« Un père de famille m'a dit : "J'ai lu ton livre et je l'ai tellement aimé que je l'ai donné à ma fille, qui est trans, et ça m'a permis de mieux comprendre ma fille". »
Dans le calme de la nuit habillée par la lumière du phare, l’autrice et comédienne Gabrielle Boulianne-Tremblay rencontre le réalisateur et animateur Julien Morissette.
Entre les montagnes de la Gaspésie et Montréal, Gabrielle remonte le fil de l’écriture de son livre La fille d’elle-même. C’est son premier roman, sur lequel elle a travaillé durant 15 années et il s’agit de la première autofiction francophone au Québec sur la transidentité. En studio, la comédienne Sophie Cadieux en lit des extraits poignants.
En parallèle, Julien ressort de ses archives l’enregistrement exclusif d’un texte coup de poing que Gabrielle avait présenté lors d'un événement de prise de parole engagée, poétique et humoristique à Montréal en 2019.
Chaque vendredi sur le coup de 22 h 00, Julien Morissette reçoit des artistes de partout au Québec, issus de la littérature, du théâtre, du cinéma et de la création sonore et musicale. Découvrez des entrevues passionnantes, des textes inédits, des performances intimes et des conceptions sonores envoûtantes. Une production de La Fabrique culturelle de Télé-Québec, en collaboration avec Transistor Média.
ID INTRO
Ce balado est une présentation de La Fabrique culturelle de Télé-Québec, en collaboration avec Transistor Média
BLOC 1 - CITATION + THÈME_____________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 1]
Dans son poème Al Aaraaf, publié en 1829, Edgar Allan Poe écrit :
L’été, la nuit, les bruits sont en fête.
Vous écoutez Signal nocturne.
BLOC 2 - TEXTE INTRO_________________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 2]
Ça fait un peu plus de huit heures que je suis parti.
Avec le vent dans le dos,
En route vers l’autre bout de la province,
Longé la rivière des Outaouais alors que le soleil se couchait dans les plaines ontariennes.
Quand je roule de nuit, comme en ce moment,
j’ai toujours une petite pensée pour George Raft et Humphrey Bogart.
They drive by night.
J’aurais aimé que le niveau du réservoir baisse juste un peu plus lentement,
Pour pas que j’aie à m’arrêter à Montmagny.
Faire la route d’une traite.
Là je m’enfonce sur la 2-9-9.
C’est rare que je coupe aussi vite dans les terres,
J’ai plus l’habitude de faire le tour de la péninsule,
Et remonter la Matapédia en chantant du McGarrigle à tue-tête.
Ce soir, c’est différent.
Je mets le cap sur le Mont Albert.
C’est là que la première autofiction québécoise écrite par une femme trans a pris forme.
Dans les montagnes et les sentiers de la Gaspésie.
Son autrice, Gabrielle Boulianne-Tremblay, vit à Montréal et est originaire de Charlevoix.
Le livre La fille d’elle-même, Gabrielle Boulianne-Tremblay l’a écrit sur une période de 15 ans.
Ça retrace le chemin d'une enfant née dans un corps de garçon, de son primaire jusqu'à ce qu'elle émerge comme femme au début de l'âge adulte.
À sa sortie, en 2021, c’est une lecture qui a bouleversé des milliers de lectrices et de lecteurs.
Le livre a reçu beaucoup de belles critiques en plus de se retrouver sur la liste des finaliste au Prix des Libraires 2022.
Gabrielle Boulianne-Tremblay nous guide à travers la nature qui occupe une place importante dans son premier roman, La fille d’elle-même.
BLOC 3 - MONT-ALBERT________________________________________________
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
Bon, la pandémie frappait très fort à ce moment-là. On est encore tout le monde un peu dans l'incertitude. À cette époque-là, j'ai un copain qui a déjà travaillé aux chutes du Mont Albert. Et il me parle en fait que vu que tout est fermé, ça serait le fun, qu'on heille, qu'on aille sortir un peu de Montréal pour justement essayer de vivre ça le plus sereinement possible.
