Les balados du CIRCEM

Dans ce balado, Alexandre Baril discute de ce qu'il appelle le suicidisme, une oppression qui reproduit la violence et cause des décès supplémentaires parmi les personnes suicidaires par le biais de formes de criminalisation, d'incarcération, de discrimination, de stigmatisation et de pathologisation. Cela est particulièrement vrai pour les groupes marginalisés qui subissent des oppressions multiples, notamment les personnes homosexuelles, transgenres, handicapées ou folles. Il remet en question la croyance selon laquelle la meilleure façon d'aider les personnes suicidaires est la logique de la prévention en proposant un nouveau modèle queercrip du suicide (assisté). Il nous invite ainsi à imaginer ce qui pourrait se passer si nous commencions à réfléchir au suicide (assisté) dans un cadre anti-suicidaire et intersectionnel. 

 Vous pouvez acheter, télécharger ou lire gratuitement l’ouvrage Undoing Suicidism : A trans, Queer, Crip Approach to rethinking (assisted) suicide à : https://temple.manifoldapp.org/projects/undoing-suicidism

Ressources pour les personnes en détresse :

RESSOURCES SÉCURITAIRES:

-Trans LifeLine (persones trans et non binaires):  1-877-330-6366 (Canada et États-Unis)
-Autisme Soutien: groupe par et pour autistes: https://autismesoutien.ca/   (francophonie, service en ligne)
-BlackLine (BIPOC): 1-800-604-5841 (Canada et États-Unis)

RESSOURCES TRADITIONNELLES (PEUVENT RETRACER VOTRE APPEL ET APPELER LA POLICE OU LES SECOURS):

-Parlons suicide Canada: 1-833-456-4566 (Canada)
-Suicide.ca: 1-866-APPELLE (Québec)
-Ligne d’écoute d’espoir pour le mieux-être (personnes autochtones): 1-855-242-3310 (Canada)
-The Samaritains: 1-212-673-3000 (Etats-Unis)

 

What is Les balados du CIRCEM?

Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

[Musique de fond]

00:06 Marie-Hélène Frenette-Assad
Vous écoutez un balado du CIRCEM intitulé « Lutter contre le suicidisme ou l’oppression des personnes suicidaires ». Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone. Dans cet épisode des Balados du CIRCEM, nous recevons Alexandre Baril, professeur agrégé à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa. Ses travaux, menés dans une perspective intersectionnelle, se situent à la croisée des études de genre, queers, trans, du handicap, de la gérontologie critique et de la suicidologie critique. Il est l’auteur de « Undoing Suicidism: A Trans, Queer, Crip Approach to Rethinking (Assisted) Suicide », publié en 2023 à Temple University Press. Ce livre s’appuie et prolonge les réflexions critiques proposées dans les champs de la suicidologie critique et des études queers, trans, du handicap/crip/Mad, en suggérant un nouveau cadre théorique, celui du suicidisme, pour analyser l’oppression à laquelle les personnes suicidaires sont confrontées, de même qu’en mettant de l’avant un modèle queercrip du suicide (assisté) pour mieux les soutenir. Isabelle Perreault, professeure agrégée au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, s’entretient avec Alexandre au sujet de son ouvrage.

[Fin de la musique de fond]

01:47 Isabelle Perreault
Donc, bonjour Alexandre, merci d’avoir accepté notre invitation et d’être avec nous aujourd’hui.

01:52 Alexandre Baril
Merci pour l’invitation.

01:54 Isabelle Perreault
Je commence tout de suite avec ma première question : Donc, dans ton ouvrage récemment publié en 2023, intitulé « Undoing Suicidism », tu affirmes que les politiques, les actions de prévention et une grande proportion de la recherche sur le suicide nuisent plus qu’elles n’aident les personnes suicidaires. Dans ton livre, tu offres une critique ou une réponse à ce modèle. J’aimerais savoir ce qui t’a amené à t’intéresser et à écrire sur ce sujet, de même que tes inspirations.

