Quelqu'une d'immortelle

Le 13 mars 2020, l’urgence sanitaire est déclarée au Québec et les visites en CHSLD sont interdites.
Pauline n’est plus qu’une voix au bout du fil.

« Et si ce qui me liait à Pauline, ce n’était pas l’ennui, mais l’attente? On est deux filles ben polies. On nous dit d’attendre, alors on attend. »

Crédits :
Scénario : Camille Paré-Poirier
Réalisation : Camille Paré-Poirier et Julien Morissette
Conception sonore et musicale : François Larivière et Julien Morissette 
Conseil dramaturgique : Pierre Antoine Lafon Simard et Laurence Dauphinais 
Montage et mixage : François Larivière
Musique originale : Tenaga Studio 
Coordination : Claire Thevenin
Production exécutive : Stéphanie Laurin

Une coproduction de Camille Paré-Poirier et Transistor Média, rendue possible grâce à l'appui du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). 

Show Notes

Le 13 mars 2020, l’urgence sanitaire est déclarée au Québec et les visites en CHSLD sont interdites.
Pauline n’est plus qu’une voix au bout du fil.

« Et si ce qui me liait à Pauline, ce n’était pas l’ennui, mais l’attente? On est deux filles ben polies. On nous dit d’attendre, alors on attend. »

Quelqu’une d’immortelle, une création audio de Camille Paré-Poirier, mettant en vedette Pauline Trudel

Crédits :
Scénario : Camille Paré-Poirier
Réalisation : Camille Paré-Poirier et Julien Morissette
Conception sonore et musicale : François Larivière et Julien Morissette
Conseil dramaturgique : Pierre Antoine Lafon Simard et Laurence Dauphinais
Montage et mixage : François Larivière
Musique originale : Tenaga Studio
Coordination : Claire Thevenin
Production exécutive : Stéphanie Laurin

Une coproduction de Camille Paré-Poirier et Transistor Média, rendue possible grâce à l'appui du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). 

Creators & Guests

Producer
Julien Morissette

What is Quelqu'une d'immortelle?

À 91 ans, Pauline commence à perdre la mémoire. Camille, 22 ans, termine sa formation de comédienne et attend les contrats qui ne viennent pas. Grand-mère et petite-fille ont une chose à s’offrir : du temps.
Poussée par une intuition, Camille décide d’enregistrer Pauline.
De 2016 à 2020, elles apprivoisent ensemble le deuil à venir, sans se douter qu’une pandémie les guette.
De ce documentaire poétique, une question jaillit : comment raconter une mort ordinaire?

ÉPISODE 2 - INTOUCHABLES

(MUSIQUE, GRICHEMENTS)

PAULINE (terrain)
Les chansons, les chansons d’amour. Ça me fait rire pis ça me fait pleurer en même
temps.

CAMILLE (terrain)
Pourquoi tu penses?

PAULINE (terrain)
Pourquoi? Parce que l’amour c’est triste, mais c’est beau. Et c’est gai en même temps.
Mais moi ça me fait rire et pleurer.

CAMILLE (terrain)
Est-ce que tu penses que ça fait rire et pleurer tout le monde?

(MUSIQUE)

CAMILLE (terrain, dans la rue)
Je sors du Pavillon d’hébergement Alfred-Desrochers.
L’hiver se faufile sous mon manteau.
J’me dirige vers le métro Côte-Des-Neiges.
C’est ma troisième visite de la semaine.

NARRATION
Pauline a mangé son souper dans son lit. C’est plus simple pour les préposées…
comme ça elle est déjà prête pour la nuit.
Je lui ai fait manger son burger avec une cuillère, son lait avec une paille.
À 5h45, la préposée est venue prendre le cabaret et descendre le dossier de son lit.
Pauline a fermé les yeux et je lui ai chanté une berceuse.
J’ai baissé la lumière pis j’ai attendu quelques minutes en écoutant la radio, dans le noir.
À Radio-Canada, y’annonçaient que les écoles, les Cégeps, les universités allaient
fermer lundi.
J’ai éteint la radio, je lui ai donné un bec sur le front, et je suis partie.

CAMILLE (terrain, dans la rue)
Je marche sur l’avenue Victoria, je tourne à droite sur Lacombe.
J’ai le cœur qui gronde.
Le chemin du retour est toujours plus long.

