Les balados du CIRCEM


Dans cet épisode, Stéphanie Gaudet s’entretient avec Dahlia Namian, professeure à l’École de service social de l’Université d’Ottawa et co-directrice de l'axe de recherche Enjeux biopolitiques et groupes minorisés au CIRCEM. Elles discutent du livre « La société de provocation. Essai sur l’obscénité des riches » paru chez Lux éditeur en 2023. Dahlia Namian explique ses intentions et raconte ce qui l’a motivée à s’intéresser aux populations des ultrariches après de nombreuses années de recherche sur la pauvreté. Elle parle plus en détail de son chapitre Lean Machine qui porte sur la violence du système capitaliste et de ses liens avec le concept de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt. L’auteure conclut avec une réflexion sur son choix de la forme de l’essai.

Le CIRCEM tient à remercier le CRSH pour sa contribution financière aux balados.

What is Les balados du CIRCEM?

Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

TRANSCRIPTION:

LA SOCIÉTÉ DE PROVOCATION

[Musique de fond]

00:00:06 Stéphanie Gaudet (S.G.)
Vous écoutez un balado du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités, le CIRCEM, ici Stéphanie Gaudet, directrice du CIRCEM, qui accueille, aujourd'hui, avec beaucoup de plaisir sa collègue Dahlia Namian, qui est professeure à l'École de travail social de l'Université d'Ottawa et autrice du livre “La société de provocation”. Donc, Dahlia est également codirectrice d'un axe de recherche au CIRCEM sur le biopolitique. Dahlia, bienvenue à un balado du CIRCEM.

00:00:40 Dahlia Namian (D.N.)
Bonjour, merci.

00:00:42 S.G.
Ça me fait vraiment plaisir de t'accueillir pour discuter de ton livre “La société de provocation” qui est paru aux éditions Lux cette année. Alors, dans ce livre-là, tu explores vraiment différents thèmes, des petites métaphores, je dirais, plusieurs métaphores qui nous enseignent beaucoup sur nos sociétés contemporaines qui sont très paradoxales, et qui, très paradoxalement, vénèrent et cultivent le culte des riches et de leur obscénité, même si ces riches-là sont en grande partie responsables de la souffrance matérielle et psychologique d'une grande partie de la population. Alors, je vais te citer à la page 17, tu nous dis: “malgré ces inégalités indécentes et le lot de provocation qui en découle, nous continuons à admirer les riches et à les hisser sur un piédestal, nous agrippant comme des âmes en peine aux illusions de confort et de bonheur qu'ils personnifient.” Alors, je pourrai, au cours du balado, évoquer quelques métaphores présentées dans ton livre, mais j'aimerais d'abord t'entendre nous expliquer les intentions derrière ce livre-là. Parce que souvent, quand on fait de la recherche, on a un projet qui se transforme en cours de production. On pense écrire un article, on écrit un livre. On écrit sur un sujet, on change de sujet en cours de route. Alors, explique-nous un petit peu comment t'est venue l'idée de ce thème-là ? La société de provocation.

