Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.
[Musique de fond]
00:08 Stéphanie Gaudet
Vous écoutez un balado du CIRCEM dans la série des conférences Mauril Bélanger. Je me présente, mon nom est Stéphanie Gaudet et je suis directrice du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités.
Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Andréane Gagnon. Andréane Gagnon, qui est une de nos anciennes étudiantes à la maîtrise en sociologie, qui a rédigé un livre qui s’intitule « Regards croisés sur la grève d’Amoco à Hawkesbury. Une histoire ouvrière de l’Ontario français » [Fin de la musique de fond] qui a été publié aux Éditions Prise de parole en 2023. Alors, Andréane, bienvenue dans les balados du CIRCEM.
00:50 Andréane Gagnon
Merci! Je suis super contente d’être ici avec toi.
00:54 Stéphanie Gaudet
Oui, c’est vraiment un plaisir de te revoir et je pense que c’est intéressant aussi pour nos étudiants et pour toute la communauté de l’Université d’Ottawa de rendre compte de tes travaux sur la communauté franco-ontarienne et de voir aussi tout ce qu’on peut faire en sociologie, de très intéressant et de très important aussi pour la vie intellectuelle, mais aussi la vie de nos communautés.
Alors, j’aimerais te poser une première question assez générale, mais comment tu décris ton livre, Andréane? Comment tu le présentes?
01:26 Andréane Gagnon
Bien en fait, mon livre s’intéresse à une grève, la grève d’Amoco de 1980, qui a été un événement très important pour la communauté de Hawkesbury et pour l’Ontario français, mais qui a été un peu oubliée par la suite. Donc en fait, il y a déjà eu un livre qui a été consacré à cette grève-là, qui a été publié en 1986, qui s’intitule « Une communauté en colère », un livre publié par quatre professeurs de l’Université d’Ottawa. Et moi, j’ai voulu revenir sur cette grève pour comprendre davantage son sens 25 ans plus tard, entre autres parce que j’ai des racines familiales à Hawkesbury. Hawkesbury est une ville qui a plutôt la réputation d’être morose et où le développement économique est difficile. Donc, ce livre m’a fait découvrir par contraste une période très dynamique, très vivante de l’histoire de Hawkesbury, mais aussi de l’histoire des Franco-Ontariens, et ça m’a intriguée, j’ai voulu comprendre l’événement et aussi pourquoi qu’on l’avait oublié. Donc, je suis partie de l’hypothèse que cette grève a constitué un microcosme d’une période très riche en mouvements en Ontario français. Et, effectivement, j’ai constaté au cours de mes recherches que les revendications des grévistes ne dissociaient pas la question sociale – elles demandaient par exemple l’indexation des salaires au coût de la vie – de la question nationale, puisque les grévistes revendiquaient le droit d’obtenir leur convention de travail en français, par exemple. Donc, il m’a semblé là que c’était quelque chose de vraiment intéressant et important à souligner, puisque on a souvent pris l’habitude de dissocier ces deux questions-là. Donc, voilà, mon livre consiste en grande partie d’une présentation du conflit, une mise en contexte. Donc, je parle des mobilisations sociales qui ont lieu à cette époque, je parle des conflits de travail qui ont lieu à cette époque dans la région de Prescott-Russell, je parle aussi des revendications syndicales qui se faisaient à l’époque et c’est aussi un compte rendu des entrevues que j’ai menées avec certains acteurs qui ont été mêlés au conflit. J’ai fait un effort de garder mon langage simple et accessible, puisque j’ai voulu que ça soit un peu n’importe qui qui puisse lire le livre, n’importe qui qui s’intéresse à l’Ontario français ou à Hawkesbury.
04:14 Stéphanie Gaudet
Mais aussi tu parles d’une grève ouvrière, d’une classe ouvrière. Alors c’est important, c’est rare aussi qu’on parle des classes sociales maintenant…
04:22 Andréane Gagnon
C’est vrai, ouais.
04:24 Stéphanie Gaudet
… et je pense que c’est important d’en parler parce que nos modes de vie sont influencés par nos conditions socio-économiques…
04:30 Andréane Gagnon
Absolument.
04:31 Stéphanie Gaudet
… et on oublie l’importance des classes sociales et de parler de classes sociales dans une petite région comme ça, je pense que c’est très important. Et tu as fait l’effort aussi de le rendre accessible.
04:42 Andréane Gagnon
Oui, et en fait, de façon plus large, on peut considérer que pour la majorité des Canadiens français, nos origines sont ouvrières.
04:55 Stéphanie Gaudet
Absolument.
04:56 Andréane Gagnon
Donc, oui, c’est important de rappeler, je suis d’accord.
04:59 Stéphanie Gaudet
Dans le fond, ce que tu as étudié, la grève ouvrière, ça s’est passé aussi au Québec, et probablement dans d’autres provinces canadiennes, mais c’est comme un événement que l’on peut vraiment observer à travers une lunette de classe, qui nous apprend aussi beaucoup sur notre situation actuelle en termes, disons, de rapports d’inégalités sociales dans le milieu du travail et dans le développement régional aussi. Alors tu parles, tu disais que tu venais de la région. Est-ce que ça t’a influencée pour travailler sur ce sujet-là? Parce qu’en sciences sociales, on dit toujours que nos savoirs sont situés, c’est-à-dire que notre histoire influence nos choix, nos choix d’objets. Raconte-nous un peu pourquoi tu t’es intéressée à cette grève.