NARRATION
On est le vendredi 13 mars 2020.

BOÎTE VOCALE
Bienvenue à l’institut universitaire de gériatrie de Montréal, du CIUSS, du Centre-Sud /

(Touches de téléphone)

BOÎTE VOCALE
Veuillez patienter pendant que je transfère votre appel.

(Sonneries)

CAMILLE (terrain)
Allo?

PRÉPOSÉE (terrain)
C’est votre petite-fille, elle est au téléphone. ..

CAMILLE (terrain)
Allo? Allo, grand-maman?

PAULINE (terrain)
Allo?

CAMILLE (terrain)
Allo, tu m’entends bien?

PAULINE (terrain)
Oui.

CAMILLE (terrain)
Oui? Comment tu vas?

PAULINE (terrain)
Je t’entends bien.

CAMILLE (terrain)
Tu m’entends bien?

PAULINE (terrain)
Oui.

CAMILLE (terrain)
Comment tu vas?

PAULINE (terrain)
Je vais bien.

CAMILLE (terrain)
Oui?

PAULINE (terrain)
Ben, pas mal, mais... Pas bien mais pas mal.

CAMILLE (terrain)
Ah ouais? Pourquoi pas bien? Est-ce que t’as mal quelque part?

PAULINE (terrain)
Non mais... Je m’ennuie à mourir ici.

CAMILLE (terrain)
Mais là, là c’est une situation particulière, parce que normalement je serais venue
te voir en personne.

PAULINE (terrain)
Oui.

CAMILLE (terrain)
Sauf que là, y’a un virus de grippe qui court en ce moment à Montréal.

PAULINE (terrain)
Ah oui?

CAMILLE (terrain)
Ouais. Faque. Là ça fait à peu près euh… une semaine et demi. Pis, on nous a dit
que c’était mieux de pas, pas aller voir les personnes un peu plus âgées. Pis toi t’es
un peu plus âgée. Fait que, on prend toute des précautions dans la famille, pour pas
l’attraper pis pour surtout pas te le donner.

PAULINE (terrain)
Ok. Mais moi j’m’ennuie de vous autres. J’m’ennuie beaucoup, beaucoup,
beaucoup.

NARRATION
Tous les jours, à 1h, j’écoute le point de presse
C’est le seul rendez-vous à mon agenda
Mon unique lien avec l’extérieur
Une date avec le Québec en entier
Je ne peux plus aller voir Pauline. On m’empêche d’aller voir la seule personne auprès de qui
je me sens vraiment utile.
Pauline arrive pas à manger toute seule. Elle va faire quoi?
Et moi, je vais faire quoi?
On nous dit c’est juste deux semaines. On nous dit c’est temporaire. Le temps décélère dans mon appartement et j’ai l’impression d’enfin comprendre c’est quoi être emprisonnée et seule. C’est quoi attendre un téléphone. Attendre que quelqu’un s’inquiète. Attendre que rien n’arrive

CAMILLE (terrain)
Ok. J’me demandais, est-ce que tu vas bien, aujourd’hui? Est-ce que tu vas bien, grand-
maman?

PAULINE (terrain)
Mais j’suis contente de te parler.

CAMILLE (terrain)
Ben, moi aussi ça me fait plaisir de te parler. As-tu bien mangé? Est-ce que t’as fini ton
diner?

PAULINE (terrain)
T’es ma petite Camille, toi.

CAMILLE (terrain)
Ben oui, j’suis ta petite Camille.

PAULINE (terrain)
Oui… Ma petite Camille d’amour.

CAMILLE (terrain)
Ben oui, pis toi t’es ma belle grand-maman d’amour.

PAULINE (terrain)
J’t’entends pas bien.

CAMILLE (terrain)
Non? Est-ce que le téléphone est bien/

PAULINE (terrain)
J’entends mal.

CAMILLE (terrain)
Mais, moi j’t’entends bien. Tu peux me parler.

PAULINE (terrain)
Quoi?

CAMILLE (terrain)
Moi, je t’entends très bien. Tu peux me parler.

PAULINE (terrain)
Euh… je sais pas. J’entends trop mal.

CAMILLE (terrain)
Ah oui?

PAULINE (terrain)
Trop mal, on… On s’entend pas. Peut-être tu pourrais m’appeler demain?