00:02:20 D.N.
Oui, alors, je dirais que, peut-être avant de parler de mes intentions comme telles, j'aurais envie de justement revenir sur mes motivations. La distinction est subtile, mais je pense que c'est d'abord peut-être les motivations qui expliquent pourquoi on décide de prendre la plume ou d'écrire sur un sujet spécifique, peut-être plus que des intentions qui viennent plus tard. Mais je pense que je reviendrai plus tard sur mes intentions, qui sont liées à la forme de l'essai que j'ai choisie d'emprunter pour ce livre-là. Donc, mes motivations, tu l'as dit, je suis sociologue, j'enseigne en travail social, j'enseigne à de futurs travailleuses sociales. Alors, moi je fais de la recherche, j'enseigne sur les inégalités sociales de santé, sur les problèmes sociaux, ce qu'on appelle l'analyse des problèmes sociaux et je me suis penchée plus spécifiquement sur les questions de la pauvreté extrême, notamment l'itinérance. Je dirais que la plupart de mes recherches en fait reposent, et ce n'est pas le cas dans cet essai-ci, sur des données ethnographiques issues d'un travail de terrain, souvent de de longue haleine. Je dirais que jusqu'ici, donc ma focale, mon attention en tout cas, était surtout dirigée justement vers les conditions de vie des plus précaires, les réalités des personnes les plus pauvres, exclues, marginalisées, sans nécessairement regarder spécifiquement du côté ou dans la cour des plus riches, donc des plus privilégiés, de ce qu'on appelle aussi “les dominants” en sociologie. Comme étudiante, moi j'avais eu beaucoup de plaisir quand même à lire des auteurs comme Pierre Bourdieu qui nous ouvre les yeux un petit peu sur toutes les formes de distinction de classe, les distinctions culturelles qu'on peut observer dans nos manières de manger, de s'habiller, de voyager, de faire du sport. Et donc ça, c'est quelque chose que j'explore dans l'essai. J'ai aussi beaucoup lu les sociologues Pinçon et Pinçon-Charlot, donc un couple de sociologues qui ont réussi à mener des enquêtes de terrain dans la haute bourgeoisie française. Mais je dirais que malgré cet intérêt-là intellectuel, je n’ai jamais écrit sur les riches, sur leur monde. Pourquoi ? C'est une question que je me pose, sans doute parce que je crois, comme plusieurs sociologues ou comme plusieurs travailleuses sociales, peut-être qu'il m'apparaissait plus important ou plus urgent, peut-être plus important d'un point de vue moral, je dirais, de me ranger du côté des plus pauvres, entre guillemets, des dominés, des malmenés. Mais je dirais que j'ai commencé cet essai-là –et on pourra revenir sur la forme de l'essai– au début de la pandémie. En tout cas, je me suis penchée plus sérieusement sur la question au début de la pandémie, à un moment, je dirais, où les écarts de richesse, mais aussi les différences en termes de privilèges, devenaient peut-être plus évidentes. En tout cas, il me semblait qu'elles nous sautaient aux yeux. Elles devenaient même grossières, obscènes comme je mentionne, et je dirais aussi insoutenables, selon moi. Donc tous les jours, on pouvait observer dans le contexte du confinement, puis mesurer aussi par différents exemples de l'actualité, les écarts de richesse, de pouvoir, de privilège donc, et en même temps, mais pour les franges les moins nanties de la société, donc pour tous ceux à qui on demande de faire plus d'efforts, de serrer la ceinture, de travailler plus, de travailler plus longtemps en leur disant, en leur répétant que ça va bien aller, ce qu'on constate en fait, c'est que les choses changent très peu, ne s'améliorent pas, même qu’elles s’empirent, et c'est particulièrement le cas depuis 2020. Depuis le début de cette pandémie, et aussi avec l'inflation, donc l'augmentation du coût de la vie due au prix des denrées alimentaires, de l'énergie. Et ça, je dirais, malgré toutes les recherches qu'on a pu produire, pas uniquement moi, évidemment, mais tous les gens qui travaillent sur ces questions-là, malgré tous les rapports qui ont pu dénoncer les inégalités. Voilà ce qu'on constate, c'est que les choses changent peu et ne s'améliorent pas. Et en revanche, ce qu'on voyait, ce qu'on voit encore, et c'est un petit peu ça le point de départ de mon livre, c'était que pour les plus riches, pour cette frange de la population qui se situe finalement tout en haut de l'échelle sociale, et cette frange qui nous montre en spectacle tous les jours, finalement, l'opulence, l'exubérance de leur richesse. Pour eux, ça va très bien, ils s'en sortent à merveille et ils s'en sortent encore mieux justement depuis le début de la crise sanitaire, en engrangeant des profits tout à fait démesurés sur le dos de la crise. Alors pour moi, c'était tout à fait choquant. C'est dans ce contexte-là que je me suis dit qu'il est peut-être temps de diriger justement la focale, mes projecteurs si on veut, sur cette frange-là d’un pour cent de la société. Donc une frange pour qui le système, le nôtre, permet de cumuler puis de s'accaparer pour leur propre bénéfice, et même pour leurs propres loisirs, si on veut, une part toujours plus grande des richesses et sans rencontrer –et c'est aussi un petit peu une énigme– de résistance suffisamment forte pour les arrêter, pour contrer finalement leurs gestes qui ont des conséquences énormes, extrêmement graves et on le voit entre autres par rapport aux conséquences sur les changements climatiques. Donc non seulement ils sont responsables en grande partie de ces changements climatiques, mais ils continuent à l'accélérer en toute impunité. Donc je dirais que c'est ma motivation première à prendre la plume. Voilà, à écrire pour offrir peut-être un regard critique, provoquer l'indignation envers ce système qui engendre autant d'inégalités, un système que j'ai appelé “La société de provocation.” C'est une expression que j'ai empruntée au romancier Romain Gary. Et j'ai voulu le faire, mais on pourra en reparler justement, dans la forme de l'essai peut-être, qui est une forme qui permet l'expression un petit peu plus libre de cette indignation que je ressentais, que j'avais envie de provoquer encore plus chez les gens.

