Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.
[Musique de fond]
00:00:03 Marie-Hélène Frenette-Assad
Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone. Vous écoutez un balado consacré au XXIIᵉ congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française, qui a pour thème « Sciences, Savoirs et Sociétés ». Cet épisode est tiré de la plénière conclusive du Congrès, animée par Stéphanie Gaudet.
[Fin de la musique de fond]
00:00:33 Stéphanie Gaudet
Cette plénière conclusive portera sur les enjeux qui devraient retenir notre attention comme chercheurs en sciences sociales. Donc, qu’est-ce qui devrait retenir notre attention? Quels seront les défis que vont poser les interactions entre les sciences et la société dans les années à venir? Pour répondre à cette question, nous avons invité Monica Gattinger, une collègue de l’Université d’Ottawa qui est directrice de l’Institut de recherche sur la science, la société et la politique publique et qui est présidente fondatrice d’Énergie positive ici à l’Université et professeure titulaire à l’École d’études politiques. Yves Gingras, sociologue bien connu et historien des sciences qui est professeur à l’UQAM et directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies. Mamadou Diouf, avec lequel nous avons eu la chance de discuter lors de certaines plénières, qui est historien, directeur et enseignant-chercheur à l’Institut d’études africaines de l’Université Columbia aux États-Unis. Chers invités, merci pour votre présence. Monica, je te laisse la parole et je t’invite à nous parler des enjeux qui devraient retenir notre attention pour les prochaines années. Merci.
00:02:03 Monica Gattinger
Merci Stéphanie. C’est un grand privilège d’être ici. Je dois dire que je ne suis pas sociologue, donc je connais à peu près quatre personnes dans la pièce, ce qui est toujours intéressant. Donc, en termes de formation, comme Stéphanie a dit, je suis professeure titulaire à l’École d’études politiques ici à l’Université d’Ottawa. Ma formation, j’ai un baccalauréat en commerce, une maîtrise en administration publique et un doctorat en politique publique. Alors pour moi, je m’intéresse surtout aux politiques publiques et notamment dans le domaine – comme a évoqué Stéphanie – dans le domaine de l’énergie et des changements climatiques. Je dirige à l’heure actuelle l’Institut sur la science, la société et la politique publique ici à l’Université d’Ottawa. On est un institut pan-facultaire à l’Université qui s’intéresse aux enjeux entre la société, la science et les politiques publiques. Aujourd’hui, je vais partager avec vous un projet fort à l’Institut au cours des dernières années qui s’appelle, en anglais ça s’appelle « at risk », @Risque. C’est un projet qui se concentre sur la participation du public dans la prise de décisions gouvernementales en matière de risque. Le projet s’est concentré sur dix études de cas dans trois domaines des politiques publiques : l’énergie, la santé publique et la génomique. Les résultats de la recherche ont été publiés en 2023 dans un ouvrage collectif en libre accès chez Palgrave Macmillan. Je l’ai ici en copie papier, mais vous pouvez facilement trouver cet ouvrage en ligne, en libre accès, en anglais, Democratizing Risk Governance: Bridging Science, Expertise, Deliberation and Public Values. Donc en français, essentiellement : démocratiser la gouvernance des risques, rapprocher la science, l’expertise, la délibération et les valeurs publiques. Les spécialistes et les praticiens dans le domaine de risque s’interrogent sur la meilleure façon de gouverner le risque face aux appels et aux impératifs de plus en plus nombreux et en faveur de la démocratisation. La confiance du public dans les décisions prises par les gouvernements en matière de risque est essentielle à la gouvernance efficace des risques, notamment dans un contexte de fragmentation des perceptions des risques et les attentes croissantes en matière d’implication du public dans la prise de décision.
00:04:56 Monica Gattinger (suite)
La pandémie de la COVID-19 est un exemple frappant qui souligne l’importance cruciale de la confiance du public dans la prise de décisions en matière de risque, qu’il s’agisse de la confiance dans la sécurité des vaccins, de la confiance de la nécessité des mesures de confinement ou de la confiance dans l’existence même de la pandémie, on a vu ça, la réussite de la lutte contre la pandémie au fil du temps a dépendu de façon importante sur la confiance du public dans les décisions des gouvernements. La pandémie a également mis en évidence les différences de perception des risques entre les experts et le grand public. La vulnérabilité constante de la perception des risques face à la désinformation et à la mésinformation – Stéphanie vous avez fait allusion à cela tantôt – et l’importance pour les gouvernements d’intégrer les points de vue des citoyens, des communautés et des parties prenantes dans leur processus décisionnel. C’est dans ce contexte que l’ISSP a créé ce projet. Le projet visait à faire progresser la compréhension scientifique et empirique de la participation du public à la prise de décisions en matière de risque, des moyens de conceptualiser et d’aborder les différences de perception des risques entre le public et les experts, et des moyens de renforcer la confiance du public dans la gouvernance des risques. Le projet comprenait une équipe de recherche multidisciplinaire de plus de deux douzaines de chercheurs et d’étudiants diplômés de onze universités canadiennes et américaines ainsi qu’une demi-douzaine de hauts praticiens de cinq organisations partenaires, l’ISSP, la Commission canadienne de sûreté nucléaire, l’Association canadienne de santé publique, les Laboratoires Nucléaires canadiens – on a eu des cas sur le nucléaire – et le Genetic Engineering and Society Center de l’Université d’État de la Caroline du Nord. Je dois dire que le projet a été financé par le CRSH et Génome Canada. Donc, pour l’instant, je vais juste me concentrer sur les promesses en ce qui a trait à l’implication du public dans la prise de décisions en matière de risque. Je vais en parler plus longuement dans ma deuxième intervention, mais pour l’instant, l’important, c’est vraiment l’idée que l’implication du public peut aboutir à des décisions qui auront plus d’appui du public en termes de l’acceptabilité sociale que l’implication et la participation du public dans la prise de décisions, également pour renforcer les décisions mêmes en apportant – comme a dit Stéphanie tantôt – les connaissances, les expériences des individus et peut augmenter la légitimité non seulement procédurale, mais aussi substantive des décisions. Mais il y a également des tensions et je vais également les aborder dans ma deuxième intervention. Donc merci Stéphanie.