On est parti. J'ai appliqué pour être busgirl. Puis là-bas, comment C'est fait, la configuration, c'est que c'est au creux des montagnes. Donc le gîte qui n'est pas un gîte, mais plus un hôtel 4 étoiles, se retrouve au creux. Et je ne sais pas si vous avez écouté Dirty Dancing, danse lascive. C'est un mix entre ça et The Shining. Le, le décor. C'est vraiment. On est à à mi-chemin entre ces deux ambiances-là. Ça dépend, qu'est ce qu'on aime. Et c'est à flanc de montagne. Y'a vraiment vraiment pleins de montagnes. Là-bas, on reste dans un petit chalet. Vraiment tout petit, juste pour deux personnes. Et je, je rencontre plein de gens là-bas qui qui sont venus aussi s'évader, travailler, faire de l'argent, mais aussi s'évader de Montréal, sous la cloche de verre.
À ce moment-là, j'ai vraiment un feeling de camp pour adultes parce que tout le monde est excité. Tout le monde a juste hâte de faire des randonnées pédestres. Puis moi, ça rappelle en fait Charlevoix. La Gaspésie me rappelle Charlevoix, y'a plein plein plein d'arbres, y'a des rivières, y'a des lacs et dans mes temps libres, je vais faire de la randonnée avec des gens ou toute seule. Je réapprends à vivre à travers la nature. Pis j'rentre en communion avec la faune, la flore. Je prends plein de photos.
Quand je reviens, je travaille La fille d'elle-même. Parce que à ce moment-là, heuu La fille d'elle-même est à la fin de sa préparation. On est dans la 9e version, alors dans mes temps libres j'écris énormément. Et l'espace m'inspire aussi. Rajoute une touche sensorielle à La fille d'elle-même... Qui fait en sorte que là je sens que j'ai atteint quelque chose d'abouti dans sa forme. Qui, d'ailleurs, c'est un roman qui a évolué énormément mais là, j'ai senti qui s'épanouissait, qui pouvait fleurir dans dans ce, dans ce décor là.
Puis, effectivement, quand j'ai renvoyé ma version à ma, mon éditrice, elle m'a dit :
« Là, on on a quelque chose, on sent quelque chose. »
Je suis trois mois et demi là-bas, en Gaspésie. La relation va s'étioler au retour parce qu'on a été 24 heures sur 24, sept jours sur sept ensemble, donc ça l'a comme brûlé notre couple. Donc j'suis en rupture et j'dois quand même continuer de re-travailler à Montréal La fille d'elle-même. Ça a pas été facile, mais j'ai senti que. J'étais comme dans un un sentiment de ne plus avoir rien à perdre.
Donc, la Gaspésie pour moi, représente humm la floraison de mon écriture.
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 3]
La comédienne Sophie Cadieux nous lit un premier extrait de La fille d’elle-même.
BLOC 4 - LECTURE 1___________________________________________________
SOPHIE CADIEUX [lecture]
Je pense à cet homme trans tué par deux femmes qu’il avait hébergées.
Des effluves de plats concoctés dans les cuisines amoureuses me parlent de quelqu’un qui aime quelqu’un d’autre. J’espère que cette époque d’amour sur la pointe des pieds tire à sa fin. J’essaie de reconnaître la femme travestie par l’alcool qui me fait face dans le miroir des toilettes des restaurants. Je pense à tout ce que je cache, ma tristesse, ma poupée sous l’oreiller. Ça m’arrive de pleurer quand le barman refuse de me donner à boire parce que j’ai trop bu. Je ne sais plus où me poser, je suis une étoile qui file dans trop de ciels à la fois.
J’apprends à apprécier les traversées de la ville en taxi quand je retourne à mon appartement, ou plutôt à ma cabane dans les arbres, comme j’aime l’appeler. La poésie de ce cubicule apatride me devient familière. Diurnes ou nocturnes, les trajets me renvoient dans un état méditatif particulier que je ne m’autorise nulle part ailleurs. Les soirs et les nuits sont propices à la mélancolie. Je repense à ce dont aurait eu l’air ma famille si je n’avais pas été une femme trans. Il m’arrive de pleurer en espérant que mes larmes goûtent le fleuve de cette enfance que j’ai lâchement abandonnée.
Je souris par courtoisie aux hommes comme à quelqu’un qu’on ne veut pas trop connaître. Je souris pour maquiller mon visage. À l’approche d’une autre rencontre, j’espère que ce gars-là va m’enlever Guillaume du cœur, comme les dentistes extraient les dents pourries.
