« Autant que je dis que j'adore chanter, je suis gênée. C'est très difficile pour moi. Et le studio, c'est l'endroit le plus sécuritaire ».
Au coin d’une cheminée, l'autrice-compositrice-interprète Rosie Valland accueille le réalisateur et animateur Julien Morissette dans sa maison à la campagne.
En haut de ses escaliers en bois, sur la gauche, Rosie lui ouvre la porte de son studio, la « B room ». Julien y découvre son univers artistique et sa passion pour ce lieu. Au milieu de son potager et de ses poules, elle a trouvé un équilibre entre le domaine musical compétitif et le calme de la ferme.
Cet épisode est un épisode de primeur puisque vous allez avoir la chance d’écouter les chansons Une pause et Attiser le dilemme qui seront disponibles prochainement sur le nouvel album de Rosie. Écoutez aussi un extrait de son texte inédit Journal intime, lu par la comédienne Danielle Le Saux-Farmer, qui sera publié en juin 2022 dans la revue Zinc.
Chaque vendredi sur le coup de 22 h 00, Julien Morissette reçoit des artistes de partout au Québec, issus de la littérature, du théâtre, du cinéma et de la création sonore et musicale. Découvrez des entrevues passionnantes, des textes inédits, des performances intimes et des conceptions sonores envoûtantes. Une production de La Fabrique culturelle de Télé-Québec, en collaboration avec Transistor Média.
ID INTRO
Ce balado est une présentation de La Fabrique culturelle de Télé-Québec, en collaboration avec Transistor Média
BLOC 1 - CITATION + THÈME__________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 1]
Maupassant a écrit :
je suis une espèce d'instrument à sensations
que font résonner les aurores,
les midis, les crépuscules, les nuits, et autres choses encore
Vous écoutez Signal nocturne.
BLOC 2 - TEXTE INTRO _______________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 2]
Je fais ça chaque semaine.
Des fois deux ou trois fois : parcourir la rivière des Outaouais, entre le phare et les lumières de la ville.
Ce soir, je me suis arrêté quelque part entre les deux.
À 130 km à l’est d’Aylmer.
Et 90 kilomètres à l’ouest de Montréal.
L’autrice-compositrice-interprète Rosie Valland m’a donné rendez-vous chez elle, dans un rang en parallèle de la transcanadienne.
Je pose mes valises de micros dans le salon, au milieu duquel trône un poêle à bois.
C’est l’amoureux de Rosie qui m’accueille, tisane à la main.
Ça prend pas une minute et je comprends pourquoi Rosie a quitté la métropole pour le calme de la campagne, bien avant la fermeture des salles et les confinements.
Rosie va lancer cette année son 3e album complet, sur Secret City Records, l’étiquette de Patrick Watson, Alexandra Stréliski et Klô Pelgag.
En 2021, elle a réalisé son propre balado, Réflexions, qui porte sur le trouble de l’image et l’acceptation de soi, des sujets qu’elle aborde dans ses chansons.
On parle de tout ça ensemble, ce soir, chez Rosie Valland.
Commençons avec sa pièce Attiser le dilemme, enregistrée avec le pianiste Alexis Elina.
BLOC 3 - PERFO 1 _______________________________________________
MUSIQUE : ROSIE VALLAND - ATTISER LE DILEMME
BLOC 4 - ENTREVUE 1 _______________________________________________
ROSIE VALLAND
En ce moment, on est à environ 10 minutes de Rigaud, dans un petit village, sur un rang, et j'habite dans une maison qui est un duplex, en fait. Et là, en ce moment, on est dans mon local de création qu'on appelle le « B room » parce que y'a le « A room », puis ouais on est dans ce studio là qui est grand comme mon ancien appartement. Mais maintenant, c'est ma pièce de de création pis où que je suis chaque jour, en fait.
JULIEN MORISSETTE
C'est comment le quotidien ici, parce qu'on est dans un mode plus campagne mettons Comment ça se passe, ton quotidien pis ta création ici?