00:08:21 Stéphanie Gaudet
Merci Monica. Yves, quels enjeux devrait retenir notre attention dans les prochaines années?
00:08:29 Yves Gingras
Merci de votre invitation. Donc, comme préambule, je vais rappeler que, moi, mon travail, c’est un travail de sociologue des sciences. Donc, ce que je fais, c’est que je regarde comment les gens parlent de science, comment ils font de la science, qu’est-ce qu’ils veulent dire quand ils parlent de science, puis quels sont les… comment ça fonctionne. Donc, je dis ça pour des raisons que vous allez comprendre peut-être mieux après. Donc, je pars du titre de la conférence ou plutôt du congrès, « Science, Savoirs et Sociétés ». Effectivement, depuis au moins une dizaine d’années, c’est un thème extraordinaire. On parle partout dans la société de science, la science c’est important, on s’intéresse au soi-disant déclin de l’intérêt, déclin de la confiance. Le scientifique en chef du Québec nous répète ça depuis des années : « Ah oui, il y a un déclin de la confiance, les scientifiques, il faut que vous interveniez dans la société. » Le FRQ a créé des programmes pour que les scientifiques aillent taper des mains avec les jeunes, la science c’est important. OK? Donc, moi, je ne vous dis pas si c’est bien ou mal, je m’en fous. Je vous dis, moi, j’observe ça. C’est intéressant, c’est nouveau. Pourquoi on fait ça? Et quels sont, si on comprend les mécanismes, les effets probables, pervers ou non? Donc « Sciences, Savoirs et Sociétés ». Sciences, on est habitué. Puis là, on a rajouté savoirs. Ça, ça me fascine et je m’intéresse au mot savoir. Parce que si on dit « Sciences, Savoirs et Sociétés », c’est que savoirs, c’est pas la même chose que sciences. OK, donc c’est peut-être pas la même chose, mais c’est quoi? Sociétés, on peut s’entendre comme ça, on sait à peu près c’est quoi. Sciences, on sait à peu près c’est quoi. Donc, pourquoi on a mis savoirs en plus? Parce qu’on dit, « Ah, il y a d’autres choses que la science ». Il faudra d’abord savoir c’est quoi la science. C’est pas tout le monde qui définit la science. Moi, je définis la science, pour qu’on s’entende, en termes de l’épistémologie classique. La science, c’est pas compliqué, au fond, c’est rendre raison des phénomènes par des causes naturelles. C’est juste ça. Il y a un phénomène, la pomme qui tombe, t’as pas besoin de mathématisation, c’est pas vrai, il y a plein de science qui n’est pas mathématisée, mais qui rend compte des phénomènes. Un tremblement de terre, on l’explique par la tectonique des plaques. Puis on dit : il va en arriver un, un jour ou l’autre, mais on ne sait pas quand. Donc, on n’est pas capable de prédire le tremblement de terre. Donc, c’est pas la prédiction, c’est l’explication par des mécanismes psychosociologiques, sociologiques, astrophysiques, atomiques, peu importe, ça dépend de l’objet. C’est ça ma définition. C’est ça la science. La botanique, c’est une science. On comprend les feuilles, pourquoi elles sont vertes et deviennent rouges. C’est ça la science. OK? Ça explique.
00:11:07 Yves Gingras (suite)
Maintenant, il y a un autre mot qui est intéressant en anglais, c’est « knowledge ». Parce que en anglais, il y a un seul mot, c’est « knowledge ». En français, on dit « knowledge », ça peut vouloir dire connaissance, qui était le mot le plus habituel. On a des connaissances locales. « Local knowledge » on a traduit ça par « connaissances locales ». On peut aussi dire « savoir local ». Donc, quand je lis plein de textes, que je lis pour essayer de comprendre, je m’aperçois que dans tous les textes que j’ai lus, encore dans Science ou dans un rapport du CNRS ce matin, quand on lit les textes, on regarde, on s’aperçoit qu’en gros – parce qu’on n’a pas trois heures, on a huit minutes – en gros, il remplace de façon à peu près synonyme à chaque fois, il passe de savoir à connaissance. Donc, connaissance semble plus précis, je connais telle chose. Je sais que deux deux font quatre. Si je sais que deux deux font quatre, c’est une connaissance. Donc, c’est difficile de séparer savoir et connaissance, et c’est surtout en français, surtout d’ailleurs après l’Archéologie du savoir de Foucault, que la montée du mot savoir équivalant à connaissance a commencé, j’ai fait un test dans Google Ngram, et pour le mot en français, parce qu’en anglais c’est simple, il n’y a rien qu’un mot, c’est connaissance, c’est « knowledge ». En français, c’est à partir des fins des années 80, début des années 90 qu’il y a un « peak » pour, par exemple, connaissance traditionnelle ou savoir traditionnel. Ils sont identiques. Donc, le mot savoir et connaissance sont considérés en pratique, dans le sens commun des textes habituels, comme synonymes. Bien sûr, il y a des disciplines, ça peut-être en sciences d’éducation, qui se donneront à l’intérieur d’eux-mêmes, ou en anthropologie, une définition du mot savoir qui va être différente. Mais dans la pratique, c’est pas mal la même chose. Et donc le mot maintenant « société ». Effectivement, et ça c’est mon problème, je pense que ce qu’il faut observer maintenant, et du moins moi c’est ça qui m’intéresse, c’est ça que j’observe, c’est qu’on nous casse les oreilles constamment, de plus en plus, il faut que la science serve la société. Là je dis, mais la société c’est qui ça? C’est-tu les bobos d’Outremont? C’est-tu les agriculteurs qui ont de la difficulté à survivre? C’est qui ça la société? Moi je crois pas beaucoup à ça. Je vois le gouvernement nous dire « Je sers la société ». Moi je dis bien la société c’est peut-être pas la même que moi.