CAMILLE (terrain)
Ben oui, avec plaisir. Tu m’entends pas.

PAULINE (terrain)
J’entends un mot de temps en temps. Et puis j’peux pas comprendre.

CAMILLE (terrain)
Est-ce que, est-ce que tu m’entends? Grand-maman?

PAULINE (terrain)
Ça se peut pas qu’il y ait personne. Sur la ligne.

CAMILLE (terrain)
Non, j’suis là grand-maman.

PAULINE (terrain)
À cette heure-là. Moi Marie, mmm… Ma, ma belle… Camille. Je t’aime beaucoup. Et j’aimerais ça t’écouter parler longtemps. Mais je, je pense pas que ça soit une bonne journée. Parce que
j’aimerais ça t’écouter parler longtemps. Et puis je pourrais te raconter des histoires. Mais
j’pense pas que ça soit la bonne journée. Ben, j’t’embrasse, pis essaye encore demain. Ok?

CAMILLE (terrain)
Ok.

PAULINE (terrain)
Ben… Essaye encore.

NARRATION
J’enregistre nos appels téléphoniques. Je ne sais pas pourquoi je continue mais j’enregistre. J’encapsule. J’archive. Je conserve. J’immortalise. On se parle au téléphone tous les jours. Et moi, je m’emmure dans un silence qui s’enroule autour de moi. Je commande des écouteurs sur Amazon et je déjeune au vin blanc. Et si ce qui me liait à Pauline, c’était pas l’ennui, mais l’attente? On attend de pouvoir sortir. On attend de se retrouver.

PRÉPOSÉE (terrain)
Madame Trudel, y’a quelqu’un qui veut vous parler au téléphone.

CAMILLE (terrain)
Allo?

PAULINE (terrain)
Allo?

CAMILLE (terrain)
Allo grand-maman, est-ce que tu m’entends?

PAULINE (terrain)
Oui, je t’entends.

CAMILLE (terrain)
Oui, qu’est-ce que tu faisais?

PAULINE (terrain)
Je faisais rien, je gelais.

CAMILLE (terrain)
Ah ouais, t’as froid?

PAULINE (terrain)
Y faisait froid.

CAMILLE (terrain)
Ah ouais?

PAULINE (terrain)
Y faisait froid. Pis, la fenêtre se ferme pas. Pis j’pas capable de la faire. Pis
j’attendais mon café chaud.

CAMILLE (terrain)
Ok.

PAULINE (terrain)
Pis y’est pas jamais venu. Faque, là, à part de ça, y’a rien qui va bien.

CAMILLE (terrain)
Ok. Mon dieu, tu t’es levée du mauvais pied ce matin.

PAULINE (terrain)
Parce que y’ont pas réussi à me faire du café.

CAMILLE (terrain)
Pis t’as pas, t’as pas déjeuné ce matin?

PAULINE (terrain)
Non.

CAMILLE (terrain)
Non? Ok.

PAULINE (terrain)
Ben j’ai pris… Non, j’ai pris un jus de pomme.

CAMILLE (terrain)
Ah ouais? Ok. Ben c’est bon le jus de pomme, quand même.

PAULINE (terrain)
Oui, mais, c’est mieux que rien mais c’est… rien pis un jus de pomme, c’est à peu près
pareil.

CAMILLE (terrain)
(Rires.) Ok…Mais heu… Mais, d’après moi, là, t’sais bientôt c’est ton diner. Là, ils vont
bientôt t’apporter ton repas du diner, pis, d’habitude y’a toujours un café chaud avec.

PAULINE (terrain)
Mais j’espère. Parce que là, sans ça, j’suis… j’suis un peu en christ.

CAMILLE (terrain)
Oh!...

PAULINE (terrain)
C’est pas beau, hein?

CAMILLE (terrain)
Non, c’est pas beau, je t’ai jamais entendue parler comme ça.

PAULINE (terrain)
Ben je suis en christ. M’a te dire. M’a te dire ben franchement. C’est ça que, que
je ressens.

CAMILLE (terrain)
Ok. Ben, c’est correct. À matin t’es en christ. Ben, c’est ben correct.

PAULINE (terrain)
Bon. Ben c’est toi qui l’a eu.

CAMILLE (terrain)
Hein?