ROSIE VALLAND
Très bien. Moi y'a un avant pis un après quand même, d'arriver ici, pis d'avoir ce calme là, pis ce recul là vers la ville. Justement, je je me sens à l'extérieur de tout ça. Pis ici au day to day, c'est c'est mes poules, c'est mon jardin. L'hiver, c'est c'est le feu, c'est le foyer, c'est de gérer le bois, c'est… mes journées sont comblées de d'autres choses qui sont plus, qui sont aussi dans le tangible, pis dans le concret qui- ça me fait du bien. Ça me fait du bien d'avoir un jardin pis, que les mois prennent sens, puis de voir que je fais mes semis, puis après qu'après ça, rendu au mois d'aout, ben je mange mes tomates, pis pour moi d'avoir ce ce réel là dans ma vie, ça, ça a tout changé en fait. Vraiment.
JULIEN MORISSETTE
Qu'est-ce que tu aimes du travail de studio parce que tu habites pas mal dans un studio.
ROSIE VALLAND
Ouais, c'est ça ma vie.
JULIEN MORISSETTE
Qu'est-ce que, qu'est-ce que tu retrouves dans cette zone là ?
ROSIE VALLAND
Ah moi, j'pourrais faire que ça. Je. Chanter, en studio, faire du studio. Je pense que ce que j'aime, c'est que ça ressemble beaucoup à... Tsé, autant que je dis que j'adore chanter, mais, j'suis gênée, tsé. C'est c'est très difficile pour moi, tsé. Pis le studio, c'est comme l'endroit le plus sécuritaire. Je sais pour. Pis quand je fais de la réalisation, je vois que pour d'autres, c'est un endroit très stressant parce que pour eux, c'est la perfection, c'est le, c'est le : "OK, y'a un clique, faut que je sois sur le time, pis". Pis, pour moi, c'est genre tout l'inverse. C'est genre, on s'en fout. On peut recommencer le nombre de fois qu'on peut. Pour pour moi, c'est tout ce qui est possible, tsé. Puis puis, à l'inverse, un un show, une scène, c'est c'est l'affaire qui me stresse le plus. Tsé, y'a comme l'idée de : "Okk, faut que ça". Pour moi, là, faut que ça soit parfait, tsé. Tandis qu'en studio, y'a comme une liberté, puis y'a, y'a un non jugement. Je sais pas, je me sens très, très libre. Pis, c'est ce que j'essaie de edde promouvoir dans mes projets de réalisation mettons. C'est de vraiment émanciper les gens là-dedans, pis de juste avoir du fun, pis de de voir tout ce qui est possible et non ce qui est stressant, pis. Mais oui, j'ado- j'adore ça. Pis ça, tu vois, c'est c'est aussi accentué par ma famille créative, là. Dans le sens que mon chum c'est un wise de studio, pis y veut juste faire du studio, puis mon beau frère aussi, pis Jessy, pis, tsé c'est c'est, j'ai aussi évolué dans un environnement comme ça. Puis je me sens très privilégiée aussi tsé. Je pense que y'a pas beaucoup de femmes qui ont eu la chance de juste se mettre les mains dedans.
JULIEN MORISSETTE
Ouais.
ROSIE VALLAND
Pis sont capables. Pis moi, je, c'est quelque chose que je je je répète à toutes les femmes, avec toutes les femmes avec qui je travaille de juste comme : "Achète toi une carte de son, c'est pas sorcier, ça se fait, c'est". C'est c'est vraiment juste qu'on a tout le temps tassé les femmes de ces, de ces affaires là. Pis même les studios, c'est un discours que je je tiens dernièrement, mais je réalise à quel point les studios sont faites par des gars, pis c'est des environnements de gars tsé.
JULIEN MORISSETTE
hm hm.
ROSIE VALLAND
Mais je répète que c'est une chance que j'ai eue d'être, d'être entourée de gens qui avaient la patience de montrer, qui m'ont jamais, y m'ont jamais comme sous estimée là bas. Tsé ça fait qu'aujourd'hui, j'évolue là-dedans. Fait que pour moi, c'est un environnement qui est très confortable.
