Dans cette autofiction sonore, l’autrice Karina Pawlikowski et le réalisateur Julien Morissette nous invitent à pénétrer, par la petite porte de l’intimité, dans la transformation de leurs maisons.
JULIEN
La première vraie discussion que je réussis à avoir dans mon salon n'a rien de particulièrement spécial.
C’est un appel avec Robert Lalonde.
Après un mois de réclusion à la campagne.
Mais ça s’est passé sur Zoom… je sais pas si ça compte?
Un entretien dans un salon du livre virtuel.
Personne écoute, personne regarde.
On est 10, au mieux 15.
Je soupçonne même les organisatrices de brancher tous leurs appareils pour booster les chiffres d’écoute.
Robert, c’est quand même un sacré gentleman.
Je vous épargne les détails de l’exposé autour de La reconstruction du paradis,
Une chronique de sa maison qui brûle, en plein décembre.
Après avoir fermé le Zoom, je sais pas trop quel élan me pousse à me lancer dans une correspondance,
Mais j’achète une dactylo.
Sur Marketplace.
Pour fitter dans le décor de la maison de campagne.
C’est possiblement la chose la plus hipster que j’ai jamais faite.
J’écris à Robert.
PATRICE
Robert,
Pendant que je t’écris, le soleil se couche dans la rivière des Outaouais, derrière une grange.
Le ciel est en feu.
Je longe le terrain boisé de ma nouvelle maison, celle dont je t’ai parlé vendredi.
Heille, j’ai finalement vérifié : elle a été bâtie en 1865.
Elle a donc 157 ans.
En cherchant l’année de construction de la maison,
J’ai appris qu’elle était jadis vert olive,
Qu’un menuisier l’a habitée,
Qu’elle a été agrandie dans la dernière décennie du 19e siècle.
Elle a un nom qui précède le passage de chaque nouvel habitant.
La maison Brady,
Celle en haut la côte à Willy…
La route porte le nom de « Chemin de la Montagne ».
j’ai grandi à 20 kilomètres d’ici, à l'extrémité Est du chemin.
D’un bord, la banlieue très DIX30 et de ce côté-ci, la nature sauvage du Pontiac.
J’ai toujours dit que je quitterais la ville que j’aime, un jour, une fois vieux ou seul.
C’était pas prévu que ça se passe aussi vite mais… ouin, c’est ça.
Ça fait un mois, jour pour jour, que j’ai atterri ici.
Et le premier colis que j’ai reçu à ma nouvelle adresse a dormi quelque temps dans une boîte postale.
J’étais peut-être trop habitué à me faire livrer mon courrier au pied de la porte.
Après quelques jours à tourner en rond dans le quartier, y’a un voisin qui m’a finalement appris que la boîte se trouvait sur le terrain du dépanneur abandonné, en face du casse-croûte qui a brûlé.
Bienvenue dans le Pontiac.
Dans l’enveloppe, un exemplaire de La reconstruction du paradis.
JULIEN
Ce nulle part de la fin de mes nuits, c’est le no man’s land de l’exilé qui n’en croit ses yeux. Toujours il y aura l’ailleurs quitté, palpitant sous ses paupières. Et si ma réelle identité était ce vagabondage erratique entre l’incendie et la reconstruction du paradis? Je sors. Il va pleuvoir. Tout est bien. Étrange, neuf et bien.
PATRICE
Je voulais juste que tu saches que tes mots résonnent ici,
Dans les collines, les escarpements,
Dans la maison qui m’est de moins en moins étrangère.
Ici, les lieux et les maisons ont des noms.
Même si y’ont rien de monumental.
Ils traversent le temps avec la même étiquette.
L’histoire de cette maison est inscrite quelque part,
Sa mémoire est pas vierge,
J’veux pas/faut pas brûler toute son histoire pour recommencer.
Pendant que je t’écrivais, le soleil a disparu derrière la grange.
Faut que j’y aille.
À bientôt, Robert.