PAULINE (terrain)
C’est toi qui a eu mon « christ ». Je suis en christ.

CAMILLE (terrain)
Ok. Ok. Ben, écoute, moi j’avais hâte de te jaser un petit peu, mais si t’es occupée, on
peut se reprendre, là.

PAULINE (terrain)
Ouais, on pourrait se reprendre.

CAMILLE (terrain)
Ouais? T’as pas envie qu’on se parle aujourd’hui?

PAULINE (terrain)
Non.

CAMILLE (terrain)
Non?

PAULINE (terrain)
Parce que moi aujourd’hui, je pense que je vais être en christ toute la journée.

CAMILLE (terrain)
Ok.

NARRATION
Et si ce qui me liait à Pauline, c’était pas l’ennui, mais l’attente? Ça fait 4 ans que j’attends le contrat qui va me décrochir, que j’attends le chum qui va me comprendre. En plaçant Pauline dans un CHSLD, comment ne pas lui faire entendre : « on attend que tu meures » ? On est deux filles ben polies. On nous dit d’attendre, alors on attend.

PRÉPOSÉE (terrain)
Claire, infirmière?

CAMILLE (terrain)
Oui, bonjour, j’appelle pour savoir si ce serait possible de parler avec Pauline Trudel?

PRÉPOSÉE (terrain)
Euhh… euh. Ah. J’t’en train de réfléchir, en fait, c’est que j’pense pas qu’on,
on ait… Est-ce qu’on a mis un téléphone?… Gabrielle? Gabrielle? Est-ce qu’il y a un
téléphone dans un emballage, là, ou pas? Ouais. Euh… Ok. Euuh. Excusez-moi. J’vais…
Est-ce que/Est-ce que j’peux vous/On peut vous/Vous pouvez nous rappeler plus tard
j’t’en train de réfléchir à comment on va faire.

CAMILLE (terrain)
Ok. Parce que… Ben ça fait deux, ça fait deux fois aujourd’hui qu’on me dit
d’appeler plus tard, j’voulais juste comprendre…

PRÉPOSÉE (terrain)
C’est vrai, j’suis désolée, mais on est un peu/

CAMILLE (terrain)
Mais non, non, j’comprends.

PRÉPOSÉE (terrain)
… dépassés, enfin, on fait comme on peut. On essaie de s’organiser, là.

CAMILLE (terrain)
Parfait.

PRÉPOSÉE (terrain)
C’est pas simple. Euh… Mais je vais… J’vais voir. On va sûrement mettre un
téléphone dans un sac ziploc et, et lui donner par la suite.

CAMILLE (terrain)
Ok, est-ce que c’est parce qu’elle présentait des symptômes, ou euh?

PRÉPOSÉE (terrain)
Non, pas elle. Mais euh… C’est qu’on fait des mesures préventives pour le moment.

CAMILLE (terrain)
Ok, parfait.

PRÉPOSÉE (terrain)
On est en prévention, et donc, on isole les patients pour être sûrs que ça se propage pas,
en fait.

CAMILLE (terrain)
Parfait. Donc, euh…

PRÉPOSÉE (terrain)
Pour limiter la, la propagation, donc, du coup, on s’organise à tous les jours.

CAMILLE (terrain)
J’comprends.

PRÉPOSÉE (terrain)
Et… c’est pas, c’est pas simple.

CAMILLE (terrain)
Mais j’m’en doute pis… Je vous remercie pour le travail que vous faites.

CAMILLE (terrain)
Allô grand-maman.

PAULINE (terrain)
Allô.

CAMILLE (terrain)
Oui, tu m’entends?

PAULINE (terrain)
Oui, je t’entends, là.

CAMILLE (terrain)
Ah, j’suis contente de te parler. Comment tu vas?

PAULINE (terrain)
Ben… Je vais… Je vais pas mal. Mais j’apprends à manger.

CAMILLE (terrain)
Ah oui?

PAULINE (terrain)
J’apprends à manger.

CAMILLE (terrain)
Ah oui, po, pourquoi?

PAULINE (terrain)
Ben, parce que j’mange toute seule. Y’a jamais personne pour m’aider.

CAMILLE (terrain)
Ok.

PAULINE (terrain)
Et puis, j’ai de la misère. Je travaille fort.

CAMILLE (terrain)
Ok, ben y vont t’aider.