00:13:35 Yves Gingras (suite)
Donc ça c’est problématique. Très problématique. Parce qu’on assiste de façon très subtile par un usage de langage à un enrôlement plus ou moins subtil de nombreux scientifiques qui pensent être activistes. Par exemple j’ai vu aussi des « savoirs engagés ». Ah, on a des savoirs engagés. Bon, des savoirs engagés, est-ce que c’est mieux qu’un savoir désengagé? Moi, je vous dis simplement que pour moi, une connaissance, elle est, comme disent les philosophes, simplicitaire. C’est-à-dire, elle est vraie, elle est fausse, elle est utile ou elle est inutile. Mais elle est pas citoyenne, elle est pas engagée. Les personnes sont engagées. Il y a des citoyens engagés. Ils s’engagent. Comme ils disaient dans Astérix : « Engagez-vous, qu’ils disaient! » Engagez-vous. Mais maintenant, il y a plein de scientifiques, on a vu ça, aux États-Unis, c’est très intéressant, à l’Association des géologues américains, il y avait une conférence un peu comme nous, savante, qui discutait. Pis là, t’as cinq-six géologues, ils sont montés sur le plateau avec une grande banderole, « Sortez du labo, réchauffement climatique, il faut sauver la planète! ». Et là, [rire] la sécurité a sauté sur les personnes, ils les ont sorties du colloque. L’Association américaine de géologie a réagi rapidement : ils sont exclus du « membership » de l’American Geological Association. Évidemment, deux-trois jours après, vous devinez que là, il y a eu « uproar » sur Internet, puis tous les sites de TikTok et compagnie, Instagram, ont dit : « C’est scandaleux! Ces gens-là se sont impliqués, il faut les rapatrier dans l’Association des géologues. » Fait que l’association dit « On s’excuse, on s’excuse », ils les ont rapatriés. Mais à aucun moment, ceux qui ont regardé ça se sont dit : mais, c’est quoi qui s’est passé exactement? Parce qu’ils ont le droit de faire ça, moi je m’en fous comme je vous l’ai dit. C’est assez intéressant, pourquoi ils sont montés là-dessus? Là, ils sont engagés, puis ils ont dit aux autres qui faisaient de la géologie qui peut être utile, vous, vous devriez sauver la planète. Qu’est-ce que ça veut dire sauver la planète? Donc, il y a une confusion de plus en plus grande entre le travail scientifique d’essayer de comprendre qu’est-ce qui se passe et l’action de dire : il faut faire de quoi, la planète est en train de disparaître. Je ne vous dis pas qu’elle n’est pas en train de disparaître. Je vous dis que j’observe que les gens disent ça, et qu’il y a des scientifiques qui se sentent obligés de mélanger leurs recherches, ou qui sont mal à l’aise, ou qui veulent travailler sur des objets utiles. Bien, tant mieux, ils ont le droit. Ça s’appelle le choix de vos objets de recherche. Vous êtes libre de le faire. Le problème, c’est que cette liberté du chercheur là, à mon avis, est de moins en moins grande. Je vous donne un seul exemple. Au Québec, il y a deux ans, le FRQ demandait à tous les étudiants, à tous ceux qui faisaient des demandes de bourse, par exemple sur les exoplanètes, il y avait un pauvre doctorant qui travaillait sur la recherche d’exoplanètes. Puis là, il fallait répondre à la question suivante : en quoi votre projet de recherche – dont un autre qui a écrit, et lui, il travaillait sur la littérature du 15e siècle en France – et là, il fallait qu’il coche à quel des, un des 17 objectifs de développement durable, ça répondait. On est dans le délire, là. Je m’excuse, mais c’est mon avis. On est dans le délire. OK? Donc, il a fallu que des citoyens, des scientifiques disent : un instant là, ceux qui veulent sauver la planète, c’est parfait. Comme citoyen, vous faites ça, mais moi, je travaille sur les exoplanètes, foutez-moi la paix. On peut le regretter, qu’il s’implique pas socialement, mais le danger, c’est qu’on mélange de plus en plus par des mots flous, et je reviendrai en partie deux sur comment solver le problème.
[Rires et applaudissements dans la salle]
[Transition musicale]
00:17:19 Stéphanie Gaudet
Mamadou Diouf, la parole est à vous.
