Là où la poussière se dépose

Julien est assis à une table, devant son micro, l’espace reproduit son espace de travail, un studio de son. Il y a une table tournante, un tape deck, un micro de qualité. Il prend parole en activant des pistes audio sur cassette à quelques reprises. 

Entendu dans ce tableau : des archives audio, le déménagement d’un piano, la musique de In The Bleak Midwinter.



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What is Là où la poussière se dépose?

Dans cette autofiction sonore, l’autrice Karina Pawlikowski et le réalisateur Julien Morissette nous invitent à pénétrer, par la petite porte de l’intimité, dans la transformation de leurs maisons.

JULIEN
Depuis que les enfants sont nés, décembre est une occasion de garnir notre collection de vinyles de Noël.
Petit à petit, je leur construis un héritage : en mélodies, en paroles, en textures sonores.
Les choeurs des Andrews Sisters, les classiques des Beach Boys, le piano de Charlie Brown,

Sur la tablette d’albums de Noël,
- parce que oui, je les classe par genres, artistes, saisons ou étiquettes de disques -
Les albums de famille des McGarrigle sont là, avec les Blue et White Christmas.

Les sœurs McGarrigle - Kate et Anna - ont fait deux albums avec leur famille et leurs amis.
Y’a beaucoup de talent dans leur arbre généalogique, c’est un euphémisme : Martha Wainwright, Rufus Wainwright, Loudon Wainwright III, Lily Lanken.
En plus de leurs amis Emmylou Harris et Linda Ronstadt.

On est loin d’Hugo Lapointe et Éric Lapointe avec les Porn Flakes.

Ce que les Wainwright ont réussi à faire avec leurs albums de famille - un de Noël et un « normal » - c’est de cristalliser l’esprit d’un lieu :
une petite maison canadienne dans les Laurentides, leur repère familial depuis 1950.

Mes obsessions musicales (et mon métier) m’ont amené à passer du temps dans cet endroit-là, à Saint-Sauveur.
Sur la tablette d’albums de Noël, avec l’album des McGarrigle,
y’a la biographie des soeurs McGarrigle,
le livre de Martha Wainwright traduit par Fanny Britt,
un livre de photos des McGarrigle en studio et en tournée,
Et une boîte de cassettes sur lesquelles j’ai écrit au sharpie : « visite Saint-Sauveur-des-Monts et entrevue Anna McGarrigle - 2019 »

J’entre dans la maison de la rue Lanning.
Mon enregistreuse roule déjà.
On fait le tour de toutes les pièces.

Anna me sert une tasse de thé.
On s’assoit proche du feu et elle me dit qu’un de ses premiers souvenirs de Saint-Sauveur-des-Monts, c’est les leçons de piano données par les bonnes-soeurs.
Elle me parle du Steinway qui est devant elle.
Un piano de 1880 qui trône au milieu du salon depuis 1940.
La première chose que Frank McGarrigle et son épouse Gaby ont acheté quand il se sont mariés, c’est un piano.

Anna McGarrigle : OK euh… s'il était ici en ce moment (Rires), il serait au piano, toujours au piano. Y jouait à journée longue. Euh, pis ma mère était dans la cuisine, mais a voyait pas, on a fait un trou dans le mur comme pour qu'a puisse euh, you know… elle faisait, faire part du de du party, parce qu'y a souvent le party ici…. de famille plutôt. Pis finalement, après que mon père est mort, on a ouvert ce mur, pour qu'elle puisse faire ça. En tout cas, elle était jamais dans la cuisine après ça. (rires en arrière-plan) Elle a arrêté de cuisiner à 74 ans…

Julien : Faique y’avait toujours du piano qui se jouait.

Anna McGarrigle : Y’avait toujours du piano pendant que mon père était vivant.

Julien : Pis ça, est-ce que ça vous a inspiré…

Anna McGarrigle : Mais y chantait pas. Je dis pas, des fois ma mère chantait euh si ça lui tentait. Des fois elle était tannée de l'entendre jouer, mais si elle était de bonne humeur c'est fort possible que pendant qu'il jouait le piano euh elle était dans la cuisine y... a chantait.

JULIEN
J’imagine la scène.
Gaby, la mère des soeurs McGarrigle, sort de la cuisine après 5-6 Gin Tonics,
(probablement du Beefeater)
La vaisselle est faite.
Elle demande à la famille de jouer pour elle.
Tout le monde chante des pièces traditionnelles, des chansons de Judy Garland, des ballades françaises, des compositions.
Tout le monde, autour du Steinway qui a pas bougé depuis 70 ans.

J’arrête l’enregistreuse quand Anna me demande si moi aussi je joue du piano.
Je lui dis que mon grand frère et ma grande sœur sont passés par là,
mais que l’acharnement de mes parents s’est essoufflé rendu à moi.
Je vois mon frère ou ma soeur soupirer derrière le piano droit,
Pendant que mon père fait la vaisselle en commentant leur performance,
Moi je regarde Kermit à la télé en espérant ne jamais avoir à me retrouver assis sur ce banc de piano.

On est dans la maison dans laquelle j’ai grandi, au bout du chemin de la Montagne.
Le 1 des Genévriers, où j’ai passé tous mes Noëls, mes Halloweens, mes partys de fête, mes premières brosses, mes premières ruptures.
Là où mes parents se sont laissés, sur le balcon avant de la maison.
Là où mon père a fait livrer une benne à déchets l’été de la vente de la maison,
pour la vider de ses objets.
Si y’avait pu, je pense que notre piano familial se serait retrouvé au fond du dumpster, avec les bibliothèques Ikea et les télés cathodiques.
Finalement, on l’a vendu sur un tout nouveau site qu’on trouvait très pratique : Kijiji.
Notre Steinway a pas survécu au divorce de mes parents.

En réécoutant les enregistrements avec Anna McGarrigle, je suis envieux de leur folklore familial construit et maintenu autour d’un piano.
Y’est pas trop tard pour essayer de repatcher la transmission de la musique chez mes enfants.

À l’arrière du camion de déménagement, un vieux Mendelssohn, modèle appartement, quitte la banlieue pour la campagne.
Sans les qualifications requises ou les muscles nécessaires,
et avec l’aide des quelques amis bien intentionnés,
je réussis à le sortir de chez ma tante.
C’est le piano sur lequel mon père et ses soeurs ont appris à jouer,
Il dormait dans un sous-sol depuis trop longtemps.

Ça va prendre un certain temps avant que le piano se place,
qu’il soit bien accordé,
et que les enfants se pratiquent pendant que je fais la vaisselle.