JULIEN MORISSETTE
Est-ce que c'est comme ça aussi que j'ai appris à faire de la réalisation parce que il y a plein d'écoles, de réalisation, d'albums et de production musicale. Et là, je parle pas d'écoles, d'établissement, mais de fa- d'approches, de façons de penser, y en a, y'en a autant que de réalisatrice et de réalisateur. Toi, comment tu chemines là-dedans dans ce rôle là ?
ROSIE VALLAND
C'est encore en réflexion ma façon de de vouloir le faire parce que justement, mes modèles, c'est des modèles masculins. Des touche à tout, des gens qui savent faire ce qui veulent tout faire. Pis, c'est ben correct. Pis, au début, je me mettais cette pression là pour rapidement me rendre compte que j'avais pas de plaisir à vouloir tout faire. C'est pas. C'est pas comme ça que je travaille moi dans mes albums. Tsé, j'aime ça engager des musiciens, j'aime. J'aime ça collaborer, justement, pis c'est ce qui me fait triper du studio, c'est de, c'est de pouvoir engager des gens qui sont tellement bons, tsé. Pis tellement meilleurs que ce que je suis, tsé. Pis qui qui amènent une touche à une chanson, tsé. Puis, fait que ça, ça a été de déconstruire ça, ce modèle là de du réalisateur, qui fait tout, tsé. Pis de de même faire mon modèle à moi. Tsé, que j'apprends encore, puis que je découvre en le faisant. Tsé là, dernièrement, je fais, je fais de la prod vocale, juste les voix pis j'adore ça. Je trouve que ça existe pas tant au Québec, y'a pas beaucoup de gens qui se spécialisent là-dedans. Pis, c'est vraiment une une avenue que j'aimerais prendre de vraiment faire de la production vocale, pis de me concentrer sur ça.
JULIEN MORISSETTE
Pour les gens qui l'ignorent, c'est quoi la production vocale ?
ROSIE VALLAND
Ben la production vocale c'est vraiment de, tsé les gens vont m'engager pour faire les voix de leur album. Faut que y'ont, y'ont ont travaillé avec un réalisateur pour tout ce qui était un arrangement et tou. Mais après ça, de se concentrer sur les voix, pis de vraiment, de travailler l'interprétation, tsé c'est. Justement comme je disais tantôt, c'est souvent les choses qu'on fait en dernier studio, ben vite.
JULIEN MORISSETTE
Ouais.
ROSIE VALLAND
Pis moi, j'ai envie de changer cette approche là, pis de de faire une chanson par jour. Tsé, c'est assez là.
JULIEN MORISSETTE
hm hm.
ROSIE VALLAND
Tsé, on a tendance à maximiser ça. Pis de faire : "non non, aujourd'hui, on fait une chanson, pis on y va, pis on plonge, pis". Pis ouais, ça, ça me fascine beaucoup. J'trouve que c'est un un beau travail de psychologie aussi, tsé. C'est de savoir quand tu dis la la note. Pour moi, c'est vraiment de la réalisation. C'est comme pour moi, comme un réalisateur d'acteur qui va diriger les acteurs.
JULIEN MORISSETTE
Ouais, ouais.
ROSIE VALLAND
Y'a comme toute la psychologie de : « OK, quand est ce que je le dis? Attends, ça est que je le dis pas? Quand est ce que je laisse prendre le lead de quelque chose? Ou …»
JULIEN MORISSETTE
Sur quoi je mets mon attention et sur quoi on va focuser.
ROSIE VALLAND
Oui, ouais. "OK, je vais attendre trois takes avant d'y dire parce que ça se place tranquillement, pis". Moi, ça, j'adore ça. Ou de voir que : "ok, je te dis de sourire, soudainement, y'a quelque chose qui se passe. Moi, j'a- j'adore vraiment ce travail là. Pis, pis, je trouve que en soi, c'est assez. J'trouve que comme, comme travail de réalisation, je me rends compte que, que je pourrais faire ça, puis pour moi, c'est ça ça, j'apporte ce que j'ai besoin d'apporter dans un projet, tsé. Pis, fait que c'est ça, c'est vraiment un rôle que je je mets à ma main tranquillement, puis je m'enlève cette espèce de pression là que je me mettais au départ de de réussir à le faire comme un homme, tsé comme comme les exemples que j'avais autour de moi.
