Dans cette autofiction sonore, l’autrice Karina Pawlikowski et le réalisateur Julien Morissette nous invitent à pénétrer, par la petite porte de l’intimité, dans la transformation de leurs maisons.
| Début de l’enregistrement audio
Y pleut pas.
C’est peut-être gris,
peut-être nuageux,
Alternance soleil-nuage.
J’ai pas de souvenir précis de la lumière,
mais, est pas éblouissante.
| La voix de Karina se superpose à l’enregistrement de Zoé
KARINA
Je regarde par la fenêtre de l’autobus - les petits - ceux avec une dizaine de places à l’intérieur.
Je suis en maternelle, la fin de l’année scolaire approche presque.
C’est les années 90, pour ceux qui se le demandent.
| L’enregistrement cesse
KARINA
Le chauffeur s’arrête devant chez moi, mais je me lève pas pour descendre.
Je regarde le dossier du banc devant moi, il est recouvert d’une patch,
Y’est rapiécé, turquoise sur turquoise fondu.
Le chauffeur m’appelle par mon nom, il veut que je descende, mon immobilisme le dérange.
Il a, lui aussi, peut-être des enfants, il veut retourner dans sa maison, les retrouver, souper, embrasser sa femme, retrouver ses chiens.
Je ne sais pas... finir de travailler, du moins.
Il me regarde avec insistance dans le rétroviseur.
Je me lève, je lui dis : « c’est pu ma maison, j’habite pu là. »
On habite maintenant chez mes grands-parents.
Ici c’est plus ma maison
et cette maison que je vois apparaître par la baie vitrée n’est plus à moi.
Je le sais.
Le chauffeur est irrité.
Des larmes coulent sur mes joues, mais c’est de la colère.
Le chauffeur m’informe qu’y a pas de changement d’adresse d’indiqué à mon dossier.
De quel dossier parle-t-on? Ma maison a un dossier?
Je descends, sans me retourner.
Je descends les marches une à la fois,
J’ai pas encore, ni la grandeur, ni l’habileté pour faire ces mouvements avec aisance.
Les cris des autres enfants à l’intérieur s’éloignent de plus en plus
L’autobus parti, je me retrouve devant la façade de ma maison qui n’est plus ma maison.
J’la reconnais,
C’t’une maison blanche, avec des lignes horizontales rouges et un petit balcon en avant.
Si tu la regardes en face, elle semble minuscule, mais elle est si profonde.
C’t’une maison roulotte,
avec un sous-sol.
Je sais, c’est bizarre.
Comment c’est possible.
Devant la maison, il y a moi qui y fait face,
mais entre moi, et la maison, il y a cet homme,
qui se tient droit, devant moi, que je regarde en levant la tête vers le ciel.
Je ne le connais pas.
Il ne me fait pas peur.
Il me fait entrer dans sa maison qui était la mienne quelques jours plus tôt.
À l’intérieur, je reconnais pu rien de ce qui était ma table, ma boîte de céréales,
Le tapis dans l’entrée est différent,
les meubles du salon sont placés dans un sens qui n’en fait pas.
Le lave-vaisselle ne déborde plus laissant échapper un amas de savon douillet au sol.
Le chat n’est plus sur le divan rose.
C’est étrange.
Ça sent ailleurs.
Je comprends à ce moment que ma mère savait rendre les espaces confortables.
Dans la salle de jeux, il n'y a plus de jouets, mais un téléviseur au centre de la pièce, juste à côté du poêle à bois.
Le poêle à bois qui est toujours le même,
Un repère dans l'espace, le temps et l’affect et l’attachement.
Un point d’ancrage qui m’indique que je suis bien ici chez moi.
Le téléviseur qui n’est plus le même, propose le même programme qu’à l’habitude :
les images s’animent de façon quasi identique,
les couleurs sont légèrement différentes, plus contrastées.
Les personnages parlent avec la même intonation, le même rythme, c’est à s’y méprendre.
Quand j'élargis mon champ de vision, je me rends compte du subterfuge, le cadre de la télé est en bois encastré, un meuble, qui s’arrête au sol.
Le sol, les objets, l’odeur, je ne suis plus chez moi ici, aujourd’hui.
et je ne sais pas quand ni si cela se produira de nouveau.