00:09:23 S.G.
Je trouve ça quand même intéressant cette idée de société de provocation, parce qu'on avait quand même eu, avant la pandémie, le mouvement Occupy, quand même, il y a eu des mouvements populaires qui ont soulevé leur indignation, qui ont exprimé leur indignation. Puis je pense que ça, on l'a vraiment analysé d'un point de vue sociologique. Mais toi, tu amènes quelque chose de nouveau, je trouve avec ta réflexion, c'est que tu nous dis qu’on peut s'indigner, c'est vrai, mais ce qui est encore plus fascinant, c'est la manière avec laquelle Monsieur et Madame tout le monde, à travers la culture populaire, ne s’indignent pas finalement et au contraire sont très attirés par cette culture-là et tu l'expliques bien dans ton livre. Tu sais, les téléséries, on pense aussi à tous les médias sociaux qui ne font que reproduire ce culte des riches. Et quand je lisais ton livre, avec ma collègue Sophie Cloutier qui est philosophe, on se disait : mais on aimerait que tu nous en dises plus, Dahlia, sur comment ça se fait que notre société vénère autant les riches considérant toute la souffrance. Et tu sais, on ne veut pas dire que c'est leur faute. C'est tout un système. Mais comment se fait-il que l'on vénère quand même ce système et ses personnes qui dirigent ce système?

00:10:55 D.N.
Oui, alors, effectivement je pense que mon essai peut-être n'offre pas d'explications théoriques comme telles, mais je crois effectivement que cette admiration-là qu'on voue à la richesse, le culte qui existe envers la richesse, c'est une partie sans doute de l'explication de notre immobilisme, je dirais face à cette concentration extrême de la richesse, à laquelle on assiste. C'est vrai qu’en tout cas, oui, on admire les riches et ça se voit de toutes sortes de façons, et ça, je pense que je le montre. Les milliardaires, aujourd'hui, les grands PDG, ils sont présentés justement dans la culture populaire, dans les médias, dans les films avec beaucoup de qualités, c'est-à-dire qu’on va les présenter comme des visionnaires, des entrepreneurs, des gens qui sont souvent partis de rien. Donc, ceux qui ont bâti leur fortune grâce à leur talent, leur vision, leur intelligence. Donc on a créé tout ce mythe méritocratique autour des plus riches, alors que ce mythe-là méritocratique, c'est effectivement un mythe qui peut être déconstruit. Et je dirais qu'en plus de ça, pour moi, le comble, c'est qu’en plus de leur prêter des qualités exceptionnelles, on les comble de louanges, c'est-à-dire qu'on va les féliciter souvent pour leur générosité. On va les présenter comme de grands donateurs, de grands philanthropes, on va carrément les ériger en héros, presque comme des demi-dieux. Pourquoi ? C'est vrai que les milliardaires vont apparaître comme nos nouveaux dieux dans une société, finalement, qui vouent un culte à l'argent, à la réussite économique, dans une société, finalement, qui est structurée par les inégalités, qui va être justifiée justement par tous ces mythes-là de la méritocratie entre autres. Mais je pense aussi qu'une autre partie de la réponse nous implique tous et toutes. C'est que finalement cette admiration-là pour les plus riches, elle est, tu l'as dit fortement, finalement, ancrée dans notre “American way of life”, donc ce rêve américain, donc cette idée que notre vie devrait être fondée sur la consommation, sur la possession de biens matériels, sur la réussite économique, puis à toutes ces promesses de bonheur, de confort que ce mode de vie nous promet. Et on a beaucoup de mal à renoncer à ces promesses-là. Je pense que c'est une explication et effectivement une réponse peut-être à ça, ce serait de remettre en question en profondeur notre attachement à ce mode de vie-là.