02:23 Alexandre Baril
Oui, alors je dirais que mon désir d’écrire un livre sur le suicide et le suicide assisté provient d’un intérêt à la fois qui est personnel et académique. Je suis une personne suicidaire depuis l’âge de 12 ans et même s’il y a des périodes dans ma vie où je me sens mieux, comme actuellement, bien, la suicidalité ne disparaît jamais vraiment complètement de ma vie et une grande partie de mon travail, notamment dans le domaine des études trans, queers, sur le handicap et critiques sur la santé mentale ‒ ou qu’on appelle aussi parfois Mad Studies ‒ est ancrée dans mes diverses identités marginalisées. Mes recherches m’aident à mieux comprendre mon expérience et la relier à un contexte social, politique et juridique plus large et je pense que mon intérêt pour le suicide vient de ce besoin-là de comprendre ma propre expérience de la suicidalité et de la situer dans un contexte sociopolitique plus global. En ce qui concerne mes intérêts académiques, j’ai été amené au cours de ma carrière à essayer de comprendre comment divers mouvements sociaux et leurs domaines d’étude connexes reproduisent souvent malgré eux, malgré leurs bonnes intentions, des formes de marginalisation, de discrimination et d’oppression à l’égard de certaines personnes. Et dans mon livre, je me suis intéressé à la manière dont les mouvements sociaux, qui ont à cœur de faire entendre la voix des premières personnes concernées, écartent rapidement les idées, les revendications et même les voix des personnes suicidaires et donc vont reproduire de l’oppression à leur égard. Je dirais que j’étais aussi étonné de constater qu’y avait aucun mot ou concept pour nommer l’oppression des personnes suicidaires jusqu’à ce que j’invente le terme suicidisme, et cette absence m’a déçu et c’est cette déception-là qui est à l’origine de mon livre et j’espère évidemment que le livre va fournir des outils qui vont nous aider comme personnes suicidaires à nommer notre oppression, à nous réseauter entre personnes suicidaires et aussi à construire, évidemment, des solidarités avec d’autres mouvements sociaux. Quant à mes sources d’inspirations, je dirais qu’elles proviennent de plusieurs champs disciplinaires, qu’il s’agisse des études de genre, trans, queers, du handicap, crip et Mad, et de même que la suicidologie critique. La suicidologie critique, c’est une discipline plus récente qui offre un regard un peu plus politisé, structurel sur la question de la suicidalité et qui permet de sortir du regard individualisant et pathologisant sur le suicide, offert généralement par le corps médical et psychiatrique.

04:49 Alexandre Baril (suite)
Pour terminer, j’aimerais revenir sur la première partie de ta question. Comme tu le mentionnes, bien que je pense que les politiques et les interventions en prévention du suicide puissent aider certaines personnes ayant des idéations suicidaires, un des constats principaux de mon livre est que la prévention du suicide a souvent pour effet de nuire davantage aux personnes suicidaires plutôt que les aider, c’est le cas du moins pour plusieurs d’entre elles. Et je m’appuie sur trois arguments pour faire ce constat-là. D’abord, il faut préciser que les services de prévention sont inefficaces. Les statistiques sur le suicide sont assez stables depuis des décennies et ne montrent pas vraiment d’amélioration, on a le dernier rapport du Sénat canadien en juin 2023 qui dit : depuis 20 ans c’est stable au Canada et on stagne. Donc, malgré les multiples stratégies déployées et les milliards de dollars injectés dans les campagnes de prévention et de sensibilisation, les études montrent que les personnes vraiment déterminées à mourir mettent leur plan à exécution sans appeler à l’aide. Alors, comme je le dis toujours, chaque suicide complété est la preuve que ce qu’on fait actuellement ne fonctionne pas, parce que chacune de ces personnes n’a pas appelé à l’aide et n’a pas contacté les services de prévention dans les heures ou les jours qui ont précédé le suicide, parce qu’elles savaient qu’elles seraient justement empêchées de compléter leur plan et ne se sentaient pas en sécurité ou à l’aise d’appeler à l’aide. Le fait que 100 % des personnes, dans le cas des suicides complétés, n’aient pas appelé les lignes d’écoute et les services de prévention, pour moi, est la meilleure preuve de l’échec de ces services. Ensuite, ces services de prévention ont souvent pour effet d’intensifier la suicidalité chez plusieurs groupes. Et c’est particulièrement vrai dans le cas des groupes marginalisés, comme les personnes autochtones, racisées, pauvres, queers, trans, handicapées, autistes ou neurodivergentes et celles qui vivent avec des enjeux de santé mentale, pour qui ces interventions en prévention, souvent, vont augmenter la violence raciste, colonialiste, classiste, sexiste, hétérosexiste ou homophobe, cisgenriste ou transphobe, capacitiste ou saniste vécue dans leur quotidien. Pour donner un exemple, quand la police est dépêchée sur les lieux d’une crise suicidaire et que la personne est un homme noir qui vit dans un quartier socio-économiquement défavorisé, il y a de fortes chances que celui-ci vive une violence raciste de la part de la police dans l’intervention qui vise à sauver sa vie, une violence si importante que il va peut-être être battu ou même abattu par la police et perdra peut-être sa vie. Enfin, ces services-là causent du tort, parce que les personnes suicidaires subissent des violences quand elles partagent leur détresse. En effet, les personnes qui expriment des idéations suicidaires sont très souvent soumises à des traitements inhumains, comme être hospitalisées et médicamentées contre leur gré, maltraitées par la police, congédiées de leur emploi ou même se voir retirer la garde de leurs enfants, et donc c’est à cause de ces violences et ces discriminations assez importantes que tant de personnes suicidaires gardent le silence et passent à l’acte sans demander de l’aide.

