Les balados du CIRCEM



Dans cet épisode des balados du CIRCEM de la Série de conférences Mauril Bélanger, Stéphanie Gaudet discute avec Gérald Bronner, professeur de sociologie à Sorbonne Université, de la place, des enjeux et de la dimension paradoxale des discours scientifiques en contexte démocratique. Gérald Bronner y discute des tensions au sein du marché de l’information, notamment des croyances et des théories du complot qui s’y développent et fragilisent les discussions démocratiques. Cette réflexion a été entamée dans le cadre du XXIIᵉ Congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française avec pour thème « Sciences, savoirs et sociétés ».

Pour en savoir plus sur le XXIIᵉ Congrès de l’AISLF, qui a eu lieu en juillet 2024 à l’Université d’Ottawa : https://congres2024.aislf.org/

Le livre « Apocalypse cognitive » de Gérald Bronner est disponible aux PUF : https://www.puf.com/apocalypse-cognitive 

What is Les balados du CIRCEM?

Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone.

[Musique de fond]

00:05 Marie-Hélène Frenette-Assad
Les balados du CIRCEM visent à promouvoir la recherche interdisciplinaire sur la citoyenneté démocratique et les groupes minoritaires et minorisés, à partir de la tradition intellectuelle du monde francophone. Le présent balado est réalisé dans le cadre de la Série de conférences Mauril-Bélanger.

[Fin de la musique de fond]

00:32 Stéphanie Gaudet
Bonjour, ici Stéphanie Gaudet et vous écoutez un balado du CIRCEM consacré au 22e congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française qui a pour thème « Sciences, savoirs et sociétés ». Nous discuterons aujourd’hui de la place et des enjeux des discours scientifiques en contexte démocratique. Comment comprendre leur dimension paradoxale? Comment se fait-il que nous ayons accès à tant d’informations et de connaissances scientifiques et que nous ayons autant de difficultés à faire raison de ces informations? Pour réfléchir à cette question, nous accueillons aujourd’hui Gérald Bronner, professeur de sociologie à la Sorbonne, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine en France. Ses travaux ont été couronnés par 11 prix et sont traduits dans 10 langues. Il travaille notamment sur les croyances collectives et le complotisme. Il en parle d’ailleurs dans son essai intitulé « Apocalypse cognitive » publié au PUF en 2021. Il a également présidé la commission « Les Lumières à l’ère numérique » qui porte communément le nom en France de la « Commission Bronner ».

01:46 Stéphanie Gaudet (suite)
Gérald Bronner, bonjour.

01:49 Gérald Bronner
Bonjour.

01:49 Stéphanie Gaudet
Je te remercie de nous accorder du temps aujourd’hui.

01:52 Gérald Bronner
Merci à vous.

01:53 Stéphanie Gaudet
Et j’évoquais en introduction les paradoxes que nous vivons actuellement dans le contexte démocratique. Est-ce que tu pourrais nous présenter un des paradoxes qui te semble vraiment, disons, le plus important à cerner?