00:17:25 Mamadou Diouf
Merci beaucoup. Je voudrais d’abord remercier les sociologues de langue française de m’avoir invité à leurs assises tout en précisant que je ne suis pas un sociologue, je suis un historien. Mais ce qui m’intéresse comme historien, c’est effectivement la manière dont des dispositifs, qui sont des dispositifs scientifiques et disciplinaires, affectent à la fois la recherche africaine, mais peuvent affecter ce qui est en train de se passer dans les sociétés africaines. Et pour les faits, je voudrais très rapidement considérer trois ou quatre questions. La première question est liée au fait que depuis quelques années, je suis un francophone, je ne vis pas dans le monde francophone, je vis dans le monde anglophone. Et ce qui a retenu mon attention, c’est l’extraordinaire discussion qu’il y a autour de la langue et des effets de la langue sur la discipline. Et je me suis toujours posé la question, pourquoi, quand on pense à ces questions, on ne pense pas à une chose simple. Ni le français ni l’anglais ne sont mes langues. Mais ce sont ces langues que j’utilise. Mais il y a autre chose qui est ma langue et comment cette langue fonctionne. Et ce rapport à la langue est aussi une discussion sur la géographie de nos disciplines. Et toute l’énorme controverse entre ce qui est universalisable, la raison des Lumières, et ce qui ne l’est pas. Et pour les sociologues, je pense que c’est une question très importante. Vous savez, dans les sociétés, disons, dans l’Empire français, mais jusque dans les années 50, on n’a pas formé de sociologues africains. Ils n’existent pas. Parce que la sociologie n’est pas une science africaine. Et c’est intéressant que dans les années 70, tout ce qui était anthropologue devienne sociologue. Mais il y a un élément qui est important, qu’il faudrait discuter, je pense, qui est le fait qu’il y a un sociologue français qui est l’un des premiers à pousser le curseur de l’anthropologie à la sociologie, Georges Balandier, qui va écrire la sociologie des Brazzavilles noires et qui va effectivement s’évertuer à parler, c’est son fameux article de 1951, de la situation coloniale, où il sort les sociétés africaines de cette science qu’on appelle l’anthropologie. Donc la première question pour moi des sociologues, et ça on l’a eu, c’est la violence de l’expropriation. C’est-à-dire que, et là c’est intéressant dans les rapports entre science et société, mais les Africains sont hors de la science, ils sont expropriés du territoire de la science. C’est ça que c’est la science occidentale qui devient la science.
00:20:46 Mamadou Diouf (suite)
Donc, la deuxième grande question linguistique pour moi, c’est la question autour de la langue et autour de ce dont la langue rencontre. Vous en avez un peu parlé. Il y a plusieurs manières de faire de la science. Donc, votre science, c’est la science d’une modernité qui est une modernité occidentale. Mais elle nie toute autre modernité. Et elles existent. Donc, il y a plusieurs universalités. Il y a plusieurs modernités. Et les enjeux, aujourd’hui, ce sont ces enjeux-là. Dans mes départements à Columbia, les discussions, c’est autour de comment penser des humanités autres que les humanités gréco-latines. Et donc, on a des humanités qui sont des humanités de l’Asie, du Sud-Ouest, autour de l’Inde. On a des humanités qui sont des humanités du Moyen-Orient. Et aujourd’hui, on travaille sur des humanités qui sont des humanités africaines. Et là où c’est intéressant, justement, c’est comme je disais, je suis francophone, je ne suis pas Français. Et cette distinction doit être faite. Et Nadine en a parlé, Kateb Yacine a dit il y a très longtemps, le français est un « butin de guerre ». Donc le français c’est ma langue que je peux revendiquer. Mais ce français je l’utilise autrement. Césaire le dit très bien. Et je pense que c’est là… Césaire dit que l’Occident s’est disqualifié par la violence de son intervention, par l’imposition de sa raison. Ce qui fait que l’Occident ne peut pas jouer un rôle dans ce qu’il appelle « le rendez-vous du donner et du recevoir » pour recréer une civilisation de l’universel. Parce que l’Occident est incapable de dialoguer. L’Occident soliloque, comme il dit. Et c’est ça qui fait que le débat, à mon avis, sur la science, est un débat qui doit aller au-delà de ce qu’on pourrait appeler les « propositions positives » scientifiques pour régler des problèmes immatériels. Mais ça doit prendre en considération le récit qui porte la science, le récit qui affecte l’imaginaire, qui est l’imaginaire de gens qui ne vivent pas seulement de science, mais qui vivent aussi leur propre rêve. Mais ça veut dire aussi qu’il faut l’inscrire dans une histoire, une histoire d’une trajectoire historique, que Jacques Berque, en fait, si vous voulez, définit de manière très admirable ce qu’il appelle la « dépossession du monde ». L’enjeu, aujourd’hui, c’est de reposséder le monde par ce qui en était exclu. Et reposséder ce monde, c’est de revenir proposer un autre récit. C’est de permettre à tous les récits d’être présents. Et c’est cette présence de tous les registres qui va créer justement un universel qui n’est plus l’universel occidental, mais qui est un universel recomposé et un universel pluriel. Je reviendrai là-dessus parce que cela existe. Et c’est pour cela que je disais, penser hors du territoire circonscrit par l’Occident et engager une conversation avec d’autres récits est la seule manière, comme dit Achebe, si tous les récits sont présents, si tous les discours ont une place, la cacophonie sera probablement la manière la plus extraordinaire d’assurer le pluralisme. Merci.
[Applaudissements dans la salle]
00:25:20 Stéphanie Gaudet
Merci Mamadou. Monica.