08:10 Isabelle Perreault
Merci pour cette réponse. Je poursuis, donc, dans l’introduction de ton ouvrage, intitulée « Manifeste suicidaire », tu parles ouvertement du fait que tu étais ‒ et es toujours ‒ suicidaire. Et donc ma question c’est : As-tu eu des craintes à t’ouvrir sur cet « état d’être » au regard du monde dans lequel nous vivons?

08:32 Alexandre Baril
Ouais, merci pour cette question. À vrai dire, en général, je suis assez ouvert dans mes recherches sur plein de mes identités marginalisées, comme le fait d’être trans, bisexuel, handicapé et de vivre avec des enjeux de santé mentale. Cependant, jusqu’à récemment, j’avais gardé le silence sur ma suicidalité dans mes travaux, une forme d’autocensure, que j’aborde dans le livre d’ailleurs à travers la notion d’injustice épistémique et d’étouffement ou de silenciation des témoignages que vivent beaucoup de personnes suicidaires, comme moi je l’ai vécu. En d’autres termes, dans mes publications dans le passé, j’ai dissimulé des informations sur ma suicidalité pour rendre mes arguments plus crédibles aux yeux de mon public et aussi pour éviter des réactions de « panique » de la part des éditeurs, des réviseurs, des collègues et du lectorat. Comme la plupart des personnes suicidaires, j’avais, et j’ai toujours peur que quand je révèle ma suicidalité ce soit utilisée pour me discréditer, discréditer mes arguments, ou que ce soit la source du déclenchement d’une série de conséquences négatives sur lesquelles j’ai aucun contrôle, comme être hospitalisé ou médicamenté contre mon gré. Cependant, dans mon livre, j’ai décidé de parler plus ouvertement de ma suicidalité. J’en avais parlé dans quelques textes auparavant, mais jamais de façon aussi explicite. Et bien que j’avais d’abord très peur d’intégrer ces expériences assez personnelles, j’ai pensé que c’était nécessaire de le faire, puisque j’appelle dans le livre à la création d’un mouvement anti-suicidiste, c’est-à-dire un mouvement par et pour les personnes suicidaires qui visent à dénoncer la stigmatisation, la discrimination également, et la violence qu’elles vont vivre. Alors le slogan du mouvement de défense des droits des personnes handicapées dit « Rien sur nous sans nous » et par conséquent, je pensais que pour pouvoir construire des solidarités entre les personnes suicidaires et promouvoir les perspectives des premières personnes concernées, la révélation de ma propre suicidalité dans mon livre était vraiment nécessaire et cruciale. Et je crois que ce ton personnel dans mes travaux récents et dans mon livre suscite la confiance d’autres personnes suicidaires et depuis, des centaines de personnes m’ont contacté dans les dernières années pour me parler de leur suicidalité et me partager leur détresse.

10:54 Isabelle Perreault
Merci pour cette réponse. Donc, tu amènes le concept de « suicidisme » ‒ tu en parlais au début ‒ au débat sur la question du suicide en faisant le parallèle avec d’autres systèmes d’oppression. Donc, une question en deux temps : Premièrement, est-ce que tu peux nous définir le concept et nous dire pourquoi il est si important de donner un nom à cette expérience d’oppression? Et deuxièmement, peux-tu nous en dire plus sur les liens que tu dis complexes avec d’autres régimes d’oppression?