05:51 Andréane Gagnon
En fait, mes parents sont originaires de Hawkesbury. J’ai habité dans plusieurs provinces au Canada. Après mes études au bac à l’Université d’Ottawa, que j’ai fait en développement international et mondialisation, je suis partie à l’étranger, en France d’abord, ensuite au Maroc. C’est là où j’ai commencé à développer une conscience politique, en fait. À cette époque, je travaillais dans un centre qui aidait des mères célibataires au Maroc et j’ai beaucoup apprécié cette expérience, mais ça m’a aussi donné envie de mieux comprendre mes propres origines et en particulier mon rapport difficile à la langue française en tant que Franco-Ontarienne. Donc, je me demandais s’il pouvait y avoir des liens entre les origines ouvrières de ma famille et la maîtrise difficile de la langue française qui se manifestait dans mes proches, parents. Donc, même chose à propos de la condition minoritaire des Franco-Ontariens, j’ai voulu savoir quel effet cette condition avait sur le rapport que mes proches et moi avaient avec le français. Et, franchement, je me posais ces questions-là pour la première fois dans ma vie. Donc, j’ai lu des auteurs comme Pierre Bourdieu, « La Distinction », j’ai lu Richard Hoggart, « La Culture du pauvre », et l’idée de reprendre mes études et de faire de l’observation participante sur le terrain pour essayer de répondre, au moins partiellement, à ces questions-là, ça m’a vraiment passionnée. Donc, j’ai voulu explorer des idées théoriques de manière concrète et j’ai voulu comprendre ma culture d’origine, mais plus intimement à travers des lunettes de sociologue, en fait. Je suis donc rentrée au Canada, j’ai entrepris une maîtrise en sociologie et c’est de mon travail de thèse que ce livre-là a été principalement tiré. Ensuite, je me suis intéressée, pour mieux comprendre la société franco-ontarienne, je me suis intéressée aux écrits de Linda Cardinal, de Joseph Yvon Thériault, de Martin Meunier, qui discutaient de la condition des Franco-Ontariens sous un angle qui accordait une grande importance à la question de l’identité culturelle et politique. Pour citer Thériault, il me semblait que c’était intéressant de se demander comment les Franco-Ontariens ont pu, et continuent à vouloir faire société, en situation minoritaire. C’est cette persévérance qui m’a beaucoup interpellée. Donc, c’est tout ça qui m’a inspirée à faire cette étude-là et à créer ce livre, finalement.
09:03 Stéphanie Gaudet
Alors tu disais que tu avais fait de l’observation participante sur le terrain, mais tu as aussi fait des entretiens. Et tu as fait des entretiens avec des acteurs clés de cette grève qui sont Richard Hudon, Jean Marc Dalpé et Serge Denis. Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi ces personnes?
09:24 Andréane Gagnon
Oui, en fait, après avoir lu « Une communauté en colère », donc le livre qui traite de la grève d’Amoco 1980, j’ai découvert une mine d’or en archives au Centre de recherche sur les francophonies canadiennes, donc au CRCCF, qui est situé à l’Université d’Ottawa. En fait, j’ai découvert, entre autres, une quantité impressionnante d’archives léguées par Richard Hudon, un animateur social du Collège Algonquin à l’époque de la grève, et qui justement avait joué un rôle clé dans la grève de 1980. J’ai aussi découvert des documents de l’Association canadienne-française de l’Ontario, l’ACFO, et d’autres relatifs au Théâtre de la Vieille 17. Et c’est là où j’ai découvert le rôle que Jean Marc Dalpé, le dramaturge et auteur bien connu, avait joué dans la grève. Et, c’est là que j’ai découvert que la grève d’Amoco était en quelque sorte une porte d’entrée pour comprendre quelque chose de beaucoup plus grand. Et j’ai aussi découvert que Serge Denis, qui a été aussi un auteur du livre « Une communauté en colère », il avait joué un rôle important pendant la grève au sein de l’ACFO. Donc, à cette époque-là, suite à la grève, on a créé un comité sectoriel du travail pour réfléchir aux conflits de travail des Franco-Ontariens et comment l’ACFO pouvait appuyer, soutenir les travailleurs franco-ontariens.
11:03 Stéphanie Gaudet
Mais on a parlé de la grève d’Amoco, mais on n’a pas présenté Amoco.
11:07 Andréane Gagnon
Oui, OK!
11:08 Stéphanie Gaudet
Est-ce que tu pourrais le présenter brièvement? [Rire]
11:09 Andréane Gagnon
Oui, en fait, donc Amoco était à l’époque une usine de textile, qui employait beaucoup de gens de la ville d’Hawkesbury, qui, je pense, qui a existé pour près d’une décennie à Hawkesbury, et les travailleurs qui ont participé à la grève d’Amoco, ils réclamaient une hausse de salaire puisque leur salaire était en dessous du… du coût de la vie, tu sais, du salaire…
11:39 Stéphanie Gaudet
En dessous du coût de la vie, oui, OK.