00:25:27 Monica Gattinger
Merci Stéphanie. Je dirais que les tensions sur lesquelles je vais me pencher exposent d’une certaine façon les défis auxquels font face les gouvernements par rapport à la prise de décision, notamment dans ce cas-ci dans le domaine de la gouvernance des risques. Et donc, les tensions sur lesquelles je vais me pencher sont des tensions, je dirais, très appliquées, très appliquées. Donc, d’abord, la confiance du public dans les décisions gouvernementales en matière de risque. D’une part, les chercheurs dans le domaine du risque ont souligné l’importance de la confiance des citoyens dans les décisions gouvernementales en matière de risque au niveau, comme j’ai mentionné tantôt, de l’efficacité des décisions étatiques, de la légitimité des décisions étatiques et de l’acceptabilité sociale des décisions étatiques. D’autre part, je pense que là, ça commence à toucher un peu certains des propos de mon collègue Yves, placer la confiance du public au centre de la gouvernance des risques peut faire craindre que les décisions en matière de risque ne deviennent l’otage d’opinions publiques mal informées, ayant une compréhension faible ou inexacte des preuves scientifiques, ou ne se préoccupant pas du tout de la science. Dans cette optique, et je vois ça très fréquemment chez les praticiens dans plusieurs domaines, les gouvernements, ils craignent que les gouvernements peuvent prendre des décisions en matière de risque sur la base d’impératifs politiques à court terme plutôt que sur la base d’une analyse minutieuse des risques et des avantages à long terme sur le plan scientifique. Dans ce scénario, les citoyens peuvent faire confiance aux décisions à court terme, mais à quel prix pour la société à long terme? Pour répondre à cette question, les décideurs en matière de risque doivent faire preuve d’un jugement réfléchi et éclairé. Et je vais revenir sur ce point.
00:27:47 Monica Gattinger (suite)
Cette problématique est reliée à une deuxième tension qui est sortie dans la recherche pour le projet @Risque. La participation du public conduira-t-elle à des décisions en matière de risque plus fortes ou plus faibles? La plupart des études dans ce domaine évaluent positivement l’implication du public en soulignant les nombreux aspects de la participation qui renforcent les décisions en matière de risque. Les raisons évoquées pour justifier la participation sont multiples et concernent à la fois la légitimité procédurale et substantielle des décisions. La participation est considérée comme fondamentale pour la responsabilité démocratique et pour sa capacité à renforcer la légitimité démocratique des décisions et la confiance des citoyens dans les décisions gouvernementales. Elle peut également réduire les conflits et favoriser la confiance et l’acceptation des décisions. L’engagement est également un moyen de renforcer la confiance dans des systèmes politiques plus larges. Il faudrait noter aussi que la participation du public a évolué au fil du temps. Moi, j’ai commencé à étudier dans ce domaine durant les années 90 et à ce moment-là, on assistait surtout à un modèle qui consistait à informer les gens sur les données scientifiques qui sous-tendent des décisions. Mais maintenant, on est passé plutôt à la reconnaissance et à la valorisation des connaissances que les citoyens apportent à la prise de décision en matière de risque. Il s’agit de formes de connaissances autres que scientifiques, notamment les expériences de vie – Yves tu as mentionné des expériences locales ou les connaissances locales tantôt – et les connaissances culturelles. Selon ce point de vue, tout le monde apprend dans les processus de participation publique, les citoyens et les experts, et les décisions s’en trouvent renforcées. Cela ouvre la voie à l’identification des valeurs, des perspectives et des préoccupations du public qui devraient être prises en compte dans la prise de décision gouvernementale. Dans cette optique, les différences de perception du risque entre le public et les experts ne sont pas un problème à résoudre, mais plutôt une invitation à en apprendre davantage et à mieux comprendre. Mais comme le soulignent plusieurs des chapitres dans le volume, l’implication du public peut conduire également à des décisions plus faibles. Des chapitres sur le dépistage du cancer, sur la fluoration de l’eau et sur l’identification des groupes prioritaires pour recevoir le vaccin contre la COVID-19 explorent ces questions. En ce qui a trait au dépistage du cancer, l’outil de la prise de décision partagée entre médecins et patients peut, d’une part, renforcer la confiance des citoyens-patients dans le système de soins de santé, mais d’autre part, il peut conduire à des demandes de tests de dépistage du cancer qui ne sont pas nécessaires sur le plan strictement scientifique.
00:31:27 Monica Gattinger (suite)
En ce qui concerne la prise de décision concernant la fluoration de l’eau, de l’eau municipale, on a assisté ici en Amérique du Nord à des situations où des municipalités ont décidé de ne plus fluorer l’eau. Les citoyens qui n’ont pas une connaissance suffisante de la science de la fluoration peuvent être vulnérables et peuvent développer des points de vue inexacts et erronés. Les opposants à la fluoration peuvent tirer part de cette situation pour semer le doute chez les citoyens. Lors d’un référendum, l’outil est souvent privilégié par les municipalités pour prendre ses décisions. Les citoyens peuvent préférer faire preuve d’excès de prudence et voter contre la fluoration de l’eau, ce qu’on a vu dans quelques municipalités ici au Canada et en Amérique du Nord. Et à long terme, on voit, et on a vu, le retour des taux plus élevés de caries chez la population. Cela souligne l’importance des études plus approfondies sur des décisions plus solides en mettant en avant l’expérience vécue, les connaissances de terrain et des perspectives plus larges que les évaluations purement scientifiques. Elle peut également contribuer à renforcer la confiance du public dans les décisions gouvernementales. Mais une évaluation minutieuse des points forts, des limites et du niveau approprié de la participation du public pour une décision donnée en matière de risque est de mise. Elle est essentielle à ce que la participation porte sur les bons sujets, au bon moment et avec les bons outils. Le renforcement de la prise de décisions contemporaines en matière de risque l’exige. Merci.
[Applaudissements dans la salle]
00:33:16 Stéphanie Gaudet
Merci Monica.
[Transition musicale]
00:33:26 Stéphanie Gaudet
Yves.
