Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.
[Musique de fond]
00:00:01 Marie-Hélène Frenette-Assad
Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone. Vous écoutez un balado enregistré dans le cadre du colloque annuel du CIRCEM qui a eu lieu les 3 et 4 avril 2025. Le colloque était intitulé « Le national-populisme et la démocratie : théories, trajectoires, tensions ».
[Fin de la musique de fond]
00:00:33 Stéphanie Gaudet
Alors bonjour, ici Stéphanie Gaudet, directrice du CIRCEM. Aujourd’hui, j’ai l’immense plaisir de recevoir Marlene Laruelle, qui est professeure de recherche à George Washington University et qui dirige le programme d’études sur l’illibéralisme. Alors Marlene, bonjour.
00:00:53 Marlene Laruelle
Bonjour, merci de ton invitation.
00:00:55 Stéphanie Gaudet
Merci de nous accorder du temps et merci de contribuer aux balados du CIRCEM qui explorent cette année des questions sur la démocratie, sur le populisme, et je pense que pour bien comprendre le contexte actuel, le contexte international actuel, il est très important de comprendre la notion du contexte illibéral. Donc, Marlene, j’aimerais que tu définisses à notre auditoire vraiment d’où vient ce concept, comment expliquer son émergence historiquement.
00:01:27 Marlene Laruelle
Oui, bien volontiers. C’est vrai que c’est un concept qui est arrivé sur la scène académique et puis la scène publique cette dernière décennie. En fait, il est arrivé dans le monde académique et dans le monde des « think tanks » dans les années 90, au début. Donc, il y a une première origine qu’est le monde de ce qu’on appelle la transitologie, c’est-à-dire l’étude de la transition de régime autoritaire vers la démocratie, soit pour le monde postsocialiste, soit pour le monde d’Amérique latine. Et donc l’une des premières, la définition la plus connue, c’est la notion de démocratie illibérale qui a été publiée dans un article qui a été publié en 1997 par Fareed Zakaria, où il disait que, voilà, certains pays d’Amérique latine et d’Europe centrale étaient en fait des démocraties illibérales, c’est-à-dire qu’ils avaient un mécanisme électoral démocratique, mais ils n’avaient pas vraiment une conception de la société et du pouvoir qui était libérale. Un autre moment, à peu près à la même époque, la notion émerge aussi dans les études sur l’Asie en regardant, par exemple, le retour ou le développement de la notion de valeurs panasiatiques, l’exemple de Singapour, qui est cette sorte de régime que certains définissent comme libéral, d’autres comme illibéral, technopaternaliste, et cetera. Donc il y a eu aussi l’usage du terme illibéral là, et en fait petit à petit le terme a acquis une plus grande visibilité et, surtout dans les années 2010, il est devenu l’un des principaux adjectifs qu’on utilise pour définir le « backlash » démocratique en Europe centrale, le cas de la Hongrie de Orban, le cas de la Pologne sous le gouvernement du PiS, et c’est vrai que là, on utilisait ou on utilise encore la notion de démocratie illibérale. Et ce qui est pour moi vraiment intéressant, c’est qu’à la fin des années 2010, il y a un tournant, c’est-à-dire qu’on n’utilise plus l’adjectif, illibéral, on commence à utiliser le nom, illibéralisme. Et une fois qu’on rajoute « -isme », à la fin, on change un peu la nature de la discussion, c’est-à-dire que ce n’est plus qu’un adjectif qui commente une sorte de démocratie qui ne fonctionnerait pas très bien. On ne parle plus vraiment de régime, on commence à parler d’idéologie, c’est-à-dire qu’on commence à explorer quelque chose qu’on voit comme une idéologie, une construction idéologique et qu’on commence à réaliser que voilà, ça s’est produit dans certaines régions du monde qui étaient peut-être particulièrement sensibles pour des raisons historiques à une sorte de réaction contre la démocratie libérale, mais on le voit arriver dans nos démocraties libérales bien établies, anciennes, d’Europe occidentale et évidemment ensuite des États-Unis. Et donc depuis ces dernières années, le terme d’illibéralisme avec son « -isme » à la fin a vraiment pris de l’ampleur comme manière de tenter de capturer le fait que, quels que soient les contextes politiques et économiques, il y a une sorte de réaction, de perte de confiance dans ce qu’on pensait être le système normatif le plus évident, le plus solide, celui qui réussissait le mieux, qui était la démocratie libérale. Donc voilà, il y a cette généalogie qui est vraiment intéressante. Et puis après, il y a eu des travaux qui se sont faits collectifs essentiellement sur quel type de définition on veut donner au terme. Parce qu’évidemment, le fait que le terme se réfère au libéralisme, il y a toujours une ambiguïté. Il n’y a pas d’illibéralisme s’il n’y a pas une définition du libéralisme quelque part.