BLOC 4 - PERFO 2 _______________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 3]
En compagnie du pianiste Alexis Elina, Rosie Valland nous interprète la chanson « Une pause »
MUSIQUE : ROSIE VALLAND - UNE PAUSE
BLOC 5 - ENTRVUE 2 _______________________________________________
JULIEN MORISSETTE
Comment on fait pour pas se répéter en création?
ROSIE VALLAND
Heu. Moi tu vois j'ai j'ai justement l'autre complexe. J'ai toujours l'impression de de jamais refaire la même chose. J'ai j'ai j'ai peur des fois de perdre les gens, tsé.
JULIEN MORISSETTE
De manquer de ligne directrice ?
ROSIE VALLAND
Ouais, parce que je je trouve que avec du recul, je fais. J'ai toujours des, j'sais pas, une bonne nouvelle direction ou. Tsé comme là nouvel album, y'est quand même vraiment plus pop, parce que je. Tsé avec le recul, j'ai réalisé que moi, j'ai toujours tripé sur Justin Bieber.
JULIEN MORISSETTE
Ouais.
ROSIE VALLAND
Puis ces affaires là. Pis c'est c'est réellement la musique que qui me fait capoter, tsé. Hier, j'ai j'ai retrouvé un footage de moi qui écoute un toune de Justin Biber en studio. Pis, les yeux que j'ai. Tsé le, l'État d'âme que j'ai, je suis genre, je ressens pas ça quand j'écoute des trucs comme Radiohead qui me qui me fait vraiment capoter.
JULIEN MORISSETTE
hm hm.
ROSIE VALLAND
Mais c'est, ça vient pas de la même place, pis.
JULIEN MORISSETTE
C'est pas aussi viscéral pour toi ?
ROSIE VALLAND
Ben parce que moi, c'est des, c'est des trucs que j'écoute depuis que j'ai 11 ans. Tsé pis que je, pis que j'ai tassé à, vers 18-19 ans parce que je me disais : "C'est dont ben pas cool, pis faut, faut pas bien chanter". Pis tsé, je râlais et ma voix. Pis je voulais dont que ça, je voulais dont que essayer des alternatives, tsé.
JULIEN MORISSETTE
OK.
ROSIE VALLAND
Quand, dans le fond, j'ai toujours rêvé de chanter. Tsé, moi, à la base, je voulais. J'écoutais Star Académie là, 1, saison 1. Pis pis moi c'était de chanter, tsé. Je voulais chanter. Pis, pis de m'écrire des tonnes. C'était juste un, c'était une façon d'arriver à chanter, tsé. Puis j'pense, j'ai oublié ça. En en en voulant plaire à, au début juste, à juste mes confrères, là. À Jessie, à mon drummer, à. J'voulais juste qui trippent, tsé. Je voulais qui m'aiment. C'était vraiment c'est con, mais c'était vraiment aussi simple que ça. Pis ça passait par avoir une guitare, pis rocker, pis que on trouve hot là-dedans, pis que. Puis la voix, c'était secondaire. Tsé on. Tsé en Show on m'en- on m'entendais pas chanter.
JULIEN MORISSETTE
C'est vrai.
ROSIE VALLAND
Pis je regrette pas ça. Tsé, avec du recul, je trouve ça beau. Pis, tsé y a quelque chose de très punk dans dans dans notre façon d'avoir fait de la musique. Mais, mais qui était loin de de mes, de mes influences premières. Pis là j'y reviens tranquillement, puis. Puis ouais, fait que ça, ça me fait triper de redécouvrir ça pis de de d'accepter cette partie là en moi.
JULIEN MORISSETTE
Tu t'intéresses, j'ai l'impression de plus en plus à d'autres formes aussi d'expression. L'an passé, c'était le balado réflexion.
ROSIE VALLAND
Ouais.
JULIEN MORISSETTE
Là tu vas publier imminemment un texte?
ROSIE VALLAND
Oui.