Ça les surprend quand je leur demande de me frapper et que les larmes arrivent après seulement une ou deux gifles. Il faut que je l’enterre sous d’autres corps, d’autres parfums, d’autres voix, d’autres douleurs. C’est dans la douleur que je brille, c’est dans la douleur que je reprends ma place au firmament. On m’offre du whisky sans glace et je leur montre mon plus doux visage. Je m’abreuve à même leur peau pour sauver la mienne. Je redoute parfois les paires de talons hauts dans l’entrée, qui ne sont pas les miennes mais le présage d’un désastre sentimental.
Je ne sais plus comment est le monde, je me suis coupée de lui depuis je ne sais quand, je ne fais que passer avec mes échardes et ma tristesse colossale.
Je pense à cette femme trans travailleuse du sexe à Mexico City tuée par balle par un de ses clients.
C’est dans un bureau de psy que je devrais être, me dis-je, pas entre leurs jambes. Ils aiment secrètement que leur torse soit le berceau de ma fatigue et de mon désenchantement. On aime croire à cette sécurité qui s’offre un soir où l’on a bu un verre de rhum de trop. On aime recueillir les choses que la mer a rejetées sur le rivage. Je me souviens des bois qui m’accueillaient et ne me jugeaient pas, qui plutôt me prenaient la main, à toutes ces mains tendues, intangibles, offertes par habitude et non par amour. Je me souviens de ce chemin de terre qui se dérobe en plein coeur de cette forêt mystérieuse et qui m’a hypnotisée au point où un beau jour d’école, j’en suis tombée d’une clôture.
Je pense à ce village que je m’étais promis de construire sous les sapins. À tous ces éclopés qui m’attendent dans la promesse boiteuse et qui depuis une décennie ne trouvent pas le moyen d’élaguer leurs racines. Je pense à l’accident de voiture, aux vies si fragiles, et aux relations qui le sont encore plus. Aux effusions de sperme triste. Aux oreillers détrempés des nuits trop longues. À l’acharnement des abeilles sur le cadavre des fleurs. - Bon, je vais venir, tourne-toi de bord, ton sexe m’empêche de jouir.
Ça m’arrive de les envoyer promener, la rage aux lèvres, et pourtant c’est à moi que j’en veux.
Mes amours ne peuvent être spontanées, elles sont du ressort de la programmation, elles dépendent des phases de la lune, elles relèvent des calendriers.
J’émerge de leur chambre après avoir passé toute une nuit enroulée dans leurs bras et leurs silences. Dans les rues, le soleil me fait plisser les yeux. Je ne retourne jamais vraiment chez moi. Je suis dans un all men’s land. Je n’atterris pourtant nulle part. Depuis des mois, je n’ai fait que creuser dans leurs lits des excuses pour ne pas être seule. Je veux me tenir loin de ce qui me tue, mais comment s’éloigner de soi-même?
Parfois, je me dis que ce serait plus facile de me noyer, de me pendre ou de me tirer une balle. Dans ces moments, je m’engouffre dans leur gueule la tête la première et je suis soulagée de ne plus devoir penser à quoi que ce soit. J’enfouis mon visage dans la fourrure de leur torse, cette forêt habitable, et je les remercie d’être des terriers temporaires.
J’aimerais saisir le moment présent avec la même vigueur et la même avidité que les goélands qui venaient parfois interrompre nos pique-niques à la plage.
Parfois, il n’y a pas de musique chez eux, que le silence. J’ai le temps de me sentir mal pour ma mère, qui m’aide à payer mon loyer parce que je ne travaille qu’à temps partiel dans une petite pharmacie du quartier Hochelaga. Dans ce silence, je m’entends penser et je panique.
Je les entraîne avec moi dans les profondeurs du marasme. La déception arrive quand je comprends que ni eux ni les autres ne peuvent m’apprendre à me conjuguer avec le monde.
Je m’accroche à mon reflet dans les vitrines des boutiques. Je suis à la recherche des preuves que j’existe. J’envie les personnes qui n’ont pas à le faire. Je dois me retrouver, déployer tous les efforts comme on le fait dans les battues à la recherche d’enfants perdus.