02:06 Gérald Bronner
Oui, je reprendrai un peu les excellents mots que tu as déjà prononcés en développant un peu. C’est vrai que la situation paraît paradoxale en première vue, puisqu’on n’a jamais eu autant d’informations à notre disposition. Et c’est vraiment avec ces informations qu’on va avoir une représentation du monde. Songeons, par exemple, qu’en 2005, on avait produit 150 exabytes de données, ce qui est déjà considérable, et en 2010, on en avait produit huit fois plus. Et dans les deux dernières années qui viennent de s’écouler, on a produit 90% de l’information disponible sur la Terre. Donc, c’est vraiment une situation totalement inédite, ce n’est pas exagéré, dans l’histoire de l’humanité. Et parallèlement à cela, on voit bien que partout, depuis le 19e siècle en particulier, il y a eu une augmentation tout à fait saillante du niveau d’études, du niveau d’éducation de nos concitoyens. Et donc, la rencontre des deux devrait aboutir à ce qu’on espérait au siècle des Lumières, c’est-à-dire des sociétés de la connaissance, et en l’occurrence des démocraties de la connaissance, puisque nous sommes des démocraties. Il y avait beaucoup d’espoir pour cela et le modèle qui sous-tendait ces espoirs, c’était que sur un marché libre des idées, quand on n’était plus sous la tutelle, par exemple, de la religion ou d’Aristote ou de Galien dans le domaine de la médecine, et bien, on allait pouvoir penser librement et que les meilleures idées, c’est-à-dire les plus rationnelles, s’imposeraient. On l’espérait encore il y a une vingtaine d’années, puisqu’on a un grand rapport de l’UNESCO qui s’appelait « Vers les sociétés de la connaissance » et qui misait, dans son pari optimiste, sur l’apparition, justement, des mondes numériques. Et bien, précisément, le surgissement soudain dans notre histoire des mondes numériques, qui explique la disponibilité de l’information que je viens d’évoquer, est probablement la variante, la variable la plus significative pour expliquer cette situation paradoxale. C’est-à-dire que, pendant longtemps, les modèles intellectuels qui prétendaient décrire le monde, qu’ils relèvent de la religion, de l’idéologie, de la science, bien entendu, des sciences sociales, des superstitions, des théories du complot, tout ça sont des modèles qui prétendent décrire le monde. Ces modèles existaient bien avant les mondes numériques, mais ils étaient la plupart du temps confinés dans des espaces distincts; en quelque sorte, il y avait des murs relativement étanches dans la vie sociale. Il y a plein de contre-exemples à ce que je viens de dire, mais globalement, c’est comme ça que ça a fonctionné. Or, depuis le surgissement des mondes numériques, il y a une porosité de plus en plus importante entre ces murs sociaux, si je peux dire, et il y a une concurrence généralisée. Seulement, cette concurrence généralisée, elle n’aboutit pas à la concrétisation de l’espoir qui était porté par le siècle des Lumières et que, par exemple, mentionnait quelqu’un comme Thomas Jefferson, un des grands fondateurs de la démocratie américaine, lorsque dans son livre traité sur l’État de Virginie, il écrit « la vérité peut se défendre toute seule ». Il imaginait que dans une société de libre pensée, la vérité n’aurait pas besoin d’être défendue. Elle s’imposerait comme une bonne monnaie pourrait s’imposer, par exemple, sur un marché. Or, ce marché cognitif, précisément, ne répond pas aux règles que l’on avait espérées. Ce qui s’impose, en tout cas à hauteur de vue du présent, c’est plutôt la domination de produits intellectuels qui sont efficaces plutôt que tout à fait vrais, c’est-à-dire qu’ils provoquent en nous une forme de satisfaction intellectuelle. Et c’est la domination du vraisemblable sur le vrai que l’on observe dans nombre de parties de la société humaine. Donc voilà le paradoxe, à mon avis, un des paradoxes les plus importants de l’époque contemporaine.

05:39 Stéphanie Gaudet
Et est-ce que, je sais que vous avez participé à diriger une commission, quelles étaient vos propositions pour le gouvernement français par exemple?