00:14:00 S.G.
Chose qui est difficile et qui demande beaucoup d'engagement à la fois individuel et collectif, puis ce dont tu parles quand tu parles du fait qu'on érige en héros les milliardaires. J'ai l'impression aussi que dans les discours sociaux, on va beaucoup vouloir reprendre les qualités du héros de l'entrepreneur. Mais même au niveau social, tu sais, quand on parle par exemple d'entrepreneuriat social, d'innovation, on va beaucoup reprendre des termes propres à une société capitaliste de consommation pour essayer de les appliquer au social. Puis, là on voit aussi à quel point cette culture-là finalement, s'immisce tranquillement, même dans des sphères qui ne devraient pas être touchées finalement par toutes ces questions-là de l'accumulation, puis des valeurs d'intérêt personnel, puis d'innovation individuelle, donc de performance, etcetera. Donc je trouve que ton livre, avec ses multiples métaphores, et moi je trouve que c'est une force parce que tu nous amènes à penser la société de provocation, mais à travers plusieurs images, et je vais en parler brièvement pour donner une petite idée à notre auditoire. Donc tu as huit chapitres qui sont autant de métaphores de cette société de provocation. Tu vas nous parler notamment du paradoxe de l'alimentation. Tu sais à quel point on fait la promotion de la culture “foodies”, des grands chefs, qui vont utiliser de la matière fraîche, locale, etcetera, mais inaccessible finalement pour la plupart des gens, qui n’ont accès qu’à la malbouffe finalement, cette malbouffe qui gonfle aussi les coffres de ces milliardaires qui possèdent ces grandes chaînes alimentaires. Tu nous parles du paradoxe aussi des fondations philanthropiques qui finalement se présentent comme encore un peu des héros, des héroïnes, des bienfaiteurs pour souvent se donnent bonne conscience et pour alimenter, pour donner de la nourriture à des gens qui n'ont pas les moyens de payer cette nourriture justement parce qu'ils ne sont pas assez payés dans leur emploi. Tu nous parles aussi de la déshumanisation du langage pour accroître l'efficacité sociale, de la valorisation d'un type… là, je fais référence aux Ostrogoths en vacances, quand notre premier ministre Trudeau a finalement un peu ridiculisé ces jeunes qui partaient en vacances, mais des jeunes, qui, finalement, selon leur culture à eux, se payent des vacances comme tout le monde se paye des vacances et qui nous montrent à quel point on travaille comme des fous pour se payer une semaine de vacances par année dans le Sud, par exemple, alors que peut-être qu'on pourrait revoir notre façon d'organiser notre temps, notre travail? Tu nous parles aussi du de la métaphore des villes privées, notamment avec la métaphore de Dubaï, cette ville qui a été construite de toutes pièces en plein milieu du désert, où on retrouve un centre de ski intérieur et qui est un exemple assez incroyable des méfaits de la culture de consommation sur l'environnement, mais aussi sur l'inclusion sociale, parce que les villes privées décident de qui peut entrer dans cette ville ou pas. Par exemple, les homosexuels ne sont pas bienvenus à Dubaï. Donc toutes sortes d'exemples qui ont des impacts très très concrets sur la citoyenneté et l'inclusion sociale. Et tu nous parles finalement de l'achat et du développement des îles pour les ultras-riches, qui veulent se développer des îles notamment pour créer des nouvelles nations, diminuer les impôts. Et là, on retrouve toute cette philosophie libérale, néolibérale, notamment influencée par des penseurs d’extrême droite, libertariens à laquelle certains politiciens participent. Donc, tous ces chapitres sont des mines d'information parce que c'est extrêmement bien documenté. Et toutes ces métaphores nous permettent d’encore mieux comprendre ton argumentaire et ton analyse sociale. Et aujourd'hui, je voulais aller un petit peu plus en profondeur avec toi dans un des chapitres parce que je pense que ça serait intéressant. Alors, tu as choisi de présenter le chapitre intitulé “Lean machine”. Je pense que c'est un chapitre très très intéressant, un peu la pierre angulaire du livre. Alors, je te laisse exposer un petit peu les idées principales.