00:04:57 Stéphanie Gaudet
Exactement.
00:04:58 Marlene Laruelle
Voilà, donc il y a eu tout un débat sur est-ce que vraiment c’est pertinent d’avoir une définition par la négative de quelque chose, est-ce que c’est juste un « backlash », dans ce cas-là, pourquoi on ne dit pas juste réaction, dé-démocratisation, montée de l’extrême droite, normalisation de l’extrême droite, voilà, comment on cherche à justifier la création du nouveau concept. Et donc c’est là que moi j’ai commencé à vraiment faire des recherches sur le concept lui-même et pourquoi je le trouvais légitime et je pense que maintenant il y a une sorte d’accord général plus ou moins, en tout cas d’une grande partie du monde académique, sur une définition minimale de l’illibéralisme qui se définit en plusieurs points. Je te les résume rapidement et après je te redonne la parole pour que l’on continue la discussion. L’illibéralisme, c’est une sorte de grande famille idéologique ou un univers idéologique qui dit que, un, le libéralisme a échoué. Alors soit le libéralisme en tant que philosophie politique, soit le libéralisme tel qu’on le vit au quotidien dans nos sociétés occidentales, a échoué pour différentes raisons et on propose une alternance, une alternative politique et cette alternative politique elle a quatre critères. On veut plus de pouvoirs exécutifs et plus d’institutions qui défendent la majorité contre les droits des minorités. Deuxième élément, on croit à la souveraineté de l’État-nation contre les institutions supranationales. Troisième élément, on veut une certaine homogénéité culturelle de la nation contre le multiculturalisme. Et quatrième élément, on veut une certaine forme de conservatisme ou de respect des traditions contre ce qu’on perçoit comme tout un progressisme excessif. Et donc à chaque fois, il y a ces quatre éléments qui, à mon avis, fonctionnent dans quasiment tous les cas. Mais suivant les contextes politiques, les leaders, les partis, les agencements idéologiques, ça peut être plus ou moins modéré, plus ou moins radical. Ça peut mettre l’accent sur le côté conservatisme des valeurs ou sur le côté homogénéité de la nation ou sur le côté pouvoir exécutif. Voilà, donc il y a des ajustements, mais il y a quand même une sorte de famille idéologique qui a l’air de partager à la fois la même critique du libéralisme et le même type de solutions qu’il propose.
00:07:20 Stéphanie Gaudet
Nous venons d’avoir un colloque et quelques balados aussi sur le national-populisme. Alors, quel lien fais-tu entre le national-populisme et l’illibéralisme? On peut comprendre que le national-populisme est une mouvance, peut être un mouvement social même, d’une certaine manière. Mais comment articules-tu ces deux notions?