05:48 Gérald Bronner
Alors, la question fondamentale, qui est une question politique, mais non partisane d’une certaine façon, c’est de savoir, puisque la libre circulation des idées et des opinions n’aboutit pas, en tout cas à court terme, à des sociétés de la connaissance, comment réguler ce marché. Après tout, il n’y a rien de honteux à vouloir réguler un marché. Sinon, c’est le libéralisme effréné, avec de bons aspects sans doute, mais avec des aspects pervers. Et cette dérégulation du marché de l’information, à laquelle aboutit l’apparition des mondes numériques, elle a beaucoup d’effets pervers. Par exemple – et ça commence à dessiner la question des solutions –, par exemple, les passions tristes, la colère, la conflictualité, la peur, ont tendance à s’imposer tout simplement parce que c’est un marché qui régit par l’attention, par l’économie de l’attention. Et de quoi s’agit-il? Bien en fait, le fait de transférer notre disponibilité mentale, notre temps d’attention, tout simplement, en capital économique. Comme on dit, quand c’est gratuit, c’est vous le produit. Donc le produit, en fait, c’est pas tant vous que votre disponibilité mentale. Et cette disponibilité mentale, en effet, par le truchement des publicités, par exemple, va permettre à Facebook, Google, de vous offrir un service gratuit et très utile, mais la contrepartie, c’est que vous allez être exposé à des types d’informations. Donc, le but pour ces entreprises, c’est de vous maintenir le plus longtemps sur leurs propositions et vous maintenir, évidemment, sans vous forcer. Alors, comment est-ce qu’on fait en sorte que les gens se maintiennent, disons [rire] avec leur propre volonté, et bien, on les intéresse. Et à quoi s’intéresse notre cerveau? Bien par exemple, précisément, à la conflictualité. Lorsque vous entendez parler d’une agression, soit dans un fait divers ou si un homme politique, par exemple, s’est fait entarter, puisque c’est la mode un peu en Europe, et bien, on sait bien qu’il n’y a aucune information politique réelle derrière cela, mais on va avoir du mal à résister, à aller cliquer pour regarder la vidéo. « Qu’est-ce qui s’est passé? » C’est un hameçon attentionnel, et il y en a beaucoup d’hameçons attentionnels, et je ne peux pas tous les détailler, je le fais dans mon livre « Apocalypse cognitive », par exemple, que vous avez mentionné. Mais ces hameçons attentionnels révèlent des parties, disons, très spontanées de notre cerveau et pas forcément les plus honorables. Parce que dans notre cerveau, il y a ça, mais il y a aussi la pensée analytique qui peut contrebalancer, en fait, ces dispositions à vouloir jouir à court terme de l’information. C’est comme, pour faire une analogie, lorsque vous avez décidé, par exemple, de faire du sport pour vous reprendre en main ou ne pas manger, par exemple, des sucreries devant une série télé, et bien, il y a une jouissance à court terme, la sucrerie, et la jouissance à long terme, c’est-à-dire le fait de différer cette jouissance, bien c’est une pensée analytique qui va vous permettre, ou pas d’ailleurs, parce que c’est imprédictible, de différer ce plaisir. Et on est tous dans des dilemmes de ce genre; parfois, c’est le court terme qui gagne, parfois, c’est le long terme. Seulement, voilà, dans la configuration des mondes numériques avec les intérêts économiques que j’ai mentionnés, tout converge pour nous faire jouir le plus vite possible, à court terme, de l’information, plutôt que de différer cette jouissance vers des informations plus lentes, plus rationnelles et plus argumentées. Face à cette situation, il est donc, à mon avis, tout à fait acceptable de penser la régulation de ce marché. Seulement, voilà, il faut être très attentif parce qu’il s’agit du marché des opinions. Donc, réguler le marché des opinions, c’est aussi faire peser un grave danger sur la liberté d’expression et donc un grave danger pour les démocraties en général. Alors, dans ce rapport que vous avez mentionné, nous fûmes 14 experts à réfléchir à ces questions. Nous n’avons pas proposé une nouvelle loi – il faut vraiment écrire la plume tremblante quand vous pensez ces questions –, parce qu’il nous semblait qu’une loi, par exemple, qui punirait la diffusion de fausses informations en qualifiant la fausse – par exemple, qui punirait la diffusion de théories du complot –, serait liberticide. Moi, je ne veux pas vivre dans un monde où on n’a pas le droit de développer une théorie du complot ou être antivaccin. Ça, ça me paraît tout à fait acceptable. Seulement, on a le droit de réfléchir sur la visibilité de ces propositions. Notamment parce que les antivaccins, par exemple, les vrais antivaccins militants, sont très peu nombreux, mais ils parlent beaucoup. Ils font partie de ce qu’on appelle les « super-spreaders », c’est-à-dire les super-diffuseurs d’informations. Et là, vous voyez, c’est pas très démocratique, parce que c’est des gens qui votent mille fois, tandis que la plupart de nos concitoyens ne votent jamais ou votent seulement une fois. La démocratie, c’est un homme, une femme, une voix, n’est-ce pas? Et non pas mille voix pour certains. Donc, évidemment, comme c’est fondé sur la motivation, ils font valoir leurs points de vue qui deviennent très visibles et qui sont pris pour de la représentativité par un certain nombre de nos concitoyens. Or, il y a moyen de réguler ce marché de l’information pour rendre, en quelque sorte, la visibilité des arguments comme une retranscription loyale de ce que les individus représentent statistiquement. Par exemple, une étude de 2019 montre que si vous faites une recherche avec YouTube, vous voulez voir une vidéo sur le climat, vous tapez « climat » ou des mots autour du climat, vous aviez plus de 50% de chances de tomber sur une vidéo climatosceptique. Et bien, c’est une éditorialisation déloyale, à notre avis. C’est-à-dire, étant donné qu’il y a un consensus scientifique très fort pour dire que le réchauffement climatique existe, je ne suis pas pour bâillonner les climatosceptiques, mais je suis pour qu’ils soient visibles à proportion de ce qu’ils représentent dans l’état de la science. Donc ça, c’est une des propositions qu’on avait faites, c’est jouer sur les algorithmes, sur l’éditorialisation numérique de l’information. Et un autre élément – je ne peux pas vous détailler les 30 recommandations –, mais un autre élément très fort, c’est une révolution pédagogique; c’est-à-dire se donner tous les moyens pour que nos jeunes esprits, dans le temps de l’école, mais pour les adultes aussi, dans le temps de la formation continue, puissent développer notre système analytique. Je vous ai dit qu’en nous tous, nous avons les moyens de contre-attaquer contre ces épidémies de fausses informations, c’est-à-dire de développer la pensée critique, la pensée méthodique dont nous possédons tous un peu des fondements. Mais apprendre à lire, à écrire, à compter, ça s’apprend. Mais apprendre à raisonner aussi juste, ça s’apprend. Et c’est ne faire offense à personne, il ne s’agit pas du tout d’un élitisme intellectuel, au contraire, c’est tout l’inverse, c’est un universalisme; c’est-à-dire en chacun de nous, même ceux qui parfois se sont égarés dans les théories du complot ou de l’antivaccination, chacun a des ressources intellectuelles pour rétrojuger sur des formes de pensée spontanée qui vont se diffuser en raison des effets de dérégulation du marché de l’information que je mentionnais. Donc, il faut, je pense, partout suggérer une révolution pédagogique. Je donne moi-même d’ailleurs à la rentrée un cours gratuit en Sorbonne, pour tout le monde, de développement d’esprit critique, mais avec une condition : vous venez, c’est gratuit, mais vous vous engagez à reproduire cela auprès de vos amis, n’est-ce pas, auprès de votre famille, et moi, je vous donnerai un dossier pour pouvoir reproduire ces cours, parce que c’est un trésor collectif que ces ressources de la pensée analytique.