00:19:22 D.N.
Oui, alors “Lean machine”, c'est un chapitre où peut-être ces contrastes que tu viens d'exposer, ces paradoxes, ces contradictions avec lesquelles j'essaie de jouer dans les autres chapitres sont peut-être un petit peu moins, je ne dirais pas évidents, mais flamboyants en tout cas. C'est un chapitre, je pense, qui avance en tout cas certaines pistes de réflexion sur sans doute un phénomène, effectivement, qui traverse à l'arrière-plan, l'ensemble des chapitres et qui évoque ce que Hannah Arendt appelait la banalité du mal, son concept. Je peux revenir sur ce concept-là et la banalité du mal, ça me semble être en tout cas peut-être une clé pour comprendre comment est-ce qu’on adhère comme société sans trop de résistance à un système, qui est le nôtre, qui génère autant d'inégalités, autant de souffrances et qui menace, aujourd'hui, c'est certainement le cas, notre survie, en laissant justement une minorité de personnes, peut-être, poursuivre en toute impunité leurs désirs sans fin de profit, d'accumulation. Ce que j'avance en fait comme idée principale dans ce chapitre-là, et je vais déployer peut-être un petit peu plus ma pensée après, c'est comment la violence de l'économie capitaliste, qui réduit l'humanité à sa valeur marchande, donc pour le dire de façon flagrante, en vient à être banalisée au quotidien et en particulier, tu l'as mentionné, par les techniques, par ce langage managérial, si on veut néolibéral qui va avoir tendance à atténuer et à effacer cette violence-là, et l'exemple que je donne de cette banalisation économique du mal ou de la violence, c'est celui de l'épisode que je trouve macabre, des CHSLD, au Québec, durant la pandémie. Un épisode où on a assisté, je reviendrai là-dessus, à la mort de 5000 à 6000 personnes âgées. Je pourrais peut-être revenir sur l'origine du concept de la banalité du mal. C'est un concept qui a été forgé par une grande philosophe allemande, Hannah Arendt. Donc je l'ai dit, c'est un concept qui permet, selon moi, de penser, puis là je l'explique peut être de façon la plus simple possible: comment la violence, ce qu’Arendt appelle “le mal”, donc celle qui peut mener à la mort ou à la mise au ban, si on veut, de milliers de personnes, peut justement être banalisée, transformée en comportement ordinaire, routinier de tous les jours, au point justement de susciter l'adhésion du plus grand nombre de personnes. Arendt avait forgé ce concept-là dans un contexte spécifique, en observant le procès d'Adolf Eichmann, le procès de Nuremberg, donc en 61. Eichmann, pour ceux qui ne le savent pas, c'est un haut fonctionnaire nazi qui était responsable en gros de la logistique de ce qu'on appelait dans la langue nazie, la solution finale donc de la Shoah. C'est assez connu, Arendt a rapporté que durant le procès, Eichmann insistait constamment pour dire que lui en fait, il était uniquement attitré à la gestion des horaires de train, à l'exécution de tous les aspects techniques des trains, même si Eichmann connaissait la destination funeste des passagers de train. Or, il refusait de se reconnaître comme étant responsable et coupable de cette atrocité meurtrière qui était la Shoah. Donc il se décrivait comme quelqu'un qui obéissait aux règles, aux directives et c'est ce qui a frappé Hannah Arendt, c'est cette idée que le mal ou la violence, si on veut, ce n’est pas le seul fait de bourreaux, de tortionnaires sanguinaires. C'est aussi le fait de gens ordinaires, médiocres, entre guillemets, ou bien de cols blancs qui vont uniquement répondre à leurs fonctions sans réfléchir aux conséquences de leurs gestes, donc en ne se sentant pas responsables. Finalement, elle veut dire que la Shoah, ce n’est pas quelque chose qui était banal, c'était vraiment un crime contre l'humanité, mais ce crime-là a pu s'opérer concrètement parce que justement les actes dont dépendait son succès ont été, pour la plupart, accomplis