00:33:27 Yves Gingras
Bon, je vais prendre la suite parce que je pense qu’on a un très beau cas avec le cas de la fluoration. Les sociologues des sciences depuis au moins 40 ans, les travaux de Dorothy Nelkin sur cette question-là datent de mémoire des années 70. Et donc, il y a un retour de façon récurrente. Ça a été accepté, c’était admis, c’était fait. Mais c’était fait pour qui? C’était fait pas pour les gens riches qui se brossent les dents, qui vont chez le dentiste, etc. La fluoration obligatoire, c’était pour dire : les pauvres qui viennent chez le dentiste qui ont des caries, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens. Donc, on va fluorer, il y a moins de risques que d’avantages sociétaux et sociaux. Au niveau individuel, on le sait très bien, ça ne s’agrège pas. Il peut y avoir des choses qu’on considère irrationnelles au niveau individuel, mais qui sont rationnelles au niveau social. Je ne donnerai pas d’exemple, mais c’est très important cette différence de niveau. Et donc, le cas de la fluoration est un très bon exemple. Mais ça m’amène à faire un peu de polémique peut-être. C’est que pour régler ce problème-là, il va falloir aller, à mon avis, au-delà de ce qui se fait de façon, à mon avis, assez dominante dans ce que je lis. J’ai un texte ici de la revue Science sur un « comment » sur « Misinformation remains a threat to democracy ». Là, ils font plein de recommandations, puis ils disent « Bien, ces recommandations-là vont changer telle affaire, vont faire telle affaire ». Quand on lit le texte, ce sont des vœux, ce sont de la promotion – j’ai rien contre – et ce sont des affirmations. Moi, c’est une déformation de dire « Oui, c’est une bonne idée, mais ça marche-tu ton affaire? » On peut-tu le vérifier après? Au lieu de dire : « Faisons ça, ça va changer le monde! » Ça c’est une hypothèse, peut-être que ça ne marchera pas ou qu’il va y avoir des effets pervers.
00:35:09 Yves Gingras (suite)
Donc, il faut aller au-delà des généralités, et de ce point de vue là, je crois que quand on parle à un niveau très général, par exemple – et là j’ai peut-être un désaccord avec mon collègue –, de « science occidentale ». On est à un niveau d’abstraction, moi je prétends que ça n’existe pas ça, la science occidentale. Je m’excuse, mais les Chinois qui viennent d’aller sur la Lune, qui ont atterri sur la face cachée de la Lune – pour aller vite, encore une fois caricaturale, je pense qu’on comprend – ils ne sont pas allés là avec le yin et le yang. Non, non. Ils sont allés là avec les équations de Newton, puis modifiées peut-être un peu par Einstein, mais à peine. Ils sont allés là avec une technologie que les Américains appliquent à la NASA, que l’Europe applique à ESA avec Ariane. Ça marche, c’est une technologie. Il y a, et derrière ça, il y a une certaine science qui est, en gros, pour les édifices, les équations de Navier-Stokes, qui s’adonne à être un Français. Mais ce n’est pas de la science française, c’est la science qui a été vérifiée universellement et qui marche. Parce que les avions volent à cause de Navier-Stokes, des lois de Bernoulli, un autre français, ou Suisse plutôt, Bernoulli c’est Suisse. Il y a des Allemands, il y a des Chinois, il y a des gens d’Afrique du Sud, il y a des gens de partout. Il n’y a pas de science occidentale. Et si on dit qu’il y a une science occidentale, c’est donc qu’il y a une science non-occidentale. Et là on est à un niveau d’abstraction qui peut avoir des effets pervers. Et le cas qu’on vient de voir, c’est que si on ne fluorise pas, moi et mes enfants, c’est pas grave. Peut-être que les vôtres non plus, ce n’est pas grave. Mais comme on a vu, la science pouvait prédire que dans quatre ans, il va y avoir une augmentation du taux des caries. C’est pas être dictatorial que de dire ça, c’est avoir des connaissances précises, c’est dire : c’est plate là, mais ce que tu crois là, c’est de valeur, j’aimerais ça que ce soit vrai, mais c’est faux. Et je te prédis, mais il faut que t’attendes quatre ans, que votre décision est absurde, et vous allez probablement la retirer dans quatre ans. C’est le problème des décisions gouvernementales.
00:37:10 Yves Gingras (suite)
Donc oui, consulter. Oui, tenir compte des connaissances locales, parce que lorsqu’un bureaucrate d’un centre s’en va dans un village qu’il n’a jamais vu, il peut faire des erreurs parce qu’il ne sait pas que le lac qui est là a telle propriété, que les plantes autour, ça c’est les locaux qui le savent. C’est des vraies connaissances. Mais comme c’est des connaissances, elles ne sont pas juste locales. C’est des connaissances simplicitaires. La preuve, c’est que si on me dit c’est quoi, bien je le sais. Puis quand je retourne, je le sais peut-être autant que vous, parce que je me suis imprégné de la culture, puis les gens m’ont donné des connaissances. Ça fait que si on reste dans les généralités, à mon avis, on fait du tort aux gens qui veulent se développer, qui veulent peut-être, par exemple, avoir Internet. Mais Internet, là, c’est pas parce que c’est le CERN qui a travaillé que c’est européen. Ça s’adonne que c’est les pays riches. Aristote le dit, la scholè, c’est le loisir. Et donc, c’est ceux qui ont du loisir, hein, Lavoisier, hein, un aristocrate qui ramasse les taxes en France et ça lui permet dans sa cave de faire ce qu’on appelle de la chimie. Mais Lavoisier, c’est pas un chimiste. Lavoisier, c’est un grand aristocrate qui a eu le temps de réfléchir sur le monde puis ça a été utile parce que maintenant, on sait c’est quoi l’oxygène puis on sait… C’est pas occidental, ça. Si c’est développé en Occident à un moment donné, c’est pour des raisons, comme on dit, d’un récit compliqué, économique, social, colonialiste, etc., mais la connaissance qui en est sortie, elle n’est pas indexicale. Et si on veut l’indexiquer, je vous dis ce qui va arriver. Je vous donne une prédiction. C’est ces gens-là qui vont dire « Ah non, ça c’est pas une connaissance locale donc j’en prends pas », mais c’est parfait. Les ondes électromagnétiques, ça vient de James Clerk Maxwell qui est un Écossais, puis ça vient des expériences allemandes de Hertz à la fin du siècle. C’est ça qui fait que vous m’entendez dans un micro. Et ça, ça marche. Ça pourra ne pas marcher, mais ça marche.