BLOC 5 - ENTREVUE 2__________________________________________________
JULIEN MORISSETTE
Est-ce que tu sens une influence des lieux que, dans lesquels tu passes, dans lesquels tu vis? Est-ce que tu sens perméable à ça dans dans ton travail de création?
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
Énormément. Je me souviens La fille d'elle-même sa forme à la avant, c'était une fiction. C'était pas une autofiction. Et c'est quand j'ai déménagé à Montréal que je me suis rendue compte que je voulais parler de quelque chose de plus près de moi. Et j'ai fait en sorte que... C'est ça, le roman a eu une transition lui aussi, par la force des choses, par mes déménagements, mes ruptures, mes, ma compréhension de la vie. Sur 15 ans, y'a beaucoup de choses qui changent dans dans une perception de ce qu'on se fait de de notre vie, de la philosophie. Puis les lectures nous influencent aussi. À ce moment-là, j'lisais Marie Uguay, Gabrielle Roy, Annie Ernaux, Nelly Arcan. Donc, toutes ces femmes là m'ont influencées dans mon écriture aussi, m'ont, m'ont tendu la main aussi, dans leur univers, guidée à travers heu pour me montrer la voie sur ma propre voie, en fait. Et donc, oui, grande influence.
JULIEN MORISSETTE
Pis est-ce que tu sens que, est-ce que l'écriture te permet en quelque sorte de de survivre ce geste-là, que ce soit physiquement et mentalement? C'est quoi ton rapport à à....
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
À l'écriture?
JULIEN MORISSETTE
Ouais.
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
Mon rapport à l'écriture est physique. Vraiment. Dans la mesure où est-ce que, si j'suis sur une longue période de temps à ne pas écrire, je vais vraiment me sentir inconfortable physiquement. Puis. Des fois, ça va avec des signes physiques comme des sueurs froides. C'est vraiment spécial.
JULIEN MORISSETTE
Oh à ce point là.
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
C'est très, très physique et.... Parce que moi, j'entretien un journal depuis 5-6 ans. Sous les recommandations d'une thérapeute, parce que je suis une fille de traumas aussi. Donc j'ai j'ai beaucoup de de traumas que je dois régler, qui, que l'écriture me permet aussi à travers ça, de de passer à travers, d'écrire, de comprendre, d'explorer. Donc, c'est ça, le journal, si j'suis sur une longue période de temps, à pas l'écrire, là j'vais devenir un petit peu plus mal à l'aise physiquement. Donc heu, mais ça se règle quand j'écris! C'est ça qui est thérapeutique là-dedans, c'est que... c'est ça la corporalité de mon écriture, elle est, elle est très importante. J'écris avec mon corps, même dans, je pense dans mon écriture, elle est sensuelle dans la façon dont on utilise tous les sens pour explorer le monde, les personnages. J'aime. J'aime que les gens se sentent imprégnés dans l'univers. J'suis pas une fille qui va faire des grandes descriptions dithyrambiques sur les lieux… Mais, c'est ça, j'vais, j'vais vraiment être : « construisez votre propre maison, construisez vos propres décors. Vous, vous savez c'est quoi, une maison. » Tsé, j'veux, j'veux pas que les, c'est comme en anglais do it yourself littérature, si je peux dire. Où est-ce que on est dans du : "construisons selon vos référents". Donc, parce que je voulais pas oppo- imposer des images tant que ça aux gens. J'voulais vraiment que les gens se fassent leur propre expérience.
BLOC 6 - LECTURE 2___________________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 3]
À nouveau, on écoute Sophie Cadieux
SOPHIE CADIEUX [lecture]
Je pense à cette femme trans assassinée en Inde.
C’est peut-être moi que j’essaie de rencontrer derrière les moustaches, les cols de chemise boutonnés jusqu’à la gorge, les tatouages, c’est peut-être moi que j’essaie de retrouver sous les crayons de cire éparpillés sur la table, les enfants à aller chercher à seize heures tapantes ou derrière la femme qui sait. Nous avons parfois créé un monstre d’amour qui pleure de ses paires d’yeux d’enfants blessés. Nous avons créé des chimères partout où nous sommes passés.