00:07:47 Marlene Laruelle
Oui, alors comme tous les concepts, ils ont à la fois des articulations, des concurrences avec d’autres concepts. Là, évidemment, il y a beaucoup de similarités avec la notion de national-populisme. La différence, je dirais, c’est que le national-populisme, ou en tout cas l’étude du populisme et du national-populisme, pour moi, se focalise plus sur la question du populisme comme rhétorique, comme élément du débat public, comme manière de parler, manière de mettre en scène les conflits sociaux, il y a le bon peuple et les élites qui ne veulent pas être au service du peuple. Donc c’est une mise en scène rhétorique de détention sociale. Dans l’illibéralisme, on est plus proche d’une construction idéologique plus solide, qui relève plus de la philosophie politique que de la rhétorique politique. Et puis après, il y a beaucoup de similarités. Là où il y a des différences, par exemple, c’est qu’on peut avoir une pensée illibérale qui n’est pas populiste, c’est-à-dire qui ne va pas jouer la carte de la provocation, de la polarisation du discours public, qui ne va pas nécessairement opposer le peuple aux élites. On n’a pas nécessairement de culte du chef dans l’illibéralisme, alors que c’est vrai que dans la tradition populiste, souvent il y a un leader qui représente la nation par-delà les institutions. Voilà, donc il y a des moments où les deux domaines sont en dialogue sur plein plein d’aspects, et puis il y a des moments où ils ne se recoupent pas exactement. Et on a la même chose avec, entre illibéralisme et conservatisme, entre illibéralisme et autoritarianisme. Donc il y a différents domaines qui s’articulent, mais qui ne se recoupent pas exactement. Et ce que l’illibéralisme apporte, c’est vraiment de se focaliser sur la question d’une philosophie politique qui dirait que le problème de nos systèmes contemporains, c’est le libéralisme. Parce que la littérature sur le populisme, elle met en scène le populisme face à la démocratie. Tous les débats, c’est : est-ce que le populisme aide la démocratie ou est-ce qu’au contraire ça la remet en cause? Dans l’illibéralisme, la question ce n’est pas la démocratie, c’est le libéralisme. Voilà, donc ça change un peu la manière dont on questionne nos objets de recherche.
00:09:54 Stéphanie Gaudet
Et si tu avais à nous donner un exemple, par exemple, d’un régime actuellement qui est intéressant d’étudier pour comprendre la philosophie de l’illibéralisme, quel serait cet exemple?
00:10:07 Marlene Laruelle
Ah bien alors il y en a plein!
00:10:08 Stéphanie Gaudet
Oui, j’imagine! [Rire]
00:10:11 Marlene Laruelle
Il y a les régimes historiques, si je puis dire, les régimes précurseurs de l’illibéralisme. La Hongrie de Viktor Orban, la Pologne du PiS, la Turquie d’Erdogan. On peut sortir de la zone européenne au sens large et regarder l’Inde de Modi par exemple, qui est aussi un grand exemple, le Brésil de Bolsonaro, mais évidemment moi ce qui m’intéresse particulièrement, même si je suis une spécialiste de la Russie originellement, c’est ce qui se passe en Europe occidentale et aux États-Unis, parce que c’est là où on s’y attendait le moins, d’une certaine manière.
00:10:45 Stéphanie Gaudet
Effectivement, ouais.
00:10:46 Marlene Laruelle
Donc on pensait que, voilà, c’était justement les « jeunes », entre guillemets, démocraties d’Europe centrale ou d’Amérique latine qui étaient fragiles, et maintenant on voit que c’est là, au cœur du monde libéral, et évidemment la réélection de Donald Trump en Amérique et la quintessence du pays libéral tel qu’on l’imagine, c’est à mon avis l’exemple le plus intéressant. Mais en même temps, c’est un exemple très particulier, les États-Unis à l’heure actuelle, parce que la radicalité du projet trumpiste est vraiment différente de ce qu’on a en Europe. Si on regarde les projets politiques illibéraux en Europe, donc on pense par exemple à Giorgia Meloni en Italie, Marine Le Pen en France, même l’AfD, en Allemagne, on n’est pas du tout dans le degré de radicalité et de transformation des institutions tel qu’on est en train de vivre aux États-Unis. Donc c’est intéressant parce que ça nous montre justement que ce projet illibéral, il existe dans des versions modérées et dans des versions radicales. Les versions modérées, on les trouve en Europe, probablement parce que quand on fait partie de l’Union européenne, il y a une sorte de mécanisme d’automodération qui se met en place à cause des institutions européennes, on fait partie d’un groupe. Voilà, aux États-Unis, là, on est à l’heure actuelle dans une interprétation d’illibéralisme qui est beaucoup plus radicale, beaucoup plus révolutionnaire dans ces transformations. Donc, pour moi, le cas américain est fascinant, mais il est plus radical que ce qu’ont été la majorité des expériences illibérales qu’on a eues à l’heure actuelle en Europe.
00:12:14 Stéphanie Gaudet
Et c’est une remise en question du libéralisme politique et non du libéralisme économique.
00:12:23 Marlene Laruelle
Absolument. Alors, comme tu as pu le remarquer, dans ma définition de l’illibéralisme, il n’y a rien sur l’économie.
00:12:28 Stéphanie Gaudet
Oui.