12:36 Stéphanie Gaudet
Et qu’est-ce que vous allez enseigner, par exemple?

12:38 Gérald Bronner
Bien, par exemple, je vais leur enseigner, pour prendre un exemple tarte à la crème, qu’une corrélation n’est pas toujours une causalité, n’est-ce pas. On a l’impression que quand deux phénomènes surgissent ensemble, l’un a causé l’autre, ce qui est parfois vrai, mais pas toujours. Et quand vous croyez cela alors que ça n’est pas vrai, bien vous allez croire, par exemple, que des coïncidences sont particulièrement significatives ou qu’il y a des messages secrets que l’histoire vous donne ou, au contraire, que deux événements sont fomentés par une entité malveillante, et on arrive très, très près des théories du complot. Ou, par exemple, vous pouvez trouver extraordinaire un phénomène parce qu’il a une chance sur un million de se produire. C’est vrai que c’est extraordinaire. Seulement, si vous avez essayé un million de fois, c’est tout à fait normal que le phénomène se produise sans que ce soit un miracle, par exemple. Donc, apprendre à dompter son esprit lorsqu’il est confronté à des probabilités, des statistiques, des choses qu’on utilise dans la vie de tous les jours; il ne s’agit pas d’être mathématicien soi-même, mais des probabilités, des statistiques, on en utilise tout le temps pour se déplacer dans la rue, pour aller à son travail, pour avoir des interactions avec les autres. En toute probabilité, je pense que la personne qui est devant va me tenir la porte, par exemple, mais parfois, ça n’arrive pas. Donc, en fait, nous avons des mécanismes spontanés; les petits enfants, par exemple, sont capables, dès l’âge de 24 mois, de faire des calculs bayésiens tout à fait robustes et de deviner la proportion de billes rouges ou blanches dans une urne, par exemple, qui est partiellement masquée, seulement sur la base des billes qui sortent de cette urne – c’est Stanislas Dehaene qui l’a montré, en France. Donc, la bonne nouvelle, c’est que nous avons des ressources. Maintenant, il faut la volonté politique de faire en sorte que le marché de l’information ne nous abandonne pas aux faces les plus obscures de notre cerveau, mais favorise les phases, les parties les plus stimulantes de notre humanité.

[Transition musicale]

14:33 Stéphanie Gaudet
Comment expliquez-vous l’importance des groupes complotistes ou des groupes très réactionnaires à l’égard des informations scientifiques, par exemple?