11:28 Alexandre Baril
Oui, tout à fait. Alors, la thèse que j’avance dans mon livre c’est que les personnes suicidaires sont opprimées par un suicidisme structurel et que cette oppression qu’elles subissent reste sous-théorisée. Alors, en m’inspirant d’autres concepts, comme celui de sexisme ou de racisme, j’ai inventé le néologisme « suicidisme » autour de 2016, et je le définissais ainsi, c’est à dire que c’est un système d’oppression qui fonctionne aux niveaux normatif, médical, social, politique, économique, juridique et même épistémique, un système dans lequel les personnes suicidaires subissent plusieurs formes d’injustice et de violence, comme la discrimination, la stigmatisation, l’exclusion, la pathologisation et même des formes d’incarcération. Les médias nous présentent chaque semaine des histoires horribles d’individus suicidaires confrontés à des traitements inhumains après avoir exprimé leurs idéations suicidaires pour sauver leur vie à tout prix, qu’il s’agisse d’être ‒ comme je le mentionnais plus tôt ‒ hospitalisés de force, mais aussi se voir refuser des polices d’assurance ou même des emplois, de vivre de la stigmatisation sociale et même d’être expulsées des campus universitaires. En raison de ces conséquences négatives, les personnes suicidaires restent silencieuses et se suicident sans rien dire à personne. Alors, comme je le dis toujours et je le mentionnais plus tôt, chaque suicide complété est la preuve que ce que nous faisons actuellement pour rejoindre ces personnes et briser leur isolement ne fonctionne pas véritablement, et donc ces histoires illustrent le fait que, malgré les discours de compassion et d’aide qui entourent la suicidalité, les personnes suicidaires qui appellent à l’aide ne trouvent pas le soutien promis. Et pire encore, je soutiens que ces services de prévention font plus de mal que de bien. En d’autres termes, la prévention du suicide augmente souvent le nombre de décès par suicide au lieu de les prévenir, car justement les personnes suicidaires se replient dans le silence et passent à l’acte sans en parler. Et c’est particulièrement vrai pour les personnes suicidaires marginalisées, pour qui ces interventions vont augmenter la violence structurelle qu’elles subissent à d’autres niveaux dans leur vie. Cette oppression suicidiste est donc liée à plusieurs autres formes d’oppression et devrait être intégrée dans nos analyses intersectionnelles.

13:49 Alexandre Baril (suite)
Pour donner un exemple, j’ai identifié dans mon livre une série de conséquences négatives associées aux stratégies d’intervention actuelles au regard des personnes trans suicidaires, lorsque des interventions forcées ou non-consensuelles leur sont imposées justement pour sauver leur vie à tout prix. Autrement dit, je démontre comment le suicidisme et le cisgenrisme, ou ce qu’on appelle aussi la transphobie, s’alimentent mutuellement. Alors je résume ces impacts négatifs en cinq points : Premièrement, ces interventions non-consensuelles vont souvent dévoiler l’identité de genre des personnes trans à leurs proches. Donc, pour utiliser un anglicisme, les « outer » sans leur consentement, et ces dévoilements peuvent conduire au rejet, à l’expulsion du foyer familial et à de la violence accrue. Deuxièmement, ces interventions impliquent des frais ‒ l’ambulance, frais d’hospitalisation dans certains cas ‒ pour des personnes qui sont surreprésentées dans les statistiques sur la pauvreté. Troisièmement, l’hospitalisation involontaire et les antécédents d’enjeux de santé mentale, particulièrement quand il s’agit de la suicidalité, peuvent avoir des impacts négatifs sur l’accès aux soins de santé trans-affirmatifs en retardant ou en bloquant ces soins, parce que les professionnels de la santé priorisent le traitement de la suicidalité au détriment de la transition. Quatrièmement, les interactions avec le système de soin de santé et des services sociaux impliquent souvent des formes de stigmatisation et de violence, toutes nos études le démontrent, c’est le cas pour les personnes trans et d’autres groupes. Et cinquièmement, ces interventions non-consensuelles vont briser la confiance des personnes qui voudraient rejoindre une ligne de prévention, mais qui craignent évidemment que des interventions leur soient imposées. Donc, cet exercice, qui démontre comment le suicidisme augmente le cisgenrisme vécu par les personnes trans, pourrait être fait pour plusieurs autres groupes marginalisés, comme les personnes autochtones ou racisées qui sont aussi davantage victimes de violences policières ou de discriminations dans le système de santé et des services sociaux. Alors mon argument est que des services de prévention qui soutiennent des mesures non-consensuelles de prévention du suicide pour sauver des vies à tout prix ‒ ce qui est le cas, rappelons-le, de 99,9 % des services en Amérique du Nord et un peu partout dans le monde ‒ ne créent pas un contexte sécuritaire pour susciter le dialogue avec les personnes suicidaires. Donc, plutôt que de trouver le réconfort, le soutien et l’écoute recherchés, une majorité de personnes marginalisées vivent des abus, des mauvais traitements, des discriminations, des micro-agressions et littéralement des traumatismes en appelant à l’aide, ce qui me semble contre-productif et évidemment inacceptable.