00:12:29 Marlene Laruelle
Il y a du politique, de la culture, de la société. Il n’y a pas d’économique parce qu’en effet, les régimes libéraux, du point de vue économique, il n’y a pas d’unité. Moi je dis, ils sont agnostiques sur le plan économique, c’est-à-dire qu’ils peuvent être tout. Tu peux avoir de la dérégulation complète, du libertarianisme extrême, comme tu l’as avec Javier Milei en Argentine, comme tu l’as partiellement ici avec Donald Trump et le DOGE, Elon Musk, et cetera. On peut avoir un libéralisme économique plus classique, Giorgia Meloni en Italie, on peut avoir un système qui est libéral économiquement, mais qui redistribue les aides publiques pour les groupes clés de la nation, c’est ce qu’ont fait les Hongrois sous Orban, les Polonais, ou on peut avoir des figurines illibérales qui sont économiquement plus à gauche, par exemple Marine Le Pen en France. Donc il y a tout un éventail qui va du libéralisme économique, enfin de l’extrême néolibéralisme libertarianisme économique, à des politiques libérales classiques, à quelque chose qui est plus proche de certaines politiques qu’on pourrait dire presque de gauche sur le plan économique.
00:13:43 Stéphanie Gaudet
Le cas des États-Unis, c’est effectivement intéressant parce que c’est quand même un pays qui a été quand même très important pour l’histoire du libéralisme politique. Et là, on est en train de remettre ça en question. Mais quand tu parlais de l’illibéralisme, c’est la remise en question du libéralisme sans nécessairement remettre en question la démocratie. Mais aux États-Unis, est-ce qu’on peut dire qu’il y a quand même une remise en question de la démocratie également?
00:14:10 Marlene Laruelle
Oui, absolument. Alors, deux points sur ce que tu viens de dire. Déjà, c’est vrai qu’on a l’image des États-Unis comme lieu de naissance, d’une certaine manière, avec l’Angleterre, du libéralisme. Mais il y a aussi des grandes traditions illibérales aux États-Unis qu’on a oubliées dans notre sorte de mythologie des États-Unis. C’est un pays qui a eu des leaders populistes, qui a eu des leaders illibéraux, qui a eu le maccartisme, qui a eu des grandes traditions impériales. Donc voilà, il y a tous ces éléments que souvent on oublie et il y a un livre qui vient de sortir qui s’appelle Illiberal America de l’historien Steven Hahn qui justement refait un peu l’histoire de toute cette Amérique illibérale qu’on tend à oublier. Après, en effet, dans l’illibéralisme, la première notion que je mentionnais, qui est la remise en cause du libéralisme politique, c’est-à-dire de dire : bien, on en a marre d’avoir des intros d’institutions intermédiaires qui défendent les minorités, qui vérifient que les différents organes du pouvoir, exécutif, législatif, judiciaire, sont bien équilibrés et qui dit, au contraire, il faut, pour fonctionner bien, il faut un régime avec plus de pouvoir pour l’exécutif, des droits pour la majorité, pas pour les minorités. Quand c’est poussé d’une manière radicale, en effet, ça peut dé-démocratiser une société, et, en tout cas, un régime politique, et vraiment chambouler l’équilibre institutionnel, et c’est ce qui est en train de se passer aux États-Unis. Alors on n’en est qu’aux 100 premiers jours de la nouvelle administration. Il va falloir voir la manière dont le pouvoir judiciaire en particulier peut résister le pouvoir législatif, le Congrès, est pour l’instant bloqué. Donc le pouvoir exécutif est en effet en train de prendre une place incroyable. La question, ça va être vraiment le combat entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire qui va déterminer le futur des institutions américaines. Mais c’est clair qu’à certains moments, ça conduit à une remise en cause des institutions démocratiques. De même qu’on peut dire que, d’une certaine manière, la Russie de Poutine – qui était un précurseur de l’illibéralisme au début des années 2000, le premier à vraiment le formuler de cette manière-là – a atteint un seuil où on n’est plus vraiment dans l’illibéralisme et on est passé dans un régime autoritaire où il n’y a plus vraiment d’éléments démocratiques qui sont encore là. Moi, je dis toujours, la notion de démocratie illibérale, elle fonctionne si c’est un régime où on peut perdre les élections. Par exemple, le PiS en Pologne, ils ont perdu les élections en 2023. Ils ont accepté de perdre le pouvoir sans violence et ils se sont retrouvés dans l’opposition. Voilà, on voit bien qu’il y a d’autres pays qui sont en tension. La Serbie est un régime illibéral, mais il y a des grandes manifestations qui se passent encore. La Turquie est illibérale, il y a encore une société civile qui résiste. Pareil en Hongrie. Mais il y a des cas, comme en Russie, où on est passé dans un autre système, voilà. Et donc les États-Unis, il y aura sûrement une résistance, une résilience qui va se mettre en place. Mais c’est vrai que pour l’instant, on ne la voit pas. Donc la radicalité du projet illibéral américain, elle est vraiment de remettre en cause certains des principes démocratiques de base des États-Unis.