14:45 Gérald Bronner
Alors, c’est un phénomène très complexe que, par exemple, les théories du complot, et en effet, le profil souvent des complotistes, c’est plutôt une pensée réactionnaire, en tout cas d’extrême droite, c’est statistiquement ce qu’on voit le plus, même s’il y a une part de l’extrême gauche qui peut être impliquée ou de la radicalité religieuse. En fait, la radicalité en général est corrélée – ce sont des collègues hollandais qui l’ont montré depuis une dizaine d’années – elle est très fortement corrélée à la théorie complotiste. Quand vous êtes complotiste, vous êtes radical et quand vous êtes radical, vous avez plus de chance que d’autres d’être complotiste. Ce n’est pas un lien de causalité direct, mais c’est un lien statistique. Et il y a beaucoup de variables qui expliquent le fait qu’un individu peut basculer vers ce type de représentation. D’abord, disons-le, il ne s’agit pas de bêtise, d’intelligence ou quelque chose comme ça. C’est simplement une baisse de la vigilance épistémique et puis aussi l’envie de croire, ce qu’on appelle les « croyances motivées », et ces envies de croire, elles vont aussi dépendre beaucoup de votre situation économique et sociale. Lorsque vous avez l’impression, par exemple, que la mondialisation vous a dépouillé de vos droits, de votre possibilité d’agir, par exemple, politiquement dans votre environnement, lorsque vous avez l’impression d’être le perdant, par exemple, de ces phénomènes macroéconomiques importants, et bien, vous allez chercher des explications de substitution. Vous allez vivre une forme d’enragement et, en tout cas, de ressentiment, de frustration. C’était un politiste américain qui s’appelle Ted Gurr, qui, dans les années 60, a écrit un livre très important qui s’appelle « Why Men Rebel? », « Pourquoi les hommes se rebellent-ils? », et qui à la suite d’Alexis de Tocqueville, de Robert Davis ou même de l’analyse d’Émile Durkheim dans « Le Suicide », par exemple, le suicide anomique, toutes ces analyses sont fondées, en fait, sur la bombe à retardement que constitue la frustration relative, c’est-à-dire l’écart entre ce à quoi je pense avoir droit et ce que la vie apparemment m’a donné. Il y a deux empreintes subjectives. Donc soit, vous diminuez votre niveau de désir, ça, c’est ce que Durkheim proposait, il fallait que la société régule le désir pour qu’il n’y ait pas une trop grande désindexation; soit vous regardez de façon plus réaliste votre situation et vous dites « Finalement, je ne m’en suis pas si mal sorti ». Mais quand les deux s’écartent, c’est une bombe à retardement social qui peut s’incarner, bien, par des courants suicidogènes, pour parler comme Durkheim, ou par des mouvements de révolte, et aussi, la statistique contemporaine le montre, par l’endossement de théories d’enragement social, que sont les théories conspirationnistes, parce qu’elles nous donnent l’impression, ces théories, aussi, d’abord de soigner des blessures identitaires, elles servent aussi à ça, c’est-à-dire que j’ai l’impression d’être dans le groupe des perdants, même si ce n’est pas forcément le cas, et donc je cherche, par les théories du complot, une forme de vengeance symbolique. Certes, j’ai perdu, mais je suis dans le camp du bien; ceux qui ont gagné, c’est l’élite malveillante, et ils ont gagné en ne respectant pas les règles du jeu, donc je peux me venger d’eux. Et ça peut même aboutir à des formes de violences politiques, bien entendu, l’invasion du Capitole, par exemple, par des membres du mouvement QAnon, qui est éminemment conspirationniste, et le « Pizzagate » et des situations, ou Christchurch, le malheur de Christchurch, avec un individu qui tue des dizaines de musulmans, inspiré de la théorie du « grand remplacement », qui est une théorie, d’ailleurs, française, ce n’est pas très glorieux. Donc ce ne sont pas des croyances qui restent seulement dans le monde numérique, ce serait l’erreur de le croire, elles sont la plupart du temps confinées dans le monde numérique et ça n’aboutit à rien, mais parfois, quand elles surgissent, elles surgissent sous la forme souvent de violences politiques. Et il y a un très beau livre de Kenzo Nera que j’ai publié aux Presses Universitaires de France et que j’ai préfacé, qui porte précisément sur les rapports entre l’identité et les théories du complot. Vous voyez, il y a à la fois une baisse de la vigilance intellectuelle, des phénomènes de biais cognitifs, des phénomènes de croyances motivationnelles, des phénomènes identitaires, des phénomènes macroéconomiques, macrosociaux. Donc, loin de moi, l’idée de vouloir réduire ces phénomènes à une seule variable, même s’il est vrai qu’en tant que chercheur, je m’intéresse à certaines variables plutôt que d’autres, comme tous les chercheurs, ça ne veut pas dire que je réduis ces phénomènes à ces variables.