11:41 Andréane Gagnon
Oui, voilà. Donc c’est ça, les trois auteurs avec qui j’ai décidé de faire des entretiens ont participé à la grève, sans être des grévistes eux-mêmes. Et la raison pourquoi j’ai pas fait des entretiens avec des grévistes, c’est parce que la majorité, bien j’ai tenté d’en rejoindre, mais la majorité avait quitté la région, ou ils étaient décédés. Mais aussi, j’ai voulu, j’ai trouvé ça intéressant de faire des entrevues avec des personnes qui avaient comme une certaine distance et qui me démontraient qu’ils avaient fait des réflexions importantes pendant et après la grève. Donc, j’ai conduit des entrevues semi-dirigées avec ces trois acteurs-là. Donc, je me suis beaucoup inspirée du politologue de Bordeaux, Jacques Pallard, qui est un ami de la francophonie canadienne et du Québec et qui avait publié un livre qu’il a présenté à l’Université d’Ottawa – je pense que c’est le CIRCEM qui l’avait invité – et il m’a transmis son enthousiasme des gens et m’a fait comprendre l’importance d’écouter et d’accorder une importance aux histoires des gens et au parcours des gens. Donc, c’est ça, j’ai utilisé l’approche semi-dirigée qui permet une grande flexibilité et j’espère que j’ai réussi à le faire sortir dans mon livre, lorsque j’ai retranscrit mes entrevues.
13:11 Stéphanie Gaudet
Oui, on sent bien la parole des acteurs, leur récit, c’est vraiment très bien rendu. Et toi, Andréane, qu’est-ce que tu identifierais ou quels seraient les legs de cette grève, tu penses, pour la province ou la communauté franco-ontarienne?
13:34 Andréane Gagnon
Bien en fait, sur le plan strictement économique, juste pour revenir à Amoco, ils n’ont pas gagné. Mais il ne faut pas oublier que c’est toute l’industrie du textile à l’époque qui a été délocalisée à cause de la mondialisation. Par contre, les grévistes ont obtenu le droit de négocier en français un contrat de travail, ce qui a représenté une énorme victoire. Et cette victoire a eu un effet d’entraînement, puisqu’elle a incité d’autres syndicats ontariens à faire de même. Donc, dans une ville majoritairement francophone, on s’entend que dans une entreprise où la majorité des employés sont des francophones, c’est logique de pouvoir négocier une convention collective en français.
14:26 Stéphanie Gaudet
Absolument, oui.
14:27 Andréane Gagnon
Et puis, je pense que le plus grand legs, c’est… Il ne faut pas oublier qu’en 1986, on a adopté la Loi 8 en Ontario, qui garantit une certaine forme de bilinguisation dans plusieurs services gouvernementaux. Puis je pense qu’on peut légitimement considérer que cette loi est le produit de longues années de revendications. Et je pense que les grévistes à Amoco y ont participé, ils ont contribué à cette loi-là. Donc je pense que c’est ça le plus important legs que cette grève-là a laissé, mais aussi de manière plus indirecte, moi ce qui m’avait vraiment impressionnée, c’est que justement dans une ville qui, tu sais, où il n’y a pas beaucoup de mobilisation politique, pas beaucoup de participation politique en ce moment, cette grève-là avait réussi à mobiliser toute la communauté. Il y avait même eu une émeute devant la mairie [rire], il y avait eu des collectes de denrées qui ont duré un mois, ça avait duré plus d’un mois, la grève. Donc, ça, ça m’a vraiment impressionnée.
15:46 Stéphanie Gaudet
Un peu comme la mobilisation pour l’Hôpital Montfort. Il y avait une mobilisation collective très forte.
15:51 Andréane Gagnon
Exactement, oui. On dit que lorsqu’il y a vraiment un enjeu important, les Franco-Ontariens se réveillent toujours et ils se mobilisent. Mais c’est difficile à croire parfois quand on vit des périodes où il y a peu de participation politique.
16:09 Stéphanie Gaudet
De revendications, de mobilisation, oui.
16:11 Andréane Gagnon
Oui, exactement.
16:12 Stéphanie Gaudet
Ça prend des chocs, ça prend des grandes épreuves finalement pour que les gens se mobilisent autour d’un enjeu commun.
16:22 Andréane Gagnon
Oui, exactement.
16:24 Stéphanie Gaudet
Bien, Andréane, merci beaucoup pour ton livre. Merci aussi d’avoir pris le temps de discuter avec moi [Musique de fond] et je te félicite d’avoir transformé ton travail de maîtrise en livre, je pense que ça peut inspirer beaucoup d’étudiants, puisque le travail que tu as fait, c’est un travail remarquable, important aussi pour la communauté. Je rappelle aux auditeurs que vous pouvez trouver le livre d’Andréane aux Éditions Prise de parole et le livre a été publié en 2023. Alors, merci beaucoup, Andréane.
16:57 Andréane Gagnon
Merci beaucoup, Stéphanie, merci.