00:17:08 Stéphanie Gaudet
Tu l’as mentionné quand tu as dit que dans l’histoire des États-Unis, il y a eu des leaders illibéraux et des populistes qui ont défendu ce genre d’idée et de philosophie. As-tu l’impression que dans le milieu intellectuel, je dirais, eurocentré nous avons un peu ignoré cette réalité-là au cours des dernières années, ce qui fais que plusieurs analystes, journalistes se réveillent aujourd’hui et disent « mon Dieu, qu’est-ce qui se passe? » alors que c’était présent dans les sociétés au cours des 10, 15, 20 dernières années.
00:17:46 Marlene Laruelle
Absolument, je trouve qu’il y a eu une sorte de déni de réalité d’une certaine manière parce qu’on a été tellement marqué par une sorte de, oui, d’image mythique de l’Amérique quand il y a eu un déni de réalité pendant très longtemps et je pense qu’il y a eu un gros problème d’analyse de ce qu’était la première présidence de Trump où on s’est dit : voilà c’est une erreur historique, c’est un mauvais moment à passer, et une fois que Biden a été élu tout le monde a eu l’impression que voilà on avait refermé la parenthèse et puis on n’en reparlerait plus, c’était fini, l’insurrection du Capitole avait délégitimé le trumpisme dans son ensemble et je pense que tous les gens qui suivaient ce qui se passait aux États-Unis, qui connaissent la société américaine, pas les élites libérales, mais la société américaine profonde, envoyaient plein de signaux en disant : non, non, non, non, c’est vraiment un mouvement de fond qui est en train de se passer, il faut vraiment le prendre, il faut arriver à voir au-delà des excès de Trump et des caricatures qu’on en fait dans les médias, voir la force du projet politique qu’il y a derrière. Mais, on a eu le même déni de réalité ici aux États-Unis parmi les élites libérales qui ne voulaient pas voir la vague qui était en train d’arriver et la légitimité populaire de la vague et qui aussi s’étaient laissé prendre juste par le côté caricatural, excessif, provocateur de Trump et ne voyaient pas ce qui se passait derrière. Et puis en Europe, encore plus d’une certaine manière, on n’a pas voulu voir ça aussi parce qu’on avait peur de tous les enjeux géopolitiques qu’il y aurait à l’idée que les États-Unis pourraient un jour se détourner de l’Europe, que l’Europe se retrouverait seule à gérer sa propre sécurité. Donc voilà, pendant des années, on n’a pas voulu voir, je pense, des choses qui, si on regarde des sociologues, des gens qui font ces cultural studies de l’anthropologie, qui sont vraiment au plus près de ce qui se passe dans un certain nombre de communautés hors des grandes villes, on voyait déjà des signaux très clairs sur le fait que quelque chose était en train de changer très, très profondément.
[Transition musicale]
00:19:46 Stéphanie Gaudet
Qu’est-ce qu’il faudra surveiller en tant que chercheur, en tant qu’analyste dans les prochaines années pour bien comprendre le développement de ce mouvement-là et de cette philosophie politique là qui se met en action?