18:46 Stéphanie Gaudet
Et comment interprétez-vous le fait que ces théories du complot ont un aspect quand même souvent, pas toujours, mais souvent genré? C’est-à-dire que souvent, par exemple, quand on regarde chez les politiciens et les politiciennes, ce sont les femmes qui vont être victimes de ces mouvements sur les réseaux. Au Québec, par exemple, c’est démontré que les femmes qui se présentent en politique vont être beaucoup plus harcelées, beaucoup plus attaquées à travers les médias sociaux. Comment expliquez-vous ça?

19:17 Gérald Bronner
Alors, une des explications, j’avoue ne pas avoir travaillé spécifiquement là-dessus…

19:19 Stéphanie Gaudet
Oui c’est une question, euh [rire]…

19:22 Gérald Bronner
… mais pour le plaisir de la conversation…

19:22 Stéphanie Gaudet
… oui, oui, oui.

19:23 Gérald Bronner
… on a quand même des éléments, parce que c’est vrai que les théories, ce n’est pas vrai de toutes les croyances, il y a des croyances qui sont genrées aux féminins, par exemple les croyances dans les pseudomédecines ou l’astrologie, les femmes sont beaucoup plus nombreuses à croire à l’astrologie que les hommes, mais pour les théories du complot, c’est l’inverse. Donc en fait, il y a en effet peu d’analyses en termes de théories du genre sur les croyances, j’avoue que ça me paraît très passionnant comme approche, mais ça explique peut-être un des phénomènes que vous venez de mentionner. Comme les hommes représentent la plus grande cohorte des conspirationnistes, il faut bien voir aussi que parmi ces hommes, il y en a un certain nombre qui se sentent dépossédés, je vous l’ai dit, de leurs conditions, et en particulier de leurs conditions de masculinité. Et ils sont souvent enragés contre ce qu’ils croient être le féminisme qui les déposséderait de leur identité d’homme. Et on trouve parmi eux une partie de population qu’on appelle les « incels », par exemple, les célibataires involontaires, qui ont créé des tragédies, d’ailleurs, sur le territoire canadien, vous le savez. Et un des éléments très notables de l’état contemporain du monde, c’est quelque chose d’assez inédit dans la mesure des opinions, c’est qu’il y a un « gender gap ideology », c’est-à-dire une séparation depuis une trentaine d’années, vingtaine d’années même, c’est encore plus récent que ça, entre les représentations du monde, en moyenne, des femmes et des hommes; les femmes sont, disons, plutôt plus progressistes et les hommes plus conservateurs, dans les classes d’âge les plus jeunes, c’est-à-dire sur les 18-24 ans. Et ça, c’est tout à fait inédit parce qu’auparavant, globalement, c’est la classe d’âge qui était prédictive; les plus vieux étaient plus conservateurs, les plus jeunes plus progressistes, il y a des exceptions, bien sûr, à tout cela. Mais ce « gender gap ideology » concernant les plus jeunes, explique peut-être une partie de ce que vous mentionnez. C’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de jeunes hommes, des super-spreaders, encore une fois, sur les réseaux sociaux, qui sont enragés, qui ont l’impression qu’on leur a volé quelque chose et qui considèrent donc comme légitimes des punitions symboliques lorsqu’elles ne vont pas plus loin, c’est-à-dire des menaces de mort, des menaces de viol et toutes sortes de choses qu’on peut trouver, effectivement. Et ça, c’est vrai, bien, au Canada, à Québec, vous le dites, mais c’est vrai aussi en France, en fait, les femmes sont beaucoup plus harcelées sur les réseaux sociaux, elles subissent beaucoup plus de menaces et probablement pour les raisons qu’on vient d’évoquer.

21:41 Stéphanie Gaudet
Très intéressant. Effectivement, on le voit aussi dans les intentions de vote chez les jeunes, autant au Canada qu’en Europe, dans les derniers sondages, qu’il y a un très grand « gender gap » [rire] entre les jeunes hommes et les jeunes femmes.

21:56 Gérald Bronner
C’est vrai en Allemagne aussi. Et le pays où c’est le plus vrai, c’est en Corée du Sud. Et c’est là aussi où il y a le taux de natalité le plus faible. Je ne sais pas s’il y a un lien de causalité directe, méfions-nous de ne pas confondre corrélation et causalité. Mais c’est quand même très intéressant d’un point de vue sociologique.