justement comme des tâches très simples, banales, sans conséquence. Et là je reviens sur la question du langage qui m’apparaît importante, c'est ce dont je parle aussi dans le chapitre. Arendt voyait aussi comment cette banalité du mal, et d'autres l'ont fait aussi comme Klemperer, comment elle a pu s'opérer par ce qu'elle appelait le langage bureaucratique, donc une langue très froide, aseptisée, technocratique, qui abusait de toutes sortes de formules creuses pour ne pas nommer justement la barbarie et toute la violence des gestes qui ont été commis. Donc on parlait de solution finale, justement, de comptabilisation, de pièces de transport, d'évacuation, de traitement spécial, de procédé médical, etcetera, sans jamais nommer l'atrocité ou la violence. Donc pour revenir au lien entre la banalité du mal, puis peut-être le propos de ce chapitre-là et peut-être aussi plus largement de mon essai, c'est que je voulais montrer comment cette violence du système capitaliste, dans nos sociétés démocratiques, peut en venir, je l'ai dit, à être masquée, euphémisée, banalisée au quotidien. Et ça, je pense qu’on peut l'expliquer de deux façons, en raison justement de tous nos discours, ou peut-être de la montée en puissance d'un discours, d'une langue de bois néolibérale, managériale, qui nous empêche de plus en plus, je dirais, de nommer les conflits, de nommer les tensions, de nommer la violence de notre système, qui sont derrière toutes sortes de gestes d'exploitation, de licenciement de masse, d'expulsion de de migrants par exemple, d'expropriation de locataires, etcetera. Et cette violence-là, on va utiliser toutes sortes de termes pour la diluer. On va parler de restructuration économique, d'optimisation fiscale, de sécurisation des frontières, de gestion des flux. On est face à une langue bureaucratique ou technocratique, qui s'apparente selon moi, et je le dis avec toutes sortes de pincettes, mais à la technocratie bureaucratique du troisième Reich, qui était utilisée justement pour justifier les initiatives les plus barbares. Et je pense que je montre, dans ce chapitre-là, comment cette langue de bois néolibérale, on pouvait l'observer, dans ce contexte-là, du drame immense des CHSLD, où on a laissé mourir quantité de milliers de personnes âgées dans des conditions tout à fait effroyables. Et si on le faisait sans jamais vraiment nommer de responsable ou de coupable et au-delà du discours, je vais finir là-dessus aussi, c'est que j'ai voulu peut-être montrer comment finalement cette violence-là qui va réduire finalement la valeur d'une vie à une valeur marchande, elle est également banalisée par cette idéologie managériale qui va soumettre nos institutions publiques, comme le système de santé, à toutes sortes d'impératifs économiques, de performance, de rentabilité et qui font fit de tous ces grands principes humanistes du soin. Toi, tu travailles sur le care. Donc de tous ces fondements de nos institutions et ces impératifs économiques qui sont extrêmement brutaux, qui ont des conséquences graves sur la santé des travailleurs, sur les personnes de façon générale, on va justement l'enrober d’un discours managérial. Et je pense qu'on l'a vu justement. Je crois, et je dirais avec assez de certitude quand même que l'épisode du drame des CHSLD, ce n’est pas la conséquence de la COVID. Je ne suis pas la seule à le dire, mais c'est une résultante finalement d'années de coupure, d'austérité budgétaire, de réforme dans la santé qui finalement visaient à rencontrer ces impératifs économiques calqués sur celle de de l'entreprise. Et on a instauré notamment la méthode Lean et c'est pour ça que j'ai appelé le chapitre “Lean machine” qui opérait vraiment un système, et c'est encore le cas, d'organisation du travail tout à fait brutal, puis qui a des conséquences graves sur la santé et sur la vie des personnes. Donc c'est un résumé, je dirais de ce chapitre-là.