JULIEN MORISSETTE
Dans la revue Zinc. Qu'est ce que tu vas chercher dans ces autres modes qui ne sont pas musicaux ?
ROSIE VALLAND
Probablement un. Encore là, c'est de l'introspection j'pense.
JULIEN MORISSETTE
hm hm.
ROSIE VALLAND
Pis, tu vois ces 2 trucs, tsé le balado réflexion, c'est c'est probablement le le truc que j'ai fait qui m'a le plus aidé. Tsé dans ma vie là, concrètement. Peut être parce que ça me sortait d'une zone de confort pis que je prenais parole pour la première fois avec ma voix parlée, tsé. Ois tsé comme le balado réflexion, c'était clair de quoi ça parlait. Pis les les intervenants aussi. Donc. Mais dans ma vie, tsé, au delà du du du résultat, dans ma vie, c'est des conversations qui ont, qui qui me restent encore pis qui qui font une grande différence, pis qui ont fait une différence qui. Y'a vraiment un avant pis un après tsé. Puis, après ça, pour le texte. C'est comme un vieux rêve que je garde de de d'écrire un roman. Pis tu vois, le texte parle de ça un peu. Mais, mais ça fait explorer d'autres choses qui qui vibrent en moi, pis qui qui est peut être pas assouvi avec la musique. Tsé ça ça reste un format. Une chanson, c'est trois minutes. Y'a y'a un refrain, y'a des verses, y'a des. J'adore ça pour ça là tsé, le fait que c'est très. Y'a quelque chose de très encadré, surtout quand tu fais de la pop, tsé. Y'a y'a comme un un canevas à suivre, tsé. Tandis que, peut être que dans dans l'écriture, y a quelque chose de complètement libre, tsé. Pis j'aime, j'aime ça, j'aime beaucoup ça.
BLOC 8 - LECTURE _______________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 5]
Sur début de conception sonore/musicale
Écoutons un extrait de ce texte inédit de Rosie Valland, qui sera publié dans la revue Zinc au printemps 2022, lu par la comédienne Danielle Le Saux-Farmer.
DANIELLE LESAUX-FARMER
C’était la semaine de fou, l’école, les devoirs, la sortie du nouvel album de Britney, qui avait chamboulé mes plans. L’apprentissage, d’un anglais approximatif, de Dear Diary, la dernière sur le disque, mon Dear Prudence à moi, une balade qui m’était inconnue jusqu’ici, parce qu’absente des radios, avait exigé beaucoup plus de temps que prévu. Les répétitions quotidiennes allaient de bon train, oui, mais rendaient impossible les tâches ménagères hebdomadaires qui nous étaient exigées à mes frères et moi.
La priorité à ce point-ci était la justesse de mes envolées vocales et la fluidité de ma chorégraphie, deux choses que j’exerçais en boucle devant l’énorme bibliothèque vitrée qu’on avait entreposée dans ma chambre. Une antiquité d’une grosseur presque vulgaire que ma grand-tante nous avait donnée pour se débarrasser et qui, apparemment, valait très cher et voilà que, par incapacité de ma mère à refuser les choses gratuites, surtout, lorsque supposément dispendieuses, je me suis vu accueillir ce mastodonte dans ma chambre à peine plus grande qu’un lit double et ce, sans y avoir mon mot à dire. Je m’y suis résignée quand j’ai vu le plain-pied de ma réflexion dans ses portes vitrées. Tout ce qui me manquait pour devenir pro, un grand miroir.
C’est au moment où, Joanie, à la dernière récréation, m’a rappelé d’apporter pyjamas, liqueurs et ma cassette de Candy man pour le party de filles de ce soir, que j’ai revu l’état de ma chambre. D’un côté, sa voix en écho qui me partage son excitation en vue de ce soir, et de l’autre, les scènes de moi qui défilent, de moi qui pratique, de moi qui chante, qui danse, qui oublie, qui oublie en boucle. Difficile à croire que j’ai pu oublier l’existence de cette soirée, une soirée, qu’elle tiendra à me préciser plus tard, qu’on organise depuis des semaines. En fait, seul le CD de Britney dans mon lecteur radio, la qualité de ma chorégraphie, les vêtements qui traînent partout, et le chaos de ma chambre aurait pu le prouver.