22:10 Stéphanie Gaudet
Oui, tout à fait.

[Transition musicale]

22:20 Stéphanie Gaudet
Nous avons discuté finalement de plusieurs paradoxes. Est-ce qu’il y en a d’autres que tu aimerais évoquer?

22:28 Gérald Bronner
Bien, peut-être un paradoxe, en effet, argumentatif en quelque sorte. Parce qu’auparavant, les théories du complot qu’on a évoquées, ou même la théorie de l’antivaccination, elle se développait dans l’espace social par le média du bouche-à-oreille, en fait – c’est ce que Jean-Noël Kapferer explique dans son livre « Rumeurs » –, tout simplement parce qu’elles n’avaient pas accès à l’espace public, ces formes d’argumentation. Par exemple, nous, en France, je ne sais pas si ça vous dirait quelque chose, on croyait que, on croyait sans le croire vraiment, que la marque Marlboro, marque de cigarettes, était acoquinée avec le Ku Klux Klan. Ça, ça ne vous dit rien. Et alors, c’était quoi l’argument? C’était parce que si vous regardez le logo, ça fait trois « K » rouges en réalité, voyez, c’était le genre d’argument complètement loufoque. Et donc, c’est des choses qu’on se disait dans les cours d’école ou dans les cours de collège, mais vous voyez bien qu’avec un seul argument on n’y croyait pas vraiment, quoi, c’était des choses qu’on se racontait un peu comme des histoires drôles; on se disait « Ah, peut-être », mais voyez, ça ne suscitait pas une rage politique, on ne se disait pas « On va monter une association ou une ONG pour lutter contre l’influence du Ku Klux Klan ». C’était des choses qu’on appelle, avec mon collègue Laurent Cordonier, des « proto-croyances », c’est-à-dire des dispositions à croire, mais qui ne s’incarnent pas vraiment. Et l’existence de ces proto-croyances, on les voit dans les statistiques. Par exemple, c’est des gens qui déclarent qu’ils croient que la princesse Lady Diana, pour prendre cet exemple, a été assassinée par le gouvernement, et en même temps, quand on leur demande si elle est encore vivante, ils répondent oui. Ça peut sembler contradictoire. Alors, soit ils manquent de toute raison, mais c’est pas du tout notre interprétation, on pense que ce sont des gens tout à fait normaux intellectuellement, simplement, ce qu’ils veulent dire par là, c’est que ni l’un ni l’autre ne les surprendrait. Et donc, ce n’est pas une vraie croyance, c’est une disposition à croire. Ce qu’ils veulent dire par là, c’est qu’ils ne croient pas en la version officielle et qu’il y a donc une arborescence de possible, soit elle a été assassinée, soit elle est encore vivante, « Ouais, je crois aux deux. » Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas conscience que c’est contradictoire. Donc, pendant longtemps, toutes ces rumeurs existaient, et les premiers à avoir travaillé sur ces questions, de façon expérimentale, c’est Allport et Postman. Et ils procédaient comme ça : ils montraient un dessin assez complexe, à une personne, qui le décrivait à une deuxième personne qui n’avait pas vu le dessin et qui la décrivait à une troisième, etc. Et par le bouche-à-oreille, ils regardaient comment ces narrations se déformaient, et au bout de six ou sept intermédiaires, la narration n’avait plus grand-chose à voir avec l’origine, et elle conservait toujours les mêmes caractéristiques, c’était une simplification extrême et très stéréotypée du message, un peu comme les blagues. Les blagues ne peuvent compter que sur le bouche-à-oreille, généralement, pour se développer, elles sont très courtes, elles ont une fin spectaculaire qui permet de les mémoriser, elles sont fondées sur des stéréotypes : la blonde, le Belge en France ou le Français en Belgique [rire].

25:12 Stéphanie Gaudet
Au Canada, c’est le « Newfie » [rire].