00:29:25 S.G.
C'est un chapitre très intéressant, puis pour moi ça a été le chapitre, peut-être au niveau théorique, qui nous donnait la clé, finalement, pour comprendre cette banalisation du mal. Parce que quand je te posais la question : mais comment ça se fait qu'on ne réagit pas ? C'est peut-être justement parce que l'information que l'on reçoit, elle est enrobée de telle sorte qu’on ne saisit pas la violence et la brutalité de ce qui se joue. Et je trouve que la puissance de ton livre et, je t'en parlais, c’est que… Il y a un sociologue important pour moi, c'est Mills, qui a écrit le livre, “L'imagination sociologique”. Et l'intention de Mills quand il a écrit ce livre, c'était un petit peu en réaction à l'égard des sociologues quantitativistes, et là je ne veux pas faire de chicane, quali/quanti, c'est plutôt par rapport à une forme d'étude ou une forme de recherche, je dirais, positiviste, où on va beaucoup mettre l'accent sur la production de nouvelles données. Lui ce qu'il disait, Mills, déjà dans les années 50, 60, c'est peut-être qu'on devrait moins produire de données, mais mieux réfléchir et mieux exploiter les données que nous avons déjà. Et ton livre pour moi, c'est les propos de Mills en actes, c'est-à-dire que tu prends des données issues du cinéma, de la littérature, de la recherche sociologique. C'est extrêmement bien fouillé, mais tu nous amènes beaucoup plus loin parce que tu réussis à interpréter et à faire appel à notre imagination justement avec ces différents thèmes. Le thème du yacht, c'est une métaphore très parlante parce que le yacht, dans la mer Méditerranée, on a les ultras-riches et les réfugiés qui se côtoient et qui meurent dans le même espace, un espace géographique très restreint. Cette image-là est très très parlante et tu réussis à faire ça à travers un style qui est l'essai qui est je dirais moins valorisé dans le milieu universitaire, en tout cas moins qu'il l'était auparavant dans le milieu universitaire. On met beaucoup l'accent sur la publication d'articles scientifiques, dans des revues scientifiques évaluées par les pairs ou des ouvrages publiés dans les presses universitaires. Et toi, tu t'es donné la liberté, je trouve que c'est très bien, tu t'es donné la liberté de dire : mais non, moi je vais faire autre chose. Et j'aimerais que tu nous parles de ce choix-là. Qu'est-ce que ça te permet de faire ? Qu'est-ce que ça amène au milieu intellectuel universitaire de choisir cette forme? Alors? Vaste question. Je te lance la balle.