00:39:07 Yves Gingras (suite)
Donc, je pense que quand on parle de science, le mot, tout le monde va être une science. On a des sciences autochtones, on a des sciences féministes, on a des sciences blanches. Je prétends que dire ça, c’est des mots qui ne nous font pas comprendre la complexité des transformations, y compris dans les pays qui ont été l’objet de colonisation et qui, maintenant, font tout pour se développer. Ils font de l’agriculture et ça, bien, c’est de la génétique, puis c’est de la génétique qui fonctionne dans tous les manuels. Donc, il faut faire attention quand on est dans les généralités et on va avoir des effets pervers. Moi, je suis un gars du détail. C’est qui qui fait ça? À quel endroit on est? Est-ce qu’on est au Nigeria? Est-ce qu’on est en Afrique du Sud? Est-ce qu’on est au… en Algérie, bien on n’est pas à la même place. Et je crois que le travail du sociologue c’est celui-là et donc de rabaisser les concepts, pas de dire par exemple, un qui va vous, vous allez me brûler là, mais on parle, « le Sud global », moi quand j’entends ça « le Sud global », « le Nord global », mais de qui on parle? Il y a une guerre actuellement dans un pays bien précis, c’est pas le Sud global, il y a pas le Nord global, l’Italie c’est-tu le Québec? On est des Québécois, on est des francophones, on n’est pas des Français. Donc le Sud global, c’est un mauvais concept qui va faire mal comprendre le monde. Le Nord global, ça c’était même une blague. Et en plus, je vous le dis, je l’ai vérifié, si vous ne me croyez pas, dans la revue Nature, il y avait un mot Sud global qui ne correspondait pas au même pays où il y avait des pays qu’on considérait comme du nord, mais eux autres les mettaient dans le Sud global parce qu’ils étaient plus pauvres ou plus riches. Ils étaient dans le sud, mais comme ils étaient riches, ils les mettaient dans le Nord global. Donc, c’est des concepts mal définis.
00:40:47 Yves Gingras (suite)
Donc, je conclus en disant qu’à mon avis, notre travail de sociologue d’abord, c’est quand on entend un concept, on dit : c’est quoi sa fonction? Et ça me rappelle un très beau texte d’un sociologue qui malheureusement est disparu, qui est Michael Pollack, qui a fait un texte brillant dans la revue Sociologie et sociétés, qui s’appelait « L’efficacité par l’ambiguïté ». Et moi j’ai retenu ça parce que quand les gens disent « oui des mots », oupelaille c’est trop flou ça, ça a une fonction sociale. Quand on dit de quel pays on parle, de quel groupe on parle, qu’est-ce que la technologie, qu’est-ce que la science, là on est sûr de notre coup. Et je termine en disant, pourquoi on veut que tout soit une science? C’est pas grave, moi j’ai des connaissances qui me sont utiles, comme on dit localement, je dis pas que c’est ma science, c’est qu’on est tellement imbibé par un mot qui devient magique qu’on veut que tout le monde l’utilise, au lieu de dire : non, non, ce que je sais, c’est expérientiel, parce que ça fait 15 ans que j’étudie ça. C’est utile, c’est une connaissance, mais ce n’est pas une science. Donc, j’insiste encore une fois sur le fait que les mots sont utilisés pour nous manipuler et pour nous donner l’illusion de progrès, sans regarder les effets pervers, et j’en vois plein, à tous ceux qui parlent de décoloniser les savoirs. Je ne sais pas ce que ça veut dire, puis c’est dangereux de décoloniser Newton, bonne chance. Donc, faisons attention et faisons notre travail de sociologue qui est d’expliquer pourquoi les gens, le gouvernement, comme vous disez, veut consulter tout le monde, parce qu’à la fin, ils décident. C’est beau dire « tout le monde a été entendu », mais moi, comme sociologue, je dis : OK, à cette heure, quelles décisions ils ont prises? Bien ils ont pris celle qui était basée sur la chimiothérapie et non pas celle qui était basée sur une prière. Je ne dis pas qu’ils ont raison, je vous dis que c’est ça qu’ils ont fait. Puis je peux le prédire à l’avance. Donc c’est notre travail d’essayer de comprendre le monde et non pas de mélanger ça avec nos vœux pieux, généreux, avec lesquels tout le monde est d’accord. Moi je pense que je me limite à ce travail-là, comprendre comment ça marche. Merci.
[Applaudissements dans la salle]
00:42:45 Stéphanie Gaudet
Alors, vous comprenez que dans cette plénière, nous voulons vous faire réagir. Alors, nous voulons avoir différentes façons de voir le monde, différentes façons de comprendre le monde et maintenant, Mamadou Diouf, comment réagissez-vous?
[Rires dans la salle]
00:43:08 Stéphanie Gaudet
Vous n’êtes pas obligé de réagir. Quel est l’enjeu?
00:43:11 Mamadou Diouf
En fait, si vous voulez, ce qui est important, si on considère les appréciations de mon collègue, c’est qui a le droit d’autoriser et qui ne peut pas autoriser. Si on fait ça, on peut effectivement rejeter l’idée qu’il n’y a pas de science occidentale. Mais c’est l’Occident qui dit que la science est occidentale, ce n’est pas moi. C’est ça le problème. Je suis désolé.