25:14 Gérald Bronner
Exactement. Donc, je suppose qu’on a tous nos stéréotypes qui sont un peu honteux, mais qui peuvent nous faire rire malgré tout. Et donc, ces produits de la crédulité, à de rares exceptions près, se déplaçaient par le bouche-à-oreille. Ce qui fait que, d’abord, ils se déplaçaient lentement dans l’espace public; pour avoir une théorie du complot, il fallait à peu près un mois, bon, ce qui peut sembler court, mais ce qui est beaucoup plus considérable qu’aujourd’hui, puisqu’aujourd’hui, en une heure, il y a des théories du complot qui naissent à partir d’un fait d’actualité suffisamment important pour attirer l’attention. Et l’autre élément, c’est que contrairement à avant, ces produits de la crédulité ne sont pas du tout dépouillés argumentativement, parce qu’ils n’ont plus à compter sur les capacités de mémorisation humaine pour survivre sur le marché cognitif. Ils peuvent compter, par exemple, sur des techniques de copier-coller et surtout sur du travail en essaim, parce que ce sont des collectivités, les super-spreaders, qui sont intéressées. Donc, comme il y a de plus en plus d’informations disponibles, pour le moindre événement, vous allez avoir des photos, des vidéos, etc. Donc, autant de potentialité pour trouver des anomalies dans le réel. Et en scrutant les photos, tout à coup, vous allez vous dire « Ah, ce rétroviseur », par exemple, « il n’a pas la même couleur que sur cette autre photo ». C’est un des arguments qui avait été donné pour Charlie Hebdo, par exemple, donc, ça voulait dire que les tueurs avaient changé de voiture et donc, ils avaient une complicité auprès de la police, etc. En fait, non, le rétroviseur était chromé et selon la couleur du ciel, et bien, il apparaissait blanc ou noir. Oui, mais pour démystifier chacun de ces arguments, il faut beaucoup de temps. Et donc, le paradoxe, c’est qu’on a beaucoup plus d’arguments en faveur de la crédulité que par le passé. Par exemple, j’ai pu mesurer qu’au bout de quatre jours, pour Charlie Hebdo, il y avait plus de 100 arguments en faveur de la théorie du complot; c’est ce que j’appelle des « mille-feuilles argumentatifs ». Et vous voyez que ces arguments, ils peuvent être contradictoires les uns par rapport aux autres; c’est Lady Diana qui est morte ou qui était ou qui est encore vivante. Mais ce n’est pas très grave, les conspirationnistes s’en contrefichent parce qu’ils n’ont souvent pas de théorie constituée. Par contre, ils veulent attaquer les anomalies du réel et de la version qu’ils appellent « officielle », entre guillemets. En fait, ils veulent affaiblir les liens de confiance qu’il y a, qui sont si précieux, pour vivre en démocratie, nous avons besoin de la confiance. Donc, ces mille-feuilles argumentatifs, évidemment, ils donnent une performance beaucoup plus importante aux produits de la crédulité que par le passé, lorsque ceux-ci pouvaient survivre seulement par le bouche-à-oreille. Et en plus, il y a la fameuse loi de Brandolini, qui est une pseudo-loi, mais qui est assez descriptive et qui dit qu’en fait, il faut beaucoup plus de temps pour défaire une ânerie que pour l’émettre sur le marché cognitif. Parce qu’effectivement, l’argument des couleurs différentes sur le rétroviseur, bien il faut un peu se casser la tête pour comprendre pourquoi, parce qu’effectivement, au premier instant, voyez, il n’y a pas besoin d’être stupide, on se dit « C’est vrai que c’est troublant », et certains arguments sont un peu loufoques, mais l’accumulation de ces arguments, ou loufoques ou troublants, donne une impression de solidité. Je pense que les conditions de la concurrence entre la production de la science, de la connaissance, et les productions, on va dire de la crédulité entendue comme baisse de la vigilance intellectuelle, je redis, c’est pas, dans mon esprit, c’est pas de la bêtise ou de la méchanceté ou, etc., c’est simplement, nous sommes dans des conditions psychologiques, sociales, économiques qui vont favoriser statistiquement la baisse de notre vigilance intellectuelle et ça peut nous arriver à tous. Selon que vous êtes de droite, de gauche, d’extrême droite, d’extrême gauche, vous avez envie de croire à telle version de tel fait divers, sachant que tout fait social est souvent un polyèdre, vous trouverez toujours une facette qui va dans le sens de vos compulsions. Et s’il y a bien quelque chose qui a rendu plus facile la disponibilité de l’information, c’est le biais de confirmation. Plus vous avez d’informations disponibles dans un espace social, plus la probabilité que vous en trouviez au moins une qui va dans le sens de vos croyances est importante, et c’est exactement celle-là que vous allez chercher.

[Musique de fond]

28:56 Stéphanie Gaudet
Gérard Bronner, merci beaucoup. C’était un plaisir de discuter avec vous.

29:01 Gérald Bronner
Plaisir partagé.

29:02 Stéphanie Gaudet
Merci.

29:02 Gérald Bronner
Merci.