Je déambule sous la ville, de wagon en wagon, cernée jusqu’aux genoux, les sourcils froncés. On m’aime de neuf à seize heures. Même si on enlève nos souliers, on finit toujours par salir la maison. Quand je retourne chez moi, je me demande si l’amour des geais bleus et des ours ne m’aurait pas plus comblée que le leur. Je me dis que l’on devrait avoir un psy assigné à notre naissance, au sortir de notre mère, ou du moins, dès qu’on reçoit le premier coup de poing de la vie.
Je me demande pourquoi la chaleur de l’autre m’est si cruciale, alors que j’ai passé mon enfance dans l’eau glaciale du fleuve. Je me demande où se dressera le mur et s’il sera assez haut pour me décourager.
On me dépose dans le creux de leurs paumes. On ne me cerne pas vraiment. On sait seulement que je suis fragile. On me pousse dans un taxi. «Ramenez-la bien chez elle.» Et on prie secrètement pour que je ne souille pas l’intérieur de la voiture. Je veux être encore avec vous à pleurer cette tristesse sans nom qui nous renvoie à l’anonymat vain de notre désir. Anonymes nous sommes, pour ne pas trop nous attacher, pour ne pas trop prendre goût. Il doit bien y avoir quelqu’un derrière les masques. Je voudrais vous oublier. Que vous glissiez sur moi comme l’eau perle sur les plumes des canards. C’est injuste qu’une simple rencontre reste dans ma vie pour toujours.
Je pense à mes phalanges osseuses qui tentent de les retenir. Au déchirement des os à l’aube. Je pense à ma résurrection dans le parc, au bruit des chiens qui aboient et des joggers qui s’essoufflent. Aux grains de sable incrustés dans les cuisses des rencontres. Au bruit des plaies qui s’ouvrent sur des réponses.
Je ne sais pas combien de fois on m’a retournée en exigeant un remboursement, combien de fois j’ai répondu à mon nom avec un enthousiasme canin. J’ai aussi la fougue de la chatte, l’envie de partir quand on s’apprête à me prendre. Je pense aux lettres que je leur écris pour les garder près de moi, aux larmes entre les mots, entre les lignes, aux visages qui se déforment sous la pluie, au cri que l’on n’entend plus par habitude, je pense au col de manteau que l’on tire pour repousser le départ. Je pense aux genoux avant l’éraflure du béton, qui saignent du découragement des villes et de la lassitude des campagnes.
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 3B]
Sophie Cadieux nous lisait un deuxième extrait de La fille d’elle-même.
Je disais un peu plus tôt que le livre a bouleversé des milliers de personnes, depuis sa sortie, et je m’inclus là-dedans : le récit est à la fois violent et doux, intense et empreint d’humanité.
En lisant le livre, j’avais souvent l’impression de suivre un personnage de film. C’est probablement parce que son autrice est aussi actrice.
En 2017, elle a été la première comédienne trans à recevoir une nomination aux Prix Écrans canadiens comme meilleure actrice de soutien pour son interprétation dans le film Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau.
J’ai donc demandé à Gabrielle Boulianne-Tremblay si le jeu nourrissait son écriture.
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
Mon jeu, ma passion pour le cinéma, elle date de de très, très longtemps. Et dans mon écriture elle se reflète dans le fait que moi j'considère pas que j'écris des chapitres, mais j'écris des scènes. C'est c'est, quand je parle de mon roman. Des fois, je dis cette scène là au lieu de ce chapitre là où... Pis ça se fait naturellement. Puis, je pense que c'est c'est juste parce que ces deux passions qui m'animent le cinéma, la littérature, ces deux passions qui se nourrissent l'une-l'autre. Des fois, c'est les films qui vont influencer. Des fois certaines écritures. Certaines écritures vont influencer aussi. Puis, je pense que c'est ça qui a fait en sorte que la protagoniste, j'ai voulu qu'elle soit, qu'elle ait pas de nom.. Connu. Bien sûr, elle a un nom. Mais j'voulais qu'elle ait, que elle porte le nom de ceux et celles qui la porte dans ses mains. Donc, cette immersion là fait un peu plus cinématographique pour moi.
Donc y'a y'a une grande démarche que souvent, je n'ai pas eu la chance d'expliquer dans des entrevues parce que j'avais d'autres choses à traiter, parce que c'était un roman qui est tellement dense. En quinze ans, il se passe quinze ans là-dedans. Pis il a pris quinze ans....... C'est vraiment un drôle de de hasard. Mais c'est ça, c'est que les deux se nourrissent. Les deux passions se nourrissent.