Tombe alors cette boule dans mon ventre à l’idée d’annoncer à Joanie que je ne pourrai arriver à temps ce soir, une boule de devoir annuler, une boule de lui expliquer que le seul règlement qui tienne véritablement chez moi, et que ma mère se fait une fierté d’appliquer, sans exception, est d’avoir une chambre propre et rangée avant d’aller voir nos amis. Une consigne qui peut paraître simple dit comme ça, mais qui, étrangement, à neuf ans, est plus difficile qu’on le croit. Une boule au ventre de m’imaginer culpabiliser, que oui ça m’est sorti de la tête, que oui je suis la pire amie du monde, que oui ma chambre est — si — en désordre que ça, que oui, je suis certaine, que oui même si je lui dis que c’est important, que oui c’est nul, que oui, que oui…
Mais comment faire pour expliquer à Joanie, aujourd’hui, dix ans, que ma tête fonctionne ainsi, que mes idées passent d’une à l’autre sans parvenir à en attraper une, que je m’éparpille moi-même, que souvent, je suis fatiguée, tannée, que lorsque je chante, c’est peut-être le seul endroit où mon cerveau se calme enfin, où j’arrive à prendre une pause de moi, des bruits ambiants, de ceux qui m’agressent et me déconcentrent au quotidien dans l’exécution de tâches banales. Comment arriver à traduire qu’un simple rayon de soleil au visage me crée de l’anxiété - je sais, c’est étrange - que j’ai peur tout le temps, que les relations humaines c’est difficile pour moi, et ce, même si, on est encore bin yink à l’étape de jouer. Comment faire, quand parler, m’exprimer, c’est plus facile dans ma tête qu’en vrai. Comment arriver à lui faire comprendre que même quand j’essaie fort, c’est rarement assez.
J’aurai beau essayer de me justifier du mieux que je peux, Joanie interprétera plutôt que je suis égoïste, que j’ai fait par exprès, qu’à cause de moi sa fête sera un gâchis, qu’elle ne veut plus être mon amie, que c’est fini, qu’elle ne pourra plus me faire confiance, que ça, c’était l’affaire de trop et bizarrement, je ne lui en voudrai pas. Peut-être par excès d’empathie, peut-être aussi parce que je suis assez bien placée pour comprendre, ou juste par pressentiment que cette situation m’arrivera plus souvent qu’autrement, je ne sais pas.
Dear Diary, voici comment j’ai perdu ma première amie, première dans le sens de première d’une longue liste.
BLOC 9 - OUTRO _______________________________________________
JULIEN MORISSETTE [NARRATION 6]
Avant de vous dire au revoir, je vous invite à écouter le balado de Rosie Valland, Réflexions, disponible sur toutes les plateformes de balados.
Je tiens à remercier Rosie qui nous a accueilli dans sa campagne paisible, en compagnie d’Alexis Elina et Fred Levac.
Je salue également les équipes qui travaillent à la production de Signal nocturne :
Pour Télé-Québec
-La coordonnatrice Nadine Deschamps
-La technicienne de production Erica Coutu-Lamarche
-La chef de contenu Ariane Gratton-Jacob
-L’édimestre Sophie Richard
-La directrice de La Fabrique culturelle et des partenariats, Jeanne Dompierre
Pour Transistor Média
-Tenaga Studio à la musique originale
-Antonin Wyss à la conception sonore, au montage et au mixage
-Sophie Gemme à la recherche
-Claire Thevenin, chargée de production
-Louis-Philippe Roy aux communications
-Stéphanie Laurin à la production exécutive
-Et moi-même, Julien Morissette, à l’animation et la réalisation
Abonnez-vous dès maintenant à Signal nocturne dans l’application de balado de votre choix ou écoutez-nous sur lafabriqueculturelle.tv, on vous propose un nouvel épisode chaque vendredi soir.
Je m’appelle Julien Morissette, bonne nuit.