16:38 Isabelle Perreault
Donc, dans la deuxième partie de ton ouvrage, tu proposes une approche affirmative du suicide, soit d’accompagner les personnes suicidaires sur leur chemin, qu’il s’agisse d’un chemin vers la vie ou vers la mort. Donc ma question, c’est : En quoi l’autonomie et l’agentivité nous donnent-elles des clés pour mieux approcher la question du suicide?

16:57 Alexandre Baril
Bien, tout d’abord, je tiens à dire que si mon approche du suicide et du suicide assisté est radicalement différente de celle qu’on connaît, elle n’a pas pour but, évidemment, d’encourager le suicide. Au contraire, j’espère que mon approche permettra de réduire les taux de suicides. Alors je trouve que c’est important de commencer par ça. Alors tu as raison, l’idée la plus radicale de mon livre c’est de théoriser le suicide comme un droit positif. Et la différence entre des droits négatifs et positifs est que les droits négatifs impliquent généralement la liberté de faire quelque chose sans l’interférence d’autrui ou de l’État, tandis que des droits positifs impliquent des obligations envers autrui, donc de devoir d’aider la personne. Dans les différents modèles de conceptualisation et d’intervention du suicide ‒ et j’en vois plusieurs dans le chapitre 1 de mon livre, comme le modèle médical ou psychiatrique, le modèle biopsychosocial, le modèle de santé publique, le modèle social plus sociologique ou encore le modèle de la justice sociale du suicide, de même que dans l’optique des personnes qui militent pour l’aide médicale à mourir ou la mort, le droit à la mort ‒, les personnes suicidaires doivent être maintenues en vie. Bref, dans toutes ces interprétations contradictoires, mais au fond complémentaires, la suicidalité doit être prévenue et éradiquée. Lorsqu’il s’agit des personnes suicidaires, comme je le dis toujours, étonnamment, tout le monde, tant de la droite que de la gauche politique, s’accorde pour soutenir que leur suicide assisté n’est pas envisageable. Et dans les rares cas où le suicide n’est pas considéré comme une action complètement négative à éviter absolument, bien à ce moment-là, le suicide est présenté comme un droit négatif, c’est-à-dire comme une décision personnelle que l’on devrait respecter et ne pas empêcher, mais pas comme un droit positif qui devrait être soutenu par l’État et la société. Alors mon approche est unique en ce sens-là, puisqu’elle implique de soutenir les personnes suicidaires dans leur quête de la mort par le biais du suicide assisté, bref, par un droit positif au suicide et suicide assisté. Et ce soutien serait apporté par une approche que j’appelle effectivement « suicide-affirmative ».