JULIEN MORISSETTE
Est-ce que ça te donne envie de réaliser un jour ou de...
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
J'aimerais ça.
JULIEN MORISSETTE
Ouais, ou de d'écrire pour l'écran?
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
J'aimerais ça en fait parce que plus j'vois des films, plus j'ai envie de parler en film aussi. De m'exprimer en film. J'trouve que c'est un grand médium qui peut rejoindre un autre public aussi. Mais pour moi, un livre, l'écriture est pas tant apporte pas tant tout le temps des réponses. Comme un film en plus, mais nous aide à trouver d'autres questions de, pis, à à se questionner sur la vie aussi.
JULIEN MORISSETTE
Tu dis que t'aimes ça que la littérature permet de poser d'autres questions plutôt que de trouver des réponses. Qu'est-ce que les gens se posent comme questions en en finissant La fille d'elle-même?
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
Je reçois énormément de remerciements de de gens qui me remercient d'avoir permis de comprendre une réalité qu'ils n'étaient pas proches. Ni dans leur conception du monde non plus, mais aussi dans leur entourage. Donc heu, ça leur a permis, y'ont l'impression d'avoir rencontré quelqu'un à travers La fille elle même. Qui les a accompagnés de l'enfance à l'adolescence, jusqu'au début de l'âge adulte. Et et aussi qui leur a ouvert à leur fait tombé les oeilleres, j'pense. Vraiment ça, ça leur a permis en fait de de comprendre que une personne trans, ça reste une personne d'abord et avant tout, avec les mêmes aspirations que tout le monde, les mêmes défis que tout le monde, les mêmes aps-, les mêmes aspirations. Puis. J'ai des gens comme une fois y'a un salon, au Salon du livre de Montréal, y'avait quelqu'un, un père de famille qui m'a dit : "Ben en passant, moi, j'ai lu ton livre et je l'ai tellement aimé, que je l'ai donné à ma fille qui est trans et ça m'a permis de mieux comprendre ma fille". Fait que, c'est des choses comme ça que je reçois qui me, qui me donne un coup de poing au coeur. Tsé j'veux dire c'est c'est pas violent, mais c'est c'est tellement touchant. Ça vient me chercher. Puis. Ça, ça me fait juste prendre conscience que ben j'suis contente d'être, d'avoir été vivante pour écrire cette histoire-là. Tsé, j'ai longtemps songé à la mort. J'ai longtemps songé à partir. Et ce livre là me tenait en vie. À chaque fois.
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 4]
À l’été 2019, je me suis retrouvé dans un café d’Hochelaga avec quelques micros et une enregistreuse.
C’était le premier Cabaret des sorcières de Judith Lussier, un événement de prise de parole engagé, poétique et humoristique.
J’y ai rencontré Gabrielle, alors qu’elle faisait la lecture de son Manifeste de la femme trans, publié à l’origine dans le magazine Zinc.
En fouillant dans mes rubans, j’ai retrouvé cet enregistrement de Gabrielle.
BLOC 8 - LECTURE ARCHIVES___________________________________________
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY [lecture]
Dites-moi donc que c’est pas normal d’arriver dans un bar et de saisir nos gorges, d’en inspecter les reliefs pour détecter la possible présence d’une pomme d’Adam (ce ne sont pas des pommes d’Adam, ce sont des pommes d’Ève).
Dites-moi à la place que dans l’impulsion d’alcool et la pression de vos amis dudes qui vous ont dit que sur qui vous avez un kick c’est pas une femme mais un homme qui s’habille en femme, que dans votre masculinité brisable, c’est la honte qui vous rend obscène.
Dites-moi donc que c’est pas normal que la police débarque au bar avec sa flashlight pour inspecter nos papiers, que des rires qui s’échappent des uniformes il y a la terreur de mourir sur place.
Dites-moi donc que c’est pas normal que dans l’élan des taureaux les serveuses foncent rouge sur nous en disant que nous faisons honte à la condition de la femme, parce que salopes à perruque nous ne savons que vivre la nuit et qu’il faudra se chercher un taxi dans la neige, parce que femme trans nous ne sommes pas des femmes, plutôt des aberrations, plutôt des pervers.