[Applaudissements dans la salle]
00:43:38 Mamadou Diouf
Je suis désolé. Ce qu’on appelle, bien sûr que l’Occident, on peut jouer à ce jeu qui est un jeu purement rhétorique. C’est simple de dire ça n’existe pas ou ça existe. Ce que je veux dire, c’est ce qu’on dit. Vous savez, c’est une discussion qui a été très importante chez les grands penseurs non occidentaux. Si vous prenez Senghor, je le prends parce que c’est mon ancien président, parce qu’il voulait sortir de cet espace que l’Occident, parce que c’est ça quand on parle de l’Occident ou de l’Europe, c’est ce moment où, et c’est ça qui est intéressant, ce qu’on appelle l’Occident perd, y compris sa nature. L’Europe n’existe plus comme un espace local. C’est pour ça qu’on parle de provincialiser l’Europe, même si on peut avoir toute une discussion. Mais c’est l’idée que l’Europe, c’est la référence. L’Européen, c’est l’homme. Et la raison, c’est la seule raison. C’est pour ça qu’on parle de science occidentale. C’est cette idée ancrée au XVIIIe siècle qui est en rapport avec les grandes découvertes du XVIe siècle que c’est l’Occident qui vous révèle. C’est l’Occident qui vous éduque, la mission civilisatrice. C’est pour ça qu’on parle de l’Occident. C’est ce projet historique. Ce n’est pas la nature de l’être occidental abstrait, mais le projet historique. Je regrette qu’il a organisé le monde avec un centre et une périphérie. Et Senghor va dire une phrase terrible « l’intuition est nègre comme la raison est Hélène ». C’est-à-dire sortir du monde de l’Occident, c’est penser autrement. Et penser autrement, c’est utiliser l’émotion. Mais il n’y a pas que Senghor. Tagore dit la même chose dans les années 30. Tagore dit, au fond, l’histoire, la production des connaissances est tellement ancrée dans ce qu’il appelle une histoire-monde, qui est l’histoire de la projection de l’Europe sur la planète, que l’histoire n’est que l’histoire des affaires publiques. Et c’est pour ça que la sociologie était une sociologie des affaires publiques. Et Tagor dit, la seule façon d’échapper à cette sociologie, à cette histoire-monde, c’est effectivement l’histoire de la vie quotidienne. La manière dont, effectivement, les gens mobilisent des savoirs pour faire des choses précises. La manière dont les connaissances sont liées à deux choses.
00:46:35 Mamadou Diouf (suite)
La première, c’est ce que, en fait, Marc Augé, l’anthropologue français, va appeler le « génie du paganisme ». Une science qui refuse la vérité absolue. Une science qui est une science du provisoire. Ça c’est la première chose. Et la deuxième chose importante, c’est ce qu’aujourd’hui les jeunes Africains qui font de l’histoire de la science et de la technologie avancent, que la science et la technologie est un processus de « problème solving » et que le laboratoire, c’est le plein air. Et il y a toute une histoire. L’un d’eux a écrit un très, très grand livre sur la mouche tsé-tsé et la maladie du sommeil. Comment, à partir de la chasse, les Européens ont… tout ce qu’ils ont appris de cette maladie, ils ont appris des Africains. Il n’y a aucune trace de cet apprentissage. C’est pour ça que cette science est occidentale. Parce qu’elle détruit ou absorbe toute autre rationalité. Et ça, c’est pas, si vous voulez, une condamnation. Parce que le rapport à cette science est aussi… Il y a une extraordinaire créativité des non-Occidentaux par rapport à la science, c’est ce que vous dites. Les Chinois font… la science occidentale, ils l’ont toujours retravaillée. Quand les Japonais font l’ère du Meiji et se posent la question de la traduction, dont on n’a pas beaucoup parlé, ils préfèrent traduire que d’adopter la langue anglaise. Donc, il y a un rapport créatif. Et même si les non-Occidentaux parlent de science occidentale, c’est pas par complexe ou par, si vous voulez, condamnation. C’est par dire qu’il y a quelque chose qui vient d’ailleurs, je peux le retravailler pour moi-même. Et c’est cette indigénisation, c’est ce que j’appelle, l’indigénisation de ces rapports qui devient la chose la plus importante. Et c’est ça qui fait qu’effectivement on retourne au récit. Vous prenez aujourd’hui les Japonais, vous prenez les Chinois, vous prenez les Sud-Africains, vous prenez les Nigériens, ils ont une manière effectivement de faire des mathématiques qui est une manière qui leur est propre ou il y a moins ce que j’appelle des transactions. C’est-à-dire, comme disait Senghor encore une fois, il n’y a pas de culture qui n’est empruntée. Et c’est ce processus d’emprunts et de retravailler les emprunts, c’est ce processus qui fait que la science, effectivement, est territorialisée. Mais qu’on le veuille ou non, de manière purement historique, il y a une science que l’Occident a décidé que c’était sa science la science occidentale, ça c’est l’Occident qui l’a décidé et qui dans un certain moment l’a imposé de manière très très violente aux sociétés qui sont les sociétés dominées et c’est l’un des problèmes effectivement qu’aujourd’hui nous avons. C’est une science, une philosophie, une littérature qui a été empaquetée dans la violence. Comment la recevoir? Et comment, en fait, engager avec cela. C’est aujourd’hui aussi un des enjeux de ce qu’on appelle la science. Merci.
[Applaudissements dans la salle]
00:50:41 Stéphanie Gaudet
Alors nous avions les enjeux pour les décideurs publics, comment les discours scientifiques sont mobilisés, notamment par les gouvernements, parfois instrumentalisés, et comment les pays non hégémoniques, finalement, sont en discussion avec ces savoirs scientifiques et veulent mettre de l’avant leur récit par rapport à cette histoire du développement des sciences.
[Musique de fond]