PAULINE (terrain)
Ben y vont venir m’aider, parce que, j’leur ai dit à plusieurs que j’sais pas manger. Pis j’sais
pas comment, pis…

CAMILLE (terrain)
Mmm.

PAULINE (terrain)
Que j’travaille ben fort pour l’apprendre.

(MUSIQUE)
(SONNERIES)

PAULINE (terrain)
J’ai pas de nouv… j’ai pas de… de visite, parce que y’a… y’a toujours la grippe.

CAMILLE (terrain)
Ouais.

PAULINE (terrain)
Et puis… Ben, pas… pas de visite, c’est plate.

CAMILLE (terrain)
Ouais, je le sais.

PAULINE (terrain)
Parce que j’aimais ça… j’aimais ça quand tu venais. Pis y’en avait d’autres qui
venaient, aussi.

CAMILLE (terrain)
Ouais.

PAULINE (terrain)
Et pis, ben, ça faisait de la différence, tsé.

CAMILLE (terrain)
Ouais, je suis d’accord.

PAULINE (terrain)
Mais, j’ai hâte qu’ils recommencent à venir.

CAMILLE (terrain)
Ouais, moi aussi j’ai hâte de te revoir en vrai, là. J’m’ennuie de ta voix qui chante.

BOÎTE VOCALE
Bienvenue à l’institut universitaire de gériatrie de Montréal

CAMILLE (terrain)
Comment tu vas?

PAULINE (terrain)
Est-ce que tu veux, tu veux me parler?

CAMILLE (terrain)
Ben… Ça me ferait plaisir, oui.

PAULINE (terrain)
C’est pour ça que tu m’as appelée.

CAMILLE (terrain)
Ben oui, j’voulais savoir comment tu vas.

PAULINE (terrain)
J’pas… J’comprends pas beaucoup.

CAMILLE (terrain)
Non? Essais de le rapprocher de ton oreille.

PAULINE (terrain)
J’sais pas.

CAMILLE (terrain)
Rapproche le téléphone de ton oreille.

PAULINE (terrain)
Le téléphone marche pas bien.

CAMILLE (terrain)
Y marche pas bien? Est-ce que, est-ce qu’il est bien contre ton oreille?

PAULINE (terrain)
Chez vous, il marche bien?
Oui. Moi ça… j’t’entends très bien. Est-ce que tu/

PAULINE (terrain)
Ben j’entends pas.

CAMILLE (terrain)
Tu m’entends pas? Est-ce que, est-ce que tu m’entends, là? Essaie

PAULINE (terrain)
Moi, je comprends pas.

CAMILLE (terrain)
Essaie de rapprocher le téléphone de ton oreille.

(Manipulations de téléphone)

NARRATION
On dit que ça prend 10 contacts physiques par jour pour se sentir en bonne santé. Physique
et mentale.
Ouais, j’ai lu sur internet que quand on marche, le contact du talon sur le sol envoie un signal au cerveau. Un signal qui se rapproche de la sensation d’un contact physique, avec une autre personne.
François Legault nous dit de marcher.
Alors je marche.
Je marche.
Je marche.
Je marche.

CAMILLE (terrain)
Faque, là, j’vais sûrement, j’vais te rappeler demain.

PAULINE (terrain)
Merci de ton téléphone.

CAMILLE (terrain)
Ça me fait plaisir, je t’aime.

PAULINE (terrain)
Moi aussi. Alors, à la semaine prochaine.

CAMILLE (terrain)
Ben, à demain, en fait. Je t’appelle demain.

PAULINE (terrain)
Ok.

CAMILLE (terrain)
À demain.

PAULINE (terrain)
Parfait. À demain.

CAMILLE (terrain)
Bye.

PAULINE (terrain)
J’vais le fermer, moi. Je sais pas comment le fermer.

NARRATION
Le pédiatre Donald Winnicott parle de la théorie du « holding » dans le développement de
l’enfant. Le fait d’être porté, touché, c’est ce qui crée chez le bébé le sentiment d’être « réel », par opposition à irréelle.
C’est grâce aux contacts physiques répétés que se forme notre sensation d’exister.
Le holding permet notre compréhension de ce qui est « moi » et de ce qui n’est pas « moi ».
Ça nous aide à percevoir les limites de notre propre corps et donc, en même temps, du
monde qui nous entoure.