00:32:46 D.N.
Pourquoi avoir choisi la forme de l'essai plutôt que du livre académique ? C'est vrai que je pense qu'il faut effectivement faire la distinction entre la publication universitaire et l'essai, peut-être sans nécessairement hiérarchiser leur valeur, sans dire qu'un format est meilleur que l'autre. Je crois que c'est deux formes de production de la connaissance qui sont distinctes et qui ont leur place, mais il y a des différences. C'est vrai. Peut-être que je peux revenir sur les publications savantes universitaires et les essais. Je dirais que la différence principale est qu’ils ne s'adressent pas au même public, selon moi. Ils n’ont pas les mêmes objectifs non plus. De façon je dirais schématique, les publications qu'on appelle savantes, mais que je dirais universitaires vont généralement justement restituer tout un ensemble de données qu'on va collecter, analyser sur le très long terme principalement et presque uniquement, destiné à un public érudit, savant, universitaire, souvent spécialiste d'un champ de recherche. Donc on s'adresse à des universitaires quand on fait des publications universitaires, même si on espère évidemment rejoindre toujours un public plus large. Il n’en demeure pas moins que le public principal, c'est le public universitaire, et je dirais que sur la forme d'écriture, même si on essaie de bien écrire, entre guillemets, quand on fait de la recherche, on essaie d'écrire clairement. Je crois que c'est ça notre ambition principale, pour transmettre des idées complexes et que l'écriture scientifique, si on veut, elle n’a pas d'ambition, a priori, littéraire comme c’est le cas de l’essai. Donc c'est une écriture, je dirais, puis là je le dis encore une fois, schématiquement, mais souvent qui va être dénuée peut-être d'émotions, d'affect, de subjectivité tout court, même si on commence à réfléchir quand même à ces questions-là sur le plan de l'écriture. Et l'essai, justement, va être publié dans des maisons d'édition qui sont non-universitaires, qui vont cibler un grand public et un public qui n’est pas nécessairement universitaire et érudit. L'écriture, qui va être mobilisée dans l'essai justement va prendre d'autres formes que l'écriture scientifique. Donc c'est une écriture, je crois, qui est plus littéraire, qui va chercher à interpeller, alerter, provoquer le lecteur, la lectrice, susciter toutes sortes d'émotions autour d'enjeux de société considérés importants avec un style souvent plus direct qu'une publication scientifique, parce que dans une publication scientifique, on va souvent déployer notre argumentaire de façon très minutieuse sur des pages et des pages. On fait très peu de raccourcis et je crois que l'essai se permet justement d'avoir un style beaucoup plus direct et de pas nécessairement avoir 20000 notes de bas de page appuyer nos idées par contre. Donc pourquoi, moi, j'ai choisi l'essai personnellement? Puis, on revient justement à la question de l'intention du livre sur laquelle tu m'as questionnée au tout début. Si je peux me permettre parce que c'est un auteur que je suis en train de lire actuellement, je voudrais répondre avec la pensée d'un autre philosophe qui était en l'occurrence le conjoint de Hannah Arendt, Günther Anders. C'est un philosophe allemand, je dirais, qui, à un moment donné dans sa carrière, comme penseur, a décidé de renoncer aux publications universitaires pour écrire dans toutes sortes de formats justement. Donc non seulement l'essai, mais la chronique journalistique, le roman, la fable, il faisait des entrevues imaginaires aussi avec certains personnages historiques. Et cette rupture-là dans son écriture, elle a été radicale. Ce qui n'est pas mon cas. Elle était motivée par un contexte sociopolitique spécifique qui était le sien. C'était la menace nucléaire. Donc on parle de l'époque où il y avait la création de la bombe atomique, les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki. Donc, qui était face à une menace tout à fait importante, de destruction totale de l'humanité, celle de la bombe atomique. Il dit : “à partir de Hiroshima, mon écriture a changé, j'ai senti l'urgence, l'urgence d'écrire pour alerter, pour lancer des alertes face à cette menace-là qui pesait sur l'humanité” et ce contexte-là a fait que pour lui, il ne pouvait plus continuer à écrire des articles scientifiques destinés à un petit public. Donc, il a adopté une sorte de philosophie morale, donc pour peut-être ouvrir la voie à une plus grande conscientisation, un changement. Si je raconte ça, en fait, c'est parce que je dirais que si j'ai écrit sous la forme de l'essai, je ne sais pas si c'était tout à fait conscient, mais peut-être avec le recul, je pense que c'est ça, parce que je pense qu'on est dans un contexte… En fait, je ne pense pas, je dirais qu'on est dans un contexte d'urgence tout aussi important qui devrait tous et toutes nous interpeller comme intellectuels. On est face à une nouvelle menace qui pèse sur l'humanité, sur l'avenir et la survie de l'humanité qui est celle des changements climatiques, des bouleversements climatiques. Il faut agir de façon urgente et donc je crois qu'on a une responsabilité morale comme intellectuelle ou comme des personnes qui exercent un métier intellectuel, d'alerter le public, de lancer des alertes, de l'informer, de l'inciter à agir, et peut-être de sortir de notre déni collectif face à cet immobilisme dont on parlait tout à l'heure, face au statu quo. Mon essai est une petite goutte dans l'océan, mais je crois que j'ai senti cette rupture-là ou cette responsabilité-là. Ça passe par l'essai, mais je pense que ça peut passer par d'autres formes aussi plus créatives qui suscitent l'imagination. Donc je dirais que c'est peut-être ça la motivation principale et je ne crois pas que je m'adresse justement à un public universitaire. Le public universitaire, est-ce qu'il va apprendre des choses qu'il ne sait pas? Peut-être, mais peut-être que je vais davantage susciter certaines émotions et c'est ça le but en fait surtout.

00:39:46 S.G.
Tu vas provoquer des émotions politiques.

00:39:49 D.N.
Oui, exactement. Transformer les émotions en, on l'espère, en action politique, oui.

[Musique de fond]

00:39:55 S.G.
Exactement. Dahlia Namian, professeure à l'École de travail social de l'Université d'Ottawa, co-directrice de l'axe sur le biopolitique au CIRCEM, je te remercie pour ta générosité, pour ta créativité, ton intuition, ton rôle aussi d'allumeuse de réverbère comme le disait Saint-Exupéry. Merci beaucoup.

00:40:24 D.N.
Merci.

00:40:25 S.G.
Vous avez écouté un balado du CIRCEM.