00:20:09 Marlene Laruelle
Pour moi, ce qui est important, et c’est ça aussi où je trouve que le concept d’illibéralisme apporte quelque chose que n’apporte pas le concept de populisme, c’est-à-dire qu’il invite à prendre au sérieux l’idée qu’il y a des alternatives politiques au projet libéral. Parce qu’on a vécu pendant tellement de décennies – ou disons, au moins trois décennies, depuis que le communisme n’est plus vraiment une idéologie en concurrence avec le libéralisme – avec l’idée que c’était évident que tout le monde était plus ou moins libéral, sauf à être radicalement islamiste, fasciste ou les derniers communistes révolutionnaires. Mais il y avait cette sorte de sentiment que c’était évident, qui, à mon avis, a pénalisé la recherche parce qu’on s’est laissé mettre des œillères. Et maintenant, on est arrivé, j’espère, à un moment où on réalise que non, les imaginaires politiques qui se sont rouverts, le projet libéral il n’est plus évident pour tout le monde. Et donc, il faut accepter de prendre au sérieux les autres projets politiques qui se mettent en place. Alors, évidemment, on peut les juger en tant que citoyen, mais en tant que chercheur, il faut les prendre au sérieux. Et parmi les disciplines qui, moi, à mon avis, capturent le mieux, c’est pas la science politique, parce que la science politique, d’une certaine manière, elle est très institutionnelle, donc elle n’a pas les outils pour capturer ça. Ça relève plus des opinions publiques. Donc c’est des gens qui font de la sociologie, des gens qui font des cultural studies, les gens qui suivent ce qui se passe sur les réseaux sociaux, les choses qui sont à la mode parmi les sous-cultures jeunes, les groupes marginalisés. C’est là où on capture le fait qu’en effet, pour une partie de nos concitoyens, la démocratie libérale ce n’est pas sûr que ce soit le meilleur système. En tout cas, il faudra qu’elle fasse ses preuves pour qu’ils croient en elle encore. Et ça, pour moi, c’est vraiment l’élément clé qu’apporte l'illibéralisme, c’est de dire qu’il faut le prendre au sérieux.
00:21:59 Stéphanie Gaudet
On a vu dans les dernières analyses sur les intentions de vote à la fois en Europe, en Amérique du Nord, au Canada, aux États-Unis, qu’il y a un, en anglais ils disent un « gender divide », une division genrée finalement des intentions de vote vers, les hommes tendant plutôt vers un certain conservatisme et on peut deviner peut-être une remise en question justement du libéralisme, alors que les femmes sont portées plutôt vers, je dirais, en tout cas avec les intentions de vote, vers un modèle politique plus libéral. Est-ce que tu vois ça aussi au sein de la population aux États-Unis ou à travers les différentes sociétés que tu étudies?
00:22:43 Marlene Laruelle
Oui absolument, il y a un élément de genre qui est à mon avis très important à prendre en compte et là aussi il y a une contribution des gender studies de manière globale, dans les études de la masculinité par exemple et du rôle que joue le masculinisme dans la montée des pouvoirs illibéraux et ça on le voit partout, Russie, Inde, Turquie et nos pays occidentaux, ça me paraît très net. Et je pense qu’en effet il y a un malaise identitaire, social et culturel d’une partie des hommes, en particulier aussi des jeunes hommes, où ça devient très difficile d’identifier qu’est-ce que ça veut dire être un homme. Je pense que c’est beaucoup plus facile pour une femme de savoir ce que ça veut dire être une femme, même si ça suppose des tensions entre, voilà, la gestion d’une carrière professionnelle, la gestion de la vie privée, mais d’une certaine manière c’est des questions logistiques. Par contre, l’identité de c’est quoi être un homme aujourd’hui dans une société où on vous dit que, voilà, la masculinité traditionnelle c’est toxique, il faut se réinventer et en même temps serait inventé pour être quoi. Et on sait que professionnellement, les hommes sont souvent dans des situations, surtout les hommes non diplômés, sont sur des situations de marché du travail qui sont extrêmement complexes. Et donc, on a probablement raté un moment où il fallait, si on accompagne la libéralisation des droits des femmes, il faut accompagner les hommes dans cette libéralisation pour ne pas qu’ils se sentent victimes de la libéralisation. Donc, il y a eu probablement tout un moment culturel qu’a été raté, et c’est vrai qu’on voit maintenant chez les jeunes hommes, en particulier sans diplôme, vraiment c’est eux qui forment l’un des centres de vote, de soutien aux projets illibéraux, en particulier dans leurs composantes antiféminisme ou anti-LGBT, enfin voilà, ça peut prendre différentes formes, mais il y a une sorte d’association, en effet, entre libéralisme et féminisme, et donc illibéralisme et masculinisme qui est inquiétant, évidemment, mais qui doit être étudiée plus en profondeur.
