Dans cette autofiction sonore, l’autrice Karina Pawlikowski et le réalisateur Julien Morissette nous invitent à pénétrer, par la petite porte de l’intimité, dans la transformation de leurs maisons.
ZOÉ
Durant la saison morte de novembre,
il y a eu le rachat de la maison.
Quel processus étrange que de racheter sa propre maison,
cette même maison dans laquelle j’ai vu mes enfants naître et grandir.
Une maison qui ne pourrait abriter nulle autre personne que nous.
Une maison que je connais mieux que quiconque.
Une maison beige,
Vraiment très beige,
La couleur de l’année qu’y disaient,
“beige interface”.
Ma maison est tellement mienne que je devrais transmettre un guide d'utilisateur si j’avais à m’en défaire.
Pour ne pas que le prochain propriétaire s’ébouillante,
pour qu’il puisse réussir à faire fonctionner le chauffage,
pour qu’il soit en mesure de se faire à manger avec la cuisinière au gaz, même quand il manque d’électricité,
pour qu’il soit capable de changer les filtres à air,
et l’arrangement pour les lumières de Noël,
les soins à donner à l’arbre à fleurs, qui fleurit uniquement si on lui donne suffisamment d’eau entre mai et juin.
Une brique de conseils pour y vivre et c’est sans compter la façon dont on doit disposer les meubles, avec créativité dans cet espace aux dimensions réduites.
Le refinancement est un exercice à la fois humiliant et gratifiant,
débattre de notre précarité financière, par zoom, par téléphone, avec des hommes qui puent le privilège,
expliquer que nous travaillons, que nous occupons trois emplois en même temps depuis la séparation,
justifier le 9 000$ qui apparaît à la ligne 141 de notre revenu annuel net et le 14 000 $ de l’année précédente, parler de l’école à la maison, des années à s’occuper des enfants.
Jouer avec les chiffres, se plier en quatre, avoir peur de perdre sa maison, s’imaginer dans un demi sous-sol, imaginer la réaction de ses enfants, se plier en huit,
se plier.
Être finalement propriétaire d’une maison, seule,
avec sur papier la signature implacable de son père.
Pouvoir choisir de tout,
de l'arrangement des meubles et des objets qui habiteront l’espace, mais n’avoir rien à placer.
Pouvoir choisir la musique que l’on écoutera, et réaliser qu’on n’y connait rien.
Qu’on n’a aucune idée de ce qui nous fait danser, si même nous savons danser.
Ne pas savoir qui l’on est, quand on est seule.
Pendant le déménagement de l’autre parent vers la deuxième maison,
j’ai compris qu'il était parti avec certains objets - très peu - mais que ces objets en particulier étaient rassemblés sous le thème des objets sonores.
Cet homme pour qui l’unique matériau de création est le son,
quittait la maison en emportant avec lui les bruits de la maison.
Le premier matin où je me suis réveillée seule dans ma maison vidée de ses vivants;
Y’avait personne pour parler à la radio,
Y’avait rien pour moudre le café,
ni pour activer la machine espresso,
le blender à smoothie,
le séchoir à cheveux,
le déshumidificateur,
le lecteur de vinyle
et la collection qui l’accompagnait
s’étaient évaporés.
Ma maison était méconnaissable.
Visuellement, elle était identique, mais elle sonnait différemment, elle sonnait faux.