19:16 Alexandre Baril (suite)
Mon approche suicide-affirmative s’inspire des approches trans-affirmatives pour repenser les soins offerts aux personnes trans, non pas sur la base de formes de contrôle et de surveillance, mais dans le but de soutenir leur autonomie et leur agentivité. Mon approche suicide-affirmative est ancrée dans l’autodétermination, le consentement éclairé et la perspective de réduction des méfaits. Une approche suicide-affirmative ne signifie pas qu’on pousse les personnes suicidaires au suicide, tout comme, évidemment, l’objectif de l’approche trans-affirmative n’est pas de forcer ou pousser une personne à faire sa transition. Ça signifie plutôt qu’au lieu d’essayer de guérir les personnes trans de leur transitude ou les personnes suicidaires de leur suicidalité, on développe des espaces sécuritaires dans lesquels on peut examiner leur suicidalité avec elles et discuter d’une grande variété d’options. Mon approche propose de passer d’une logique préventive et curative à une logique d’accompagnement des personnes suicidaires pour les aider à prendre les décisions éclairées sur la vie, sur la mort, une forme de soutien qui pourrait donc être affirmative de vie ou de mort. Et ce passage de la prévention à l’accompagnement donne plus d’agentivité et d’autonomie aux personnes suicidaires. Tout comme dans l’approche trans-affirmative, l’approche suicide-affirmative offre un soutien par le biais du modèle de consentement éclairé ‒ auquel je référerais plus tôt ‒, prenant pour acquis que la personne experte dans la décision de transitionner, et dans ce cas-ci, de transitionner de la vie à la mort, est la personne qui prend la décision. Du point de vue préventionniste, la vie, plutôt que la personne suicidaire et ce qu’elle pense, ressent et dit, est la priorité. L’autorité épistémique, l’autonomie et l’agentivité de la personne suicidaire sont complètement niées. Tandis que dans la logique anti-suicidiste d’accompagnement que je propose, l’autorité épistémique, l’autonomie et l’agentivité sont redonnées à la personne suicidaire et les personnes qui l’entourent sont là pour lui offrir un soutien. En d’autres termes, alors qu’en prévention du suicide il existe toujours un objectif et une solution pré-identifiés, c’est à dire sauver des vies, conçus par des personnes non-suicidaires et souvent imposées aux personnes suicidaires sans leur consentement, la logique d’accompagnement que je propose se centre sur la personne suicidaire pour l’aider à identifier ses propres objectifs et solutions. Donc, dans mon approche, et ça c’est très important, la priorité est la personne suicidaire, et non la vie en elle-même. Soutenir le suicide assisté pour les personnes suicidaires est une idée très nouvelle et contre-intuitive. Mon hypothèse est qu’une approche suicide-affirmative pourrait sauver plus de vies que les stratégies de prévention actuelles. Pourquoi? Parce que plutôt que d’être obligées de mourir dans le secret en se suicidant sans consulter personne de peur de subir les violences suicidistes, les personnes suicidaires, dans mon approche non stigmatisante, auraient enfin la chance de parler librement et de bénéficier, pour la première fois, d’un réel processus d’accompagnement pour prendre une vraie décision éclairée quant à leur désir de vivre ou de mourir.

22:38 Isabelle Perreault
Tu parles d’injonction à la vie et à l’avenir où la futurité, mais pas pour tout le monde. Selon la situation des personnes, certaines sont appelées à « devoir » vivre alors que d’autres choisissent de mourir avec l’aide médicale à mourir. Comment cette différence de statut, notamment liée à l’âge et à la maladie, se traduit-elle dans l’approche affirmative que tu proposes?

22:59 Alexandre Baril
Merci pour cette question, et pour y répondre, je dirais que je dois d’abord rappeler comment le suicidisme est lié au capacitisme, donc la discrimination envers les personnes handicapées, et au sanisme, un terme un peu moins connu, c’est-à-dire l’oppression envers les personnes considérées comme « folles » ou vivant avec des enjeux de santé mentale, les termes « fou », « folle » ou « Mad » en anglais ayant été resignifiés positivement par plusieurs activistes. Alors je soutiens que le suicidisme et ses injonctions morales, comme l’injonction à la vie et à la futurité, que je théorise dans mon livre sous la notion de contrainte à la vitalité, rendent anormal et inconcevable le désir de mort de certaines personnes. En revanche, on légitime l’aide médicale à mourir ou le suicide assisté pour les personnes considérées comme ‒ et là je mets des guillemets ‒ « improductives » et comme des « fardeaux » dans nos sociétés, sur la base des normes dominantes, comme les personnes handicapées, malades ou âgées. Dans leur cas, leur désir de mort est considéré comme normal et reconceptualisé sous l’angle de l’aide médicale à mourir. En revanche, le désir de mort des personnes suicidaires est qualifié, à partir de perspectives sanistes, d’« irrationnel », de « fou », de « malade mental » ou d’« aliéné », et elles sont privées de leur auto-détermination, agentivité, autonomie et même capacité décisionnelle au plan médical et légal.