00:24:45 Stéphanie Gaudet
Moi, j’ai fait un peu le tour des questions que je voulais te poser. Est-ce qu’il y a des éléments que tu voudrais porter à notre attention pour mieux comprendre ce nouveau, pas ce nouveau phénomène, mais en fait ce phénomène social que l’on… que l’on analyse avec nouveauté, mais qui était là depuis longtemps?
00:25:08 Marlene Laruelle
Oui, je pense qu’il faut, c’est-à-dire, c’est intéressant d’avoir une approche comparative dans l’espace, et puis aussi comparative dans le temps, en pensant qu’en effet, il y a des périodes, des périodes d’interrègne, quand beaucoup de choses changent, quand il y a des mouvements un peu tectoniques comme ça, d’évolution de nos sociétés, où il y a des périodes de crise, et on est dans une période de crise, et l’illibéralisme, d’une certaine manière, c’est ça, c’est le langage de crise du libéralisme, la remise en question de la légitimité du libéralisme, et pour moi, ce qui est important, c’est d’arriver à le prendre de manière sereine. Évidemment, comme citoyen, on ne le prend pas nécessairement de manière sereine, mais comme objet de recherche, en tant que chercheur ou que personne qui a de la curiosité intellectuelle, de voir ça aussi comme une opportunité pour rediscuter plein de choses sur nos sociétés, c’est-à-dire de ne pas voir uniquement les dangers et de s’inquiéter, mais aussi de comprendre que, voilà, il y a des signaux d’alarme qui sont tirés par un certain nombre de nos concitoyens qui doivent être pris en compte. Il y a des dysfonctionnements dans nos sociétés dites libérales qui doivent être pris en compte, et donc c’est aussi une opportunité d’une certaine manière à réinventer la politique, réinventer le débat idéologique, et pour moi la révolution qu’on voit du côté américain, parce qu’on est vraiment dans un processus révolutionnaire ici, il faut le prendre dans son aspect révolutionnaire, c’est-à-dire que ce n’est pas la peine de résister au sens de regarder ce qu’on avait dans le passé et d’espérer qu’on peut vite fermer la parenthèse et revenir en arrière. Au contraire, il faut accepter d’être porté pour que ça aide à réinventer des projets politiques à gauche, des projets politiques centristes. Mais clairement, il y a une sorte d’imaginaire géopolitique qui s’est rouvert et il ne se refermera pas. Donc autant s’y engouffrer et puis tenter d’arriver à développer aussi des projets alternatifs. Parce qu’à un moment, le projet illibéral, il aura aussi ses propres échecs. Il n’arrivera pas à délivrer les attentes dont il a été le porteur. Et à ce moment-là, il y aura une voie à nouveau rouverte pour des projets d’alternatives politiques à l’illibéralisme. Et là il faudra, pour gagner, il faut que le libéralisme se réinvente. Et là, je pense que maintenant, l’opportunité est là parce qu’on n’a plus de choix. D’une certaine manière, on est au pied du mur.
00:27:15 Stéphanie Gaudet
Marlene Laruelle, c’était un plaisir, un immense plaisir de discuter avec toi, ton éclairage, ton intelligence, les nuances aussi que tu apportes sur la compréhension de ce phénomène social que l’on a souvent tendance dans le milieu intellectuel à juger plutôt qu’à analyser, je dirais. Mais je pense que l’appel que tu nous fais, c’est un appel très positif, dans le sens où c’est un appel à l’analyse, je dirais, au niveau microsocial, de retourner sur le terrain pour mieux comprendre les interactions sociales, les individus, mais aussi, au niveau macro, d’ouvrir les horizons des imaginaires politiques, puisque quand il y a une crise, c’est aussi une opportunité pour réinventer la politique.
[Musique de fond]
00:28:13 Marlene Laruelle
Exactement. C’est pour garder une forme d’optimisme dans les périodes de crise qu’on traverse. [Rire]
00:28:18 Stéphanie Gaudet
Exactement. [Rire] Il faut en avoir, hein?
00:28:21 Marlene Laruelle
[Rire] Absolument.
00:28:23 Stéphanie Gaudet
Merci beaucoup!
00:28:24 Marlene Laruelle
Merci à toi!