceptions, mais généralement de façon négative, il faut souligner ça. À ce moment-là, pour retourner à ta question, Stéphanie, les effets positifs ou négatifs sur la démocratie libérale. Ici, au côté positif, il y a peut-être la distinction que Stéphane a faite entre les populistes au pouvoir et en opposition, ça peut être pertinent ici aussi. Donc le côté positif, ça peut être la mobilisation de certains segments de la population qui se sentent exclus, marginalisés ou méprisés, et cetera. Un autre aspect positif, ça peut être la repolitisation de certains sujets qui ont été mis en dehors de la politique. Pendant le COVID, pendant au moins un ou deux ans, certaines pratiques ont été mises en dehors de la politique et définies comme morales. Oui, on peut critiquer, on peut accepter, mais c’est la même chose pour la mondialisation, par exemple, ou la politique de l’immigration que Stéphane a mentionnée. Donc, certains sujets, parfois, sont mis en dehors de la politique parce que c’est trop sensible comme sujet et peut-être moralisant un peu. Mais le populisme, si on essaie de voir quelque chose de positif, ça peut être la repolitisation de certains sujets. Et aussi, ça peut pousser les élites politiques d’être plus transparentes et plus ouvertes dans leurs pratiques et mieux expliquer de façon claire les raisons derrière leurs actions, les institutions et leurs politiques. Donc ce sont des possibles aspects positifs qui peuvent nous aider à redémocratiser la société d’une certaine manière.

00:45:45 Efe Peker (suite)
Mais en pratique, si on se concentre sur le côté négatif, ce qu’on voit aux États-Unis en ce moment, c’est difficile de qualifier ça comme un développement positif d’un point de vue de la démocratie libérale. Parce que selon certains auteurs que j’ai lus récemment, ils parlent d’un type d’État patrimonial qui est de retour en ce moment où il n’y a pas de distinction entre la pratique publique et personnelle dans le comportement de Donald Trump ou Elon Musk en même temps, qui n’est même pas un élu. Donc c’est difficile à voir les frontières entre la pratique publique et personnelle de Donald Trump. Est-ce qu’il agit pour, par exemple, aider avec ses investissements comme un individu ou est-ce qu’il travaille pour l’intérêt public? C’est difficile à voir. Et l’attaque assez agressive contre les institutions, la bureaucratie et la transformation assez chaotique dans beaucoup de départements aux États-Unis, par exemple. C’est un bon exemple de la perte de contre-pouvoirs et les institutions qui essaient de trouver un équilibre entre les différentes sources de pouvoir. Et, en même temps, on voit un type de culte de leader, aussi, dans le personnage de Donald Trump. Une bonne partie de la population le voit comme un sauveur et n’ont pas de moyens de critiquer, parce qu’ils l’idéalisent complètement. Donc avec ce genre d’idéalisation, le culte de l’individu, on ne peut pas dire que ça va nous mener à un bon résultat en ce qui concerne la démocratie libérale. Donc, quand on est conscient des aspects positifs, les gens qui sont marginalisés peut-être aujourd’hui se sentent plus inclus dans la politique, dans les systèmes politiques, mais le côté négatif c’est très clair pour les institutions de contre-pouvoir.

00:47:54 Stéphanie Gaudet
Merci énormément Efe, merci énormément Stéphane, ce fut une discussion vraiment enrichissante et je pense qu’il est important, en tout cas c’est notre rôle, les chercheurs en sciences sociales, de bien expliquer les concepts qui sont utilisés dans le langage de tous les jours, d’expliciter les nuances également qu’il y a derrière ces concepts-là et surtout la complexité de la réalité auxquelles ces concepts réfèrent. Alors vraiment, c’était… j’aurais pu vous écouter encore longtemps. Malheureusement, nous devons terminer le balado, mais j’aimerais quand même expliquer à notre auditoire que vous avez organisé un colloque sur le thème du national-populisme et probablement qu’il y aura des textes qui vont sortir de ce colloque-là, donc j’invite notre auditoire à communiquer avec vous. Et je veux souligner le fait qu’Efe et Frédérick Guillaume Dufour ont publié récemment, en 2023, un livre qui s’intitule « Populisme et sciences sociales ». Ce livre est paru aux Presses de l’Université d’Ottawa. Il réunit plusieurs textes de plusieurs auteurs sur des questions de populisme au Canada, mais aussi dans d’autres pays, avec des exemples concrets. Donc, si les gens s’intéressent à ce sujet, je les invite à se procurer le livre. Alors je vous remercie encore une fois messieurs.

[Musique de fond]

00:49:25 Stéphane Vibert
Merci beaucoup Stéphanie, au revoir.

00:49:26 Efe Peker
Merci beaucoup.

00:49:27 Stéphanie Gaudet
Au revoir.