24:29 Alexandre Baril (suite)
Autrement dit, j’argumente qu’à partir d’une perspective capacitiste, saniste, âgiste et capitaliste, les personnes qui sont considérées comme ‒ je mets des guillemets à ça ‒ « causes perdues » ou non productives, comme les personnes âgées, malades ou handicapées, sont soutenues, voire même encouragées à mourir de façon assistée, comme le montrent nos lois sur l’aide médicale à mourir, alors que les personnes suicidaires, vues comme potentiellement « récupérables » et ayant un avenir, un futur productif, sont explicitement exclues de ces lois et forcées à rester en vie. Et ce qui est très important de comprendre, c’est que dans tous les contextes nationaux qui permettent certaines formes de morts assistées, les personnes suicidaires sont systématiquement exclues; seules les personnes handicapées ou malades, physiquement ou mentalement dans certains contextes nationaux, peuvent y avoir accès et ces lois précisent qu’aucune personne suicidaire ne devrait être soutenue dans son désir de mourir. Mon travail pose donc la question suivante : Pourquoi offrons-nous une aide médicale à mourir aux personnes handicapées/malades/âgées qui, dans une grande majorité des cas, ne veulent pas mourir mais demandent de meilleures conditions de vie et sont poussées au désespoir par le manque d’aide, de soutien, alors que les personnes qui veulent mourir, comme les personnes suicidaires, se voient refuser toute aide et sont forcées de mourir seules dans des conditions atroces ou sont tout simplement forcées de vivre? Pour moi, il existe là un paradoxe important qui se retrouve au cœur de mon livre.

26:12 Alexandre Baril (suite)
Je tiens finalement à préciser que mon approche est radicalement différente de celle qui consiste à proposer l’aide médicale à mourir à des personnes dont les enjeux de santé mentale est la seule condition à leur demande. Dans mon travail, je plaide pour l’abolition de ces lois sur l’aide médicale à mourir que je juge comme étant fondamentalement discriminatoires parce qu’elles autorisent le suicide uniquement pour des populations dites « spéciales » sur la base, justement, de normes dominantes de qui mérite de vivre ou de mourir. J’aimerais plutôt voir la création de nouvelles lois, de nouvelles politiques entourant le suicide assisté pour toute personne adulte qui ont un désir stable de mourir, y compris évidemment les personnes suicidaires, peu importe leur état de santé. Donc, en d’autres termes, mon approche ne repose pas sur un diagnostic de maladie physique ou mentale ou de handicap pour autoriser le suicide assisté.

27:06 Isabelle Perreault
Merci. J’ai une dernière question pour toi : Depuis la publication de ton ouvrage, tu as fait de nombreuses conférences. Donc bien sûr, j’aimerais t’entendre sur comment cette approche, ton approche, a-t-elle été reçu par les publics jusqu’à présent?

27:22 Alexandre Baril
Oui, effectivement. Alors ma conceptualisation du suicide et du suicide assisté suscite, on peut s’y attendre, une certaine réaction mixte. D’une part, les gens accueillent très favorablement mes idées sur le suicidisme et sont d’accord pour dire que les traitements non-consensuels doivent être remis en question, que c’est crucial d’avoir des conversations honnêtes et franches sur la suicidalité et qu’on doit reconnaître la violence que subissent les personnes suicidaires. Mais d’un autre côté, certaines personnes résistent à l’idée de soutenir le suicide assisté pour les personnes suicidaires. Ces deux composantes de mon travail, l’une qui dénonce la violence suicidiste et l’autre qui propose de soutenir la capacité décisionnelle, l’auto-détermination et l’agentivité des personnes suicidaires, suscitent donc des réactions parfois assez différentes. Mais je dirais que 100 % des personnes que j’ai rencontrées jusqu’à présent ‒ et je parle plus d’un millier là dans la dernière année seulement ‒ sont d’accord avec la première composante, c’est-à-dire dénoncer la violence suicidiste, mais que certaines ont plus de difficulté avec la seconde composante, parce que ‒ comme je le disais tantôt ‒, soutenir le suicide assisté pour les personnes suicidaires, c’est assez contre-intuitif et c’est une idée très nouvelle et très différente. Mais même si certaines personnes ont du mal à accepter cette idée, de plus en plus de personnes me contactent et me disent que mon approche est pleine de bon sens et qu’il y a même des initiatives qui sont en train d’émerger à l’échelle internationale pour promouvoir mon approche anti-suicidiste, c’est-à-dire qui lutte contre les oppression contre les personnes suicidaires, un peu comme l’approche anti-raciste ou féministe lutte contre l’oppression raciste ou sexiste. Il y a des médecins, des psychiatres, des psychologues, des personnes intervenantes ou travailleuses sociales qui me contactent pour obtenir des formations continues ou des ateliers sur mon approche anti-suicidiste et suicide-affirmative et il y a certaines personnes professionnelles de la santé qui commencent à s’identifier et à s’afficher comme anti-suicidiste dans leurs pratiques et même sur leur site web. Il y a des organismes communautaires comme Autisme Soutien qui ont décidé de s’afficher anti-suicidiste dans leurs interventions auprès des personnes neurodivergentes et autistes afin, justement, de ne pas reproduire la violence suicidiste et neurocapacitiste que vivent ces personnes quand elles sont en détresse. Il y a même des artistes qui me contactent à propos de mon approche. Par exemple, une dramaturge qui se spécialise en théâtre documentaire, qui a été touchée par la mort de son père par suicide, qui a décidé d’écrire une pièce de théâtre pour sensibiliser le grand public sur le suicidisme et les inciter à changer leur perception, leur discours et les interventions au regard du suicide et du suicide assisté. Il y a également une personne suicidaire photographe qui a décidé de transformer son sentiment d’indignation à l’égard du suicidisme en un projet photographique dans lequel les anciens asiles psychiatriques où les personnes suicidaires étaient enfermées seraient dévoilés dans une exposition publique.