PAULINE (terrain)
Moi, je sais pas comment fermer ça. Je sais pas comment l’arrêter. Comment on… on le
sait pas. On le sait pas pantoute.

NARRATION
Pourquoi la théorie du holding est étudiée seulement chez l’enfant? Et si le besoin d’être touchée, tenue, n’était pas justement essentiel quand on vieillit, et qu’on perd la mémoire, et nos repères?

PAULINE (terrain)
Madame! Le lit est pas faite! Le lit est pas faite pantoute!

NARRATION
Avant, quand j’étais avec Pauline et qu’elle était confuse, je lui prenais les mains ou je lui
massais les épaules, et j’avais vraiment l’impression que ça la ramenait avec moi, qu’elle
reprenait contact avec la réalité.
Qu’elle savait un peu mieux qui j’étais, et qui elle était.

PAULINE (terrain)
Moi je sais pas comment fermer un téléphone! Arrêtez! Venez ici!

PRÉPOSÉE (terrain)
Attendez, attendez.

PAULINE (terrain)
J’ai besoin de vous! J’ai besoin de, de vous.

PRÉPOSÉE (terrain)
Je suis là pour vous.

PAULINE (terrain)
Je sais pas comment fermer un téléphone.

PRÉPOSÉE (terrain)
Ok.

PAULINE (terrain)
Comment on le ferme pour, pour qu’il soit… arrêté.

PRÉPOSÉE (terrain)
Arrêté, ok.

NARRATION
Maintenant, notre seul contact, c’est un téléphone dans un ziploc.

PAULINE (terrain)
Êtes-vous obligée de mettre des gants, pour mettre… pour fermer un téléphone? C’est tu
assez niaiseux, ça. Faut pas je, je… Mais ça paraît!

(La ligne raccroche)

NARRATION
Pauline n’est plus qu’une voix au bout du fil
j’ai aucune vidéo d’elle
presque pas de photos
pourquoi j’ai commencé à l’enregistrer, déjà?
j’aurais pu la filmer
j’aurais pu la dessiner
pourquoi, de tout ce qu’elle avait, j’ai choisi sa voix?
et pourquoi, maintenant que je n’ai que ça
ça me semble si peu?
si douloureusement peu?

PRÉPOSÉE (terrain)
2 e étage, bonjour?

CAMILLE (terrain)
Oui, bonjour, j’appelle au sujet de Pauline Trudel. Je me demandais si c’était possible de
lui parler?

PRÉPOSÉE (terrain)
Euh… Euh. Ils sont confinés dans le, dans le chambre, je ne sais pas s’il y a un moyen
de transmettre le téléphone. Mais… j’ai tout fermé. Mais elle, elle a bien mangé. Bon. Elle est
dans son fauteuil, dans sa chambre, elle… elle est réveillée. Elle parle un peu… Ha ha. Un
peu grossière, mais, c’est comme ça.

CAMILLE (terrain)
D’accord.

PRÉPOSÉE (terrain)
Madame Trudel. Ha ha.

CAMILLE (terrain)
Ouais. Ouais, j’comprends. Hum…

PRÉPOSÉE (terrain)
Mais elle bien asymptomatique, elle n’a pas de symptômes, n’a pas de… tout est sous
contrôle.

CAMILLE (terrain)
Ok. Parfait.

PRÉPOSÉE (terrain)
Si quelque chose arrive, vous, vous êtes informés.

CAMILLE (terrain)
Oui, je sais. Mais, en fait, normalement on me passait le téléphone pour que je
puisse lui parler.

PRÉPOSÉE (terrain)
Oui, jusqu’à hier, avant-hier… Mais, c’est, c’est fini. C’est fini, parce que si elle
répand partout, à cause du téléphone, à cause de, de, de autre chose…

CAMILLE (terrain)
Ok, donc c’est plus possible de leur parler d’aucune façon?