Dites-moi que c’est pas normal de se faire aimer la nuit entre deux bières ou entre deux joints, mais que dans le jour c’est une autre fille qu’on aime parce que vous êtes pas sûrs au fond, mais qu’on vous saura heureux un mois plus tard avec cette fille.
Dites-moi donc que c’est pas normal de pas vouloir se lever quand le médecin nous appelle avec notre ancien nom dans les speakers du CLSC.
Dites-moi donc que c’est pas normal de dire «cache ton pénis ma belle si tu veux que je vienne», que nous autres non plus on a pas pensé qu’on pouvait être juste désirées pour notre beauté, pas notre entièreté.
Dites-moi donc que c’est pas normal que vous preniez le temps de spécifier que vous êtes pas gais si vous couchez avec nous, mais dites-nous surtout pas que vous l’êtes si vous couchez avec nous.
Dites-moi donc que c’est pas normal de passer le réveillon de Noël chez nous, que chaque Noël est planifiable dans son suicide, mais que les balcons sont jamais assez hauts pis que les chats comprennent pas l’envie de se suspendre.
Dites-moi donc que c’est pas normal de se faire dire que vous cherchez une vraie femme pour construire quelque chose.
Dites-moi donc que c’est pas normal que des journalistes à large lectorat publient des torchons contre nous pour s’essuyer sur la souffrance des autres.
Dites-moi donc que c’est pas normal de se faire chanter l’amour pour une fois dans sa vie et finalement se faire dire «tu reviendras me voir quand t’auras ton opération, qu’on essaye ton nouveau vagin» c’est vrai que vous êtes les premiers à nous aimer relevées de la honte, que notre combat vous l’avez portez à bout de bras, à notre place, c’est vrai que c’est à vous que nous devons notre nouvelle vie.
Dites-moi donc que c’est pas normal que vous pensiez juste et bon et adorable de prendre le soin de nous spécifier quand ça va pas ensemble que finalement c’est parce que vous aviez envie de vous ramasser quelqu'un, une femme non-trans.
Dites-moi donc que c’est pas normal de pas pouvoir accéder à son compte bancaire par téléphone parce que notre voix ne correspond pas au genre administratif.
Dites-moi donc que c’est pas normal de perdre et notre job et notre loyer parce que pu de job pour payer le loyer et qu’il faut se ramasser à la rue pis peut-être ben la faire
Dites-moi donc à la place que les personnes trans, on vivra d’amour et qu’on aura pu à défendre nos droits.
Dites-moi à la place qu’on se fera pas violer, qu’on ne mourra pas dans un ravin, laissées là, retrouvées deux semaines plus tard et mégenrées même à nos funérailles par nos parents qui n’ont jamais pu comprendre.
Dites-moi donc que c’est possible de vous voir aimer plus loin.
Dites-nous donc que certaines femmes trans qui se sont levées ne sont pas mortes pour rien.
Parlez-nous d’amour
Parlez-nous de respect
mais surtout, si vous ne comprenez pas
parlez-nous donc.
BLOC 9 - OUTRO _________________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 5]
C’était Gabrielle Boulianne-Tremblay qui lisait, sur scène un extrait de son Manifeste de la femme trans.
Vous retrouverez la plus récente version de ce texte dans les premières pages de La fille d’elle-même. Le livre va également faire l’objet d’une adaptation télévisuelle dans les prochaines années, on va suivre ça avec grand intérêt.
Avant de vous dire au revoir, je veux remercier toute l’équipe de Signal nocturne :
Pour Télé-Québec
-La coordonnatrice Nadine Deschamps
-La technicienne de production Erica Coutu-Lamarche
-La chef de contenu Ariane Gratton-Jacob
-L’édimestre Sophie Richard
-La directrice de La Fabrique culturelle et des partenariats, Jeanne Dompierre
Pour Transistor Média
-Tenaga Studio à la musique originale
-Antonin Wyss à la conception sonore, au montage et au mixage
-Sophie Gemme à la recherche
-Claire Thévenin, chargée de production
-Louis-Philippe Roy aux communications
-Stéphanie Laurin à la production exécutive
-Et moi-même, Julien Morissette, à l’animation et la réalisation