30:43 Alexandre Baril (suite)
Ce que je trouve encore plus intéressant est le fait que de parler de la mort, du suicide et de mon approche suicide-affirmative donne de l’espoir à beaucoup de personnes suicidaires qui me contactent pour me le mentionner. Les courriels se multiplient. À vrai dire, ça devient presque trop [rire] et j’ai reçu des centaines de messages depuis quelques années. Je reçois notamment des courriels de personnes suicidaires qui me disent que mon travail fournit des mots, des concepts, des théories pour nommer ce qu’elles vivent depuis des années, parfois des décennies. Il y a des personnes qui me contactent pour me dire que de parler honnêtement et sans honte de leur désir de mourir est un moteur dans leur désir de continuer à vivre. Autrement dit, travailler à la libération de la parole des personnes suicidaires donne de l’optimisme et de l’espoir à plusieurs, paradoxalement. Par exemple, il y a un homme suicidaire qui m’a contacté pour créer le premier groupe en Australie, qu’il veut nommer « Undoing Suicidism Australia », pour offrir justement un espace plus sécuritaire aux personnes suicidaires pour qu’elles puissent parler de leurs réalités sans craindre les violences suicidistes. Il y a un groupe international de personnes suicidaires francophones qui a aussi décidé de créer un premier groupe de discussion anti-suicidiste pour permettre aux personnes suicidaires de se soutenir entre pairs, mutuellement, de partager leur détresse en toute sécurité. Le groupe commence en février. En d’autres termes, un témoignage à la fois, je constate que le mouvement anti-suicidiste est en train de prendre forme un peu partout dans le monde.

32:24 Alexandre Baril (suite)
Alors, bien qu’il y a évidemment des gens qui résistent ou qui vont continuer de résister à l’approche différente que je propose, ce qui à mon avis est sain dans une société démocratique, je reçois en revanche beaucoup plus d’appui et de soutien à mon travail que j’aurais pu l’imaginer ou même l’espérer. Mon travail trouve énormément d’écho dans le cœur de nombreuses personnes suicidaires et pour moi c’est ça la dimension la plus importante de mon livre et de mon travail sur le suicidisme, c’est à dire rejoindre les premières personnes concernées par la suicidalité et lutter pour une plus grande justice sociale pour ce groupe-là.

33:00 Isabelle Perreault
Un gros merci Alexandre, vraiment! Je rappelle que l’ouvrage d’Alexandre Baril, « Undoing Suicidism: A Trans, Queer, Crip Approach to Rethinking (Assisted) Suicide » a été publié en 2023. La version en accès libre et gratuit est disponible sur le site web de Temple University Press. [Musique de fond] Merci beaucoup.

33:23 Alexandre Baril
Merci beaucoup Isabelle.

33:25 Marie-Hélène Frenette-Assad
Vous venez d’écouter l’épisode « Lutter contre le suicidisme ou l’oppression des personnes suicidaires » de la série Les balados du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités de l’Université d’Ottawa. Un grand merci à notre invité Alexandre Baril, à l’animatrice Isabelle Perreault ainsi qu’à Marie-Hélène Frenette-Assad pour la réalisation du balado.