NARRATION
j’ai une centaine de fichiers audio
mon disque dur surchauffe
la voix de Pauline rebondit sur tous les murs
je porte ses vêtements
ceux qui étaient trop chics pour la laveuse du CIUSS
je fais du Lipsync sur la voix de ma grand-mère
je me détricote
Je voulais tellement lui faire sentir qu’elle était exceptionnelle.
Que ses souvenirs étaient en sécurité.
Mais qu’est-ce que ça peut lui faire, dans le fond, que je l’ai enregistrée?
Elle est toute seule, abandonnée dans un CHSLD.
Des CHSLD qui prennent feu, un à un.
Mes enregistrements l’empêcheront pas de vieillir.
Ni de mourir.
S’archiver, ça rend pas immortel.

CAMILLE (terrain)
Attends, je vais essayer de la faire pis tu me diras si ça te dit quelque chose, ok?

PAULINE (terrain)
Oui.

CAMILLE (terrain) (chantant la chanson de Barbara, Dis, quand reviendras-tu?)
Voilà combien de jours, voilà combien de nuits/ Voilà combien de temps, que tu es reparti/Tu m’as dit, cette fois c’est le dernier voyage/ Pour nos cœurs déchirés, c’est le dernier naufrage/ Au printemps, tu verras, je serai de retour/ Le printemps, c’est joli pour se parler d’amour/ Nous irons voir ensemble les jardins refleuris/ Et déambulerons dans les rues de Paris

NARRATION
Pauline a fermé les yeux et j’ai chanté une berceuse.

CAMILLE (terrain)
Tu t’en souviens, hein?

PAULINE (terrain)
Oui, je m’en souviens, pis est belle, hein?

CAMILLE (terrain)
Oui. On fait tu le refrain ensemble?

PAULINE (terrain)
Oui. On va essayer.

CAMILLE (terrain)
Ok.

CAMILLE ET PAULINE (chantant)
Dis, quand reviendras-tu/ Dis, au moins le sais-tu/ Que tout le temps qui
passe/ Ne se rattrape guère/ Que tout le temps perdu/ Ne se rattrape plus.

PAULINE (terrain)
Oui.

CAMILLE ET PAULINE (chantant)
Dis, quand reviendras-tu/ Dis, au moins le sais-tu/ Que tout le temps qui
passe/ Ne…

CAMILLE (terrain)
Oui, c’est ça!

CAMILLE ET PAULINE (chantant)
…se rattrape guère/ Que tout le temps perdu/

NARRATION
Dans la vie, il y a une irréversibilité.

CAMILLE (terrain)
Oh non, j’voulais pas te faire pleurer, là!

PAULINE (terrain)
Hein?

CAMILLE (terrain)
J’voulais pas te faire pleurer, j’voulais te faire plaisir.

PAULINE (terrain)
J’aime ça quand tu me chantes des chansons.

NARRATION
On dirait que je le savais.
Je suis réveillée par un appel de ma mère.
C’est bizarre. Pas son genre de m’appeler aussi tôt le matin.
Je dis : «allo maman.»
Je dis «oh non»,
je dis «impossible»,
je dis «veux-tu que je vienne te voir? ben j’pense que Docteur Arruda comprendrait…»

je dis «je veux que tu me prennes dans tes bras»

(MUSIQUE)

NARRATION
Le vendredi 13 mars 2020.
On dirait que je le savais.
C’était la dernière fois que je prenais Pauline dans mes bras.

PAULINE (terrain)
Les chansons, les chansons d’amour. Ça me fait rire pis ça me fait pleurer en même
temps. Pourquoi? Parce que l’amour c’est triste. Et en même temps c’est toujours beau.

CAMILLE (terrain)
Est-ce que tu penses que ça fait rire et pleurer tout le monde?

NARRATION
Je marche sur l’avenue Victoria. Je tourne à droite sur Lacombe.

PAULINE (terrain)
Est-ce que ça se peut que ça fait rire et pleurer tout le monde? Ça se peut.

CAMILLE (terrain)
J’pense que c’est pour ça qu’on peut pas vivre sans l’amour. Donc on cherche l’amour,
mais qu’on a peur de l’amour aussi.

PAULINE (terrain)
Mmmh.

NARRATION
Le chemin du retour est toujours plus long.

CAMILLE (chantant) :
Nous ne sommes pas jolis jolis, nous ne sommes pas beaux beaux beaux. Mais contre toi
moi je brille, tu me fous le feu à la peau.

NARRATION
Comment raconter une mort ordinaire?
J’ai éteint la radio, je lui ai donné un bec sur le front, et je suis